12. Apprendre à aimer

Notes de l’auteur : Décembre 1940

Mon premier réflexe a été de lui fermer la porte au nez. Non, ça a été mon second réflexe ça. Mon premier a été de le gifler. Je ne sais pas pourquoi. Je ne saurais l'expliquer, mais d'une certaine façon ma main a rencontré son visage. Il n'a pas bronché. Il n'a même pas arqué un sourcil.

Rien.

Il s'est contenté de me laisser faire. Du haut de sa béquille, il s'est contenté de me laisser faire.
Il n'a rien dit. Pas un mot. Pas un semblant de son, rien. Il s'est contenté d'attendre que j'ouvre une nouvelle fois la porte. J'ai ouvert cette porte comme on déchire un papier cadeau : avec hâte, précipitation, empressement. Parce qu'au fond, je n'y croyais pas. Je l'avais tellement vu dans mes rêves et dans mes cauchemars que je pensais l'avoir visualisé, là, sur le pas de ma porte.

Mais ce n'était pas le cas. 
Parce que Thomas était bien là. 
Thomas était là, devant moi.

— Thomas

C'est le seul mot que j'ai réussi à dire. Le seul mot sur tous ceux que je me suis imaginé lui dire, le jour où je le reverrais. Les insultes que j'avais à lui cracher au visage, les coups que j'aurais aimé lui donner. Je me suis imaginé lui dire tellement de choses, mais tellement de choses qu'à l'instant où il s'est trouvé face à moi, je me suis retrouvée muette. J'ai oublié, effacé, abandonné.   

Thomas était là comme les si nombreuses fois où je l'ai prié.

Le cœur serré, les larmes aux yeux, la gorge nouée, il ne m'a fallu qu'un instant pour me rapprocher de lui. Lui sauter au cou. Perdant tous deux l'équilibre, nous écrasant mollement dans la neige accumulée devant la maison.

— Où tu étais ?

Oui... Où étais-tu ? Comment as-tu fait pour survivre ? Comment as-tu fait pour revenir ici ? Pour revenir jusqu'à moi ? Comment te sens-tu ? Ô, Thomas, si tu savais toutes les questions que j'ai à te poser, toutes ces questions qui me trottent dans la tête depuis tant de temps maintenant. Toutes ces questions auxquelles toi seul as les réponses.

Si tu savais...

— Thomas ?

La voix d'Antoine, dans toute sa surprise, s'élève dans la cour. On se relève tous les deux pour lui faire face. Moi, abordant ce sourire d'enfant, celui qui vous monte jusqu'aux oreilles. Celui que vous ne pouvez ni dissimuler ni cacher. Celui qui s'affiche quand vous êtes simplement heureux. 

— Comment... Je croyais que... enfin on croyait tous que tu étais... ?
— Mort ? Tu peux le dire, je ne vais pas m'en offusquer. Je comprendrais même. Et je dois dire que je me suis senti mort pendant un moment. Mais il faut croire que j'ai eu de la chance sur ce coup-là.
— De la chance ? Mon gars, t'es un véritable miraculé, oui ! Si tu savais comme ça me fait plaisir de te voir ! Entre donc ! Ne restons pas dehors, il fait un froid de canard !

Ils me laissent tous deux passer la première. Le repas chez Pierre et Laura a dû être abrégé pour je ne sais quelle raison pour qu'Antoine soit déjà de retour.

On s'installe tous les trois à la cuisine tandis qu'Antoine harcèle Thomas de questions en tous genres. Questions que je comptais bien poser à mon tour, mais cela m'arrange si elles ne viennent pas de moi.

Alors je bois. Je bois chaque mot, chaque phrase, chacune de ses paroles. J'écoute ce qui s'est passé. J'essaye de comprendre. Le tir dans l'aile de l'avion, la chute, le parachute. J'entends quand il parle de sapin et d'avoir eu de la chance d'être tombé en Belgique. Thomas était vivant. Tout ce temps.

— T'as vraiment toujours cette étoile au-dessus de la tête, toi ! 
— Ahaha ! On peut dire ça, oui. Et tous les deux du coup... vous ?

À cette phrase, Antoine ne peut s'empêcher, à son tour, d'aborder un léger sourire. Un sourire coquin. Je n'aime pas ça. Je n'aime pas ce qu'il pense ni même ce qui lui traverse l'esprit à cet instant.

Je n'aime pas ça, car ce n'est pas la réalité. La réalité est plus difficile, plus complexe. Plus perverse.

— Élise et moi, on se contente de survivre. Tu sais comment ça peut être avec les temps qui courent, non ?
— On est amis !

Ils se sont retournés vers moi, tous les deux, surpris. Moi-même, je me suis étonnée. Cette phrase est sortie tellement rapidement que l'on aurait dit qu'il était question de vie ou de mort si je ne venais pas à dire réellement les choses. Je ne voulais pas mentir à Thomas et je ne voulais pas qu'Antoine continue de fomenter de faux espoirs sur un possible « nous ». Cela fait tellement longtemps qu'il espère maintenant, qu'il est grand temps de crever l'abcès. Si je le fais, c'est pour lui.

Non. Si je le fais, c'est pour moi. Pour moi uniquement. Pour montrer à Thomas que depuis ce temps, il n'y a que lui que j'attends.

D'un accord commun, ils décidèrent que pour cette nuit, Thomas prendrait la chambre avec moi, et Antoine, lui, dormirait sur le sofa dans le salon. Je le remercie pour son geste. Il sait que ça compte pour moi. Plus que tout.

Allongée dans le lit, dos à Thomas, plongée dans le noir, je pouvais presque l'entendre respirer. Je pouvais entendre les battements de son cœur. Je pouvais sentir sa chaleur tout près de moi.

Thomas était bel et bien là. Dans mon lit.

— Élise ?

À la faible intonation de sa voix, je devine qu'il a quelque chose à me dire. Petits, on était pareils. On appelait l'autre, dans la nuit, uniquement pour lui demander quelque chose.

— Qu'y a-t-il ?

Je sens les ressorts du matelas, Thomas bouge, Thomas se retourne alors instinctivement, j'en fais de même. Il fait nuit noire, mais je suis presque certaine, à son souffle sur le bout de mon nez, que le visage de Thomas est tout près.

— Est-ce que tu l'aimes, lui aussi ? Je veux dire... Antoine ? Tu sais, tu peux me le dire, je ne t'en voudrai pas. Je comprendrai même. Oui... Je comprendrai. Ça me ferait mal, mais je comprendrai. Tu sais, Élise, ces deux mois loin de toi, loin de tout ça, loin de ta voix à travers tes mots, ça m'a fait réaliser que la vie sans toi... Elle ne vaut pas le coup d'être vécue. Mais je sais qu'en ces temps, je n'ai pas le droit d'être égoïste et de te garder uniquement pour moi. Toi aussi, tu as le droit d'être libre.

« Libre ». Le suis-je ? Je crois bien. Aimer Thomas n'est pas une punition. Ce n'est pas un fardeau. Aimer Thomas c'est un cadeau.

Aimer tout simplement est un pur bonheur. Ressentir ce que l'on ressent, il n'y a pas de mots pour le décrire, pour le dépeindre. C'est tout bêtement magique.

— Je te l'ai dit, non ? Je t'aime, un point c'est tout. Toi, pas un autre. On ne choisit pas quand cela nous tombe dessus. N'est-ce pas pour cela que l'on dit « tomber amoureux » ? Parce que c'est une chute. Mais elle ne fait pas mal. Elle arrive justement soudainement dans le parcours qu'est notre vie. Je suis tombée amoureuse de toi pour bien des raisons, Thomas, et ça sera toi jusqu'à la fin. Crash d'avion ou pas. Guerre ou pas. Ce sera toujours toi. Je ne changerai pas. Je ne commande pas à mon cœur, crois-moi.

Sur l'instant, je l'ai entendu pouffer de rire. Thomas riait. Le rire de Thomas m'avait manqué. 
Le rire de Thomas m'avait appris à rêver. 

À aimer.

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RoseRose
Posté le 13/08/2020
Je trouve qu'Elise est gonflée de gifler Thomas, mais bon... Sinon, j'aime beaucoup cette histoire, elle est bien émouvante. Je ne suis pas sûre mais je pense que Thomas va repartir à la guerre et mourir, vu le titre...
En tout cas, bravo !
ManonSeguin
Posté le 14/08/2020
Elle est loin d'être facile à vivre, en sachant que ce n'est pas facile pour elle non plus :) Et je ne peux rien dire sur le sort de Thomas, je laisse le suspense perdurer ! Il a des choses à faire tout au long de cette histoire !

Mais merci en tout cas de prendre le temps de lire cette histoire et de l'apprécier, ça me touche énormément <3 Et j'espère de tout coeur que la suite te plaira tout autant !
RoseRose
Posté le 14/08/2020
De rien
MissRedInHell
Posté le 13/08/2020
Omg ! Thomas n'est pas mort !!!!
Je m'en doutais un peu au chapitre précédent, mais je ne voulais pas y croire.

Du coup, j'ai tellement de questions par rapport à son retour et j'ai hâte d'avoir les réponses dans la suite. c:

En plus, c'étaient des retrouvailles si douces. J'aime beaucoup ce petit moment plutôt fluff alors que les derniers chapitres étaient plutôt durs et que le contexte l'est de manière générale. Bref, ça fait du bien un peu de douceur comme ça. :3
ManonSeguin
Posté le 13/08/2020
:D La team fluff a encore fait parler d'elle ! Mais oui, je gardais ce moment caché pendant un petit moment. Thomas et Elise ont encore de nombreuses choses à se dire et... à vivre ;) !
MissRedInHell
Posté le 13/08/2020
En effet !! :D

Hâte hâte de lire tout ça :D
Zoju
Posté le 06/08/2020
Salut ! C'est donc bien Thomas qui est revenu et il est bel et bien vivant. On est vraiment heureux pour Elise. J'ai bien aimé la manière dont tu as décrit leur retrouvaille sur le pas de la porte. Je me demande bien pourquoi on ne lui a pas envoyé une lettre pour lui apprendre la nouvelle. En tout cas, c'est bien qu'elle ait tout de suite mis les choses au clair avec Antoine, cela aurait compliqué à gérer après. Néanmoins la guerre n'est pas encore fini. Juste une question, Elise et Antoine sont toujours dans le sud (Ils sont en zone libre ?) Je me demande bien comment Thomas a fait pour rejoindre Elise. Quoi qu'il en soit, c'est un chapitre qui fait plaisir à lire. Hâte de connaitre la suite ! :-)
ManonSeguin
Posté le 07/08/2020
Hey oui c'était bel et bien lui ! En fait si Elise n'a pas été prévenu plus tôt, c'est tout simplement parce qu'après avoir retrouvé Thomas, ce dernier est immédiatement partis pour la voir (en passant par des moyens clandestins) et donc il est forcément arrivé le premier comparé à la lettre :)

Mais oui la guerre n'est pas finie et je dirais même que les choses ne vont que se compliquer à partir de maintenant.
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