12- La Vaste Ecole

Par Dédé

Les jours défilent à grande vitesse tant je commence à me familiariser avec la vie du côté de la Vaste Majuscule.

Tout à l’heure, pendant l’observation matinale du portrait de mon père à l’entrée de l’auberge, Madame Germaine m’a proposé de rencontrer les géantes dans le courant de l’après-midi. J’en suis toute excitée. Il faut dire que je suis très curieuse. Je n’en ai rencontrée aucune depuis mon arrivée.

Avant d’aller les voir, j’ai demandé s’il est possible de visiter la Vaste École.

Depuis quelques jours, ce bâtiment m’intrigue. L’éducation scolaire me tient particulièrement à cœur. Retrouver toutes ces sensations qui me manquent : l’odeur des manuels, les tableaux remplis de mots à copier et à apprendre, le vacarme des récitations, les encouragements de Madame Poèse.

Les élèves de cette Vaste École… J’ignore quelle taille ils font. De ce que j’en ai entendu, ce sont des petits géants. Je n’ai aucune idée de ce que cela veut dire. Avec un peu de chance, ces fameux petits géants feront ma taille, à un ou deux mètres près.

J’ai espoir d’éviter d’autres séismes, en étant en compagnie d’enfants géants. C’est bien pour cela que ces derniers jours, je me suis enfermée à l’auberge. J’en ai eu assez de tester mon sens de l’équilibre en dégustant de la poussière.

La compagnie de Madame Germaine est également fort agréable. Nous nous échangeons des petites histoires pendant que je l’aide à l’entretien et à la propreté de son établissement. Comprenant rapidement que je ne suis pas une habituée du ménage, la gérante m’a montré comment dépoussiérer les meubles et plier des draps.

— Je viens de la Ville Vocalique, m’apprend Madame Germaine alors que nous plions ensemble un énième drap.

Je ne suis pas étonnée. Cette femme a une voix à la fois douce et mélodieuse. Elle est capable de faire voyager les gens dans des univers poétiques rien que par son intonation chantante.

— Les Vocalistes, les habitants de la Ville Vocalique, aimaient beaucoup ma voix. Elles les transportait.

Son visage s’assombrit soudain :

— Puis… Puis, ils ont eu peur de vraiment s’envoler à chacune de mes chansons. Si peur qu’ils sont allés jusqu’à incendier la Germaine Chantante, l’auberge que je tenais là-bas, pour me faire quitter la ville…

Une larme coule sur sa joue :

— Le soir de l’incendie, j’ai pris deux grandes décisions…

Sa voix bascule dans les graves tandis qu’elle s’empare d’un nouveau drap.

— Quitter la ville au plus vite…

Elle me tend une partie du drap pour que je l’aide à le plier, avant de finir sa phrase :

— … et ne plus jamais chanter.

— Quelle tristesse, Madame Germaine… Quelle tristesse d’en arriver à pareilles décisions… J’en suis désolée pour vous…

Le hasard l’a menée jusqu’à la Vaste Majuscule. Les géants lui ont réservé l’accueil le plus chaleureux qui soit. Madame Germaine m’explique qu’ils ont essayé de libérer sa voix chantante.

— Je me refuse toujours à dévoiler mon intonation chantante. J’ai mis des semaines à parler à nouveau, mademoiselle Véra. Je m’entraînais, seule, dans ma chambre à parler sans chanter.

— Pourtant, les Majusculistes ont l’air si différents des Vocalistes que vous avez côtoyés…

J’ai remarqué à plusieurs reprises la gentillesse des géants. Je me suis voulue rassurante. Mais, mon amie semble déterminée.

— Dans mon esprit, c’est ma voix qui a provoqué l’incendie de mon auberge. Cela va sans doute à l’encontre de toute logique mais c’est ainsi… Je ne peux pas prendre le risque de tout perdre à nouveau. Je tiens à cette auberge, à la place que j’occupe dans cette ville. J’y tiens comme à la prunelle de mes globes oculaires.

Cela me fait penser à ma mère. Elle pense que c’est le fait de quitter Bescherelle-sur-Mer qui a tué mon père. Elle m’a interdit de voyager, sans doute guidée par la peur de provoquer un nouveau drame insurmontable.

Pendant un court instant, grâce au discours de mon amie, j’arrive à comprendre comment ma mère peut raisonner. Madame Germaine et elle ont la même force dans le regard. Je ne l’avais jamais remarqué avant. Cette force infaillible que rien ni personne ne peut rompre.

Il est onze heures. Nous avons égaré le fil du temps en discutant. C’est la Vaste Pendule de l’auberge qui nous rappelle notre rendez-vous à la Vaste École. Cette pendule ressemble à n’importe quelle autre, si ce n’est qu’une figurine représentant un géant en sort en grognant à chaque heure entière. Onze grognements pour onze heures.

— Votre ami Xander ne veut pas venir avec nous ? me demande la gérante.

— Il m’a dit qu’il avait d’autres affaires plus urgentes à régler. Des ingrédients à récupérer ou une dégustation de whisky fumant. Si ce n’est les deux. Il dirait lui-même que l’un n’empêche pas l’autre…

— Il faudrait que je goûte à ses fameux cookies à l’occasion. Il en parle avec si grande fierté ! Surtout s’ils sont aussi bons que ce que vous dites, très chère. Mais, pour l’heure, nous sommes attendues…

C’est alors que nous quittons l’auberge toutes les deux, en direction de la Vaste École. Madame Germaine raffole de ces moments avec les enfants. Elle est très admirée là-bas.

— Quand je m’en vais, à chaque fois, je leur chante un petit air. Je ne sais pas qui des plus petits ou des plus grands en sont les plus ravis.

— Mais… Qu’en est-il de votre décision de ne plus jamais chanter ?

Tandis que nous continuons notre marche, une lueur d’espoir anime mon regard. Je suis soulagée d’apprendre qu’elle s’autorise à rompre la promesse qu’elle s’est faite. C’est si triste de priver un monde d’une belle voix.

— Je leur chante avec ma voix parlée. Comme je vous l’ai dit, mademoiselle Véra, je n’userai plus jamais de ma voix chantée. Plus jamais.

Mon regard s’assombrit aussi vite qu’il s’est illuminé. Pour nous changer les idées, mon amie évoque les lectures qu’elle anime auprès des petits géants.

— Une fois, je me suis même proposée de faire la classe. Ils sont a-do-ra-bles, ces enfants, vous verrez.

À la façon dont elle parle d’eux, je sens bien que Madame Germaine est attachée à eux.

Avec son tailleurs gris clair qui lui donne un air extrêmement sérieux, personne ne peut deviner ce côté doux qui fait toute sa personnalité. Ce tailleur, il faut dire qu’il inspire le respect, l’admiration. Je fais pâle figure à côté. Je regrette un peu de m’être vêtue d’une robe violette à pois orange.

— Ma robe… Ma robe… Je dois me changer, faire demi-tour… Je n’ai pas de tailleurs… Je ne m’habille qu’avec des robes à pois… Les enfants… les enseigneuses… Que vont-elles dire ? Que vont-ils dire ? Ils vont mal le prendre, non ?

— Ils vont penser que vous êtes pleine de vie avec un tempérament haut en couleur ? s’amuse Madame Germaine. Ils ne seraient pas si loin de la vérité.

— Je ne vais pas provoquer un scandale comme avec la robe de chambre ?

— En aucune façon que ce soit.

Elle plonge son regard dans le mien avant de poursuivre :

— Ils vont être ravis de vous voir, j’en suis sûre. Nul besoin de changer de tenue. Vous êtes très bien comme vous êtes. Continuons notre route.

Je peine à dissimuler mon émotion lorsque j’aperçois à quelques mètres, une géante, les bras chargés de victuailles. Il y a de quoi nourrir tout un régiment pour une année entière.

Alors qu’elle s’approche de nous tout en allant dans une direction différente de la nôtre, elle ralentit sa cadence afin de ne provoquer que de minuscules secousses à peine perceptibles. C’est la première fois que quelqu’un ralentit sa marche pour m’éviter de perdre l’équilibre. J’en suis d’autant plus touchée.

Tout compte fait, la Vaste École n’est pas si loin.

J’ai rapidement confirmation que les petits géants ont la même taille que moi. Certains sont peut-être plus grands. Ils me dépassent sans doute d’une tête, pas plus. Sans trop nous approcher de la terre tremblante pleine de fissures, nous apercevons les élèves jouer dans la cour de récréation avec d’énormes billes devant peser au moins une dizaine de kilogrammes.

— Les majusculistes ont une grande poussée de croissance à l’approche de l’âge adulte. Mieux vaut ne pas avoir le vertige et ne pas être trop sujet aux nausées…

Je reste sans voix, essayant d’imaginer la fameuse poussée de croissance.

— Grandir de plusieurs mètres en une nuit, ce n’est pas rien, mademoiselle Véra. Enfin, j’imagine… Je n’en ai jamais fait l’expérience. Mais, je sais que certains en restent alités pendant des semaines…

— Pourquoi ne grandissent-ils pas progressivement ? Enfin, je veux dire… Pourquoi tout d’un coup, comme ça ?

J’imagine le trouble, le choc et la douleur que ce doit être de se réveiller soudainement avec une dizaine de mètres au bout des pieds.

— Ma très chère Véra, je crois que personne n’a la réponse à cette question. Les mystères de la science majusculiste…

Madame Germaine se redresse avant de continuer son récit :

— Un jour, on m’a raconté que de vieux ancêtres y voyaient là une sorte de malédiction. Puisqu’ils sont dotés d’une taille extraordinaire qui leur procure bon nombre d’avantages dans la vie quotidienne, ils ont en contrepartie ce… ce petit imprévu qui les fait souffrir plus ou moins pendant quelques jours, voire quelques semaines.

— C’est un peu triste...

— Les géants sont plutôt philosophes en voyant cela comme un mauvais moment à passer. Un instant de souffrance pour une vie entière d’immense bonheur. Immense. C’est le cas de le dire…

Après une minute de silence face à la bâtisse scolaire, à fixer les élèves jouer avec leurs billes, nous pénétrons à l’intérieur.

Je suis mon amie qui avance d’un pas assuré. Elle connaît si bien les lieux.

Tout en marchant, elle me montre la grande statue au milieu de la cour de récréation qui représente les trois membres du Vaste Conseil les uns à côté des autres. Rapidement, je repère Ornikar grâce à l’inscription indiquant son nom. Bien évidemment, la statue n’est pas en taille réelle. Autrement, elle occuperait tout l’espace de la cour. En plus de cette œuvre d’art, s’y trouvent aussi plusieurs coins fleuris autour desquels gravitent de géants papillons.

Avant d’emprunter une grande porte en bois, nous croisons la route d’une jeune femme, d’un mètre de plus que nous, qui s’avère être une des enseigneuses de l’établissement. Elle nous salue chaleureusement avant de nous mener jusqu’à la classe.

— Nous vous attendions. Bienvenue, mesdames !

Je me sens bête... J’ignorais que j’étais personnellement attendue par ces enfants. Que j’étais attendue à ce point-là, avec une impatience aussi vive. Intimidée, je ne peux m’empêcher de rougir. En baissant la tête, l’enseigneuse le remarque :

— Ces enfants sont adorables. Vous n’avez rien à craindre.

À vrai dire, je n’ai pas peur d’eux. J’ai peur de moi. De l’impression que je peux leur faire. De les décevoir. Qu’ils se moquent de moi. Il faut dire que je n’ai rien à voir avec les autres habitants de cette ville.

— Nous avons tellement de chance de vous recevoir, mademoiselle… euh…

— Véra. Mademoiselle Véra.

— Nous avons beaucoup de chance de vous recevoir aujourd’hui, mademoiselle Véra.

Je m’efforce de lever légèrement la tête quand l’enseigneuse s’adresse à moi.

— Dans quelques instants, nous retrouverons les membres du Vaste Conseil pour une petite excursion en ville.

Je manque de perdre mon équilibre.

Je lutte pour ne pas rougir car une foule d’élèves va avoir les yeux rivés sur moi. La perspective de rencontrer Ornikar me plonge dans un état de panique.

— Quels membres aurons-nous l’honneur de rencontrer en cette belle journée ? demande Madame Germaine.

— Monsieur Manouk, répond l’institutrice. Monsieur Skoras n’a pas donné de réponse définitive. Ce sera la surprise…

Aucune mention d'Ornikar.

Étrangement, j’ignore si je ressens du soulagement ou de la déception. Peut-être un mélange des deux. Est-ce que je me sens coupable d’être soulagée ? Sans doute. Après tout, cet homme ne m’a rien fait et je le repousse sous prétexte qu’il est bien plus grand que moi. Quelque part, c’est un peu injuste.

— Excusez-moi… J'oubliais... Monsieur Ornikar sera également parmi nous. Il s’est manifesté à la dernière minute ce matin. Il s’est proposé pour nous faire visiter lui-même le Tribunal de Vaste Instance. Les élèves ont vraiment hâte de découvrir l’intérieur du bâtiment.

L’enseigneuse marque une pause.

— Vous pouvez nous accompagner, si vous le souhaitez, mesdames.

Mon cœur manque un battement, ou deux.

— Nous manquons d’accompagnateurs et d’accompagnatrices. Avec les tremblements de terre que cette sortie va provoquer, plus nous serons d’adultes pour protéger ces enfants, mieux ce sera.

Je reconnais là ma chance légendaire. Mais, réflexion faite, je me sens moins anxieuse à l’idée de côtoyer Ornikar.

Madame Germaine semble avoir compris ce qui se trame dans mon esprit. Elle me donne une tape amicale sur l’épaule et elle m’offre son regard le plus compatissant.

Je lui fais signe que j’accepte cette sortie. Ce sera l’occasion d’apprendre à le connaître, sans aucun préjugé. Et, même si c’est un grand défi pour moi, je dois me livrer à ce potentiel prétendant. C’est la seule manière de vérifier la prédiction de Madame Brillance.

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Raza
Posté le 15/11/2024
Ahlala, ces personnages traumatisés qui se racontent une fausse histoire(enfin on imagine) pour tenir mentalement !
J'ai aimé toute cette appréhension avant d'aller à l'école, tout en étant curieuse d'y aller quand même. Il n'y a qu'une seule chose qui m'a perturbé, c'est l'ellipse du départ. Je pense que c'est étrange, parce qu'on est sur quelque chose de pas complètement résolu au chapitre d'avant. Ornikar était-il parmi les géants endormis ? A priori non mais il me semble manquer quelque chose. Véra sortait aussi de l'auberge pour le trouver. Qu'a-t-elle fait depuis ? On ne parle pas assez tôt d'Ornikar dans ce chapitre, on a presque l'impression que Véra a abandonné sa quête. Un simple "Bien que je connaissais l'emploi d'Ornikar, il m'avait été impossible de le croiser. Comme toute personne importante, il était introuvable par hasard" (bon c'est toi qui écrira hein mais c'est juste une idée de solution rapide pour te donner mon sentiment). Et puis comme ça quand elle apprend qu'elle va le croiser, tout est plus clair <3
Sinon j'ai noté ça aussi :
"Madame Germaine raffole de ces moments avec les enfants. Elle est très admirée là-bas." → comment Véra peut-elle savoir ça, elle n’est jamais allée à la Vaste Ecole, non ?
"Les mystères de la science majusculiste" → la biologie plutôt que la science, non ?
Plus on avance plus j'espère que c'est pas le bon Ornikar, parce que j'ai envie de lire plus de ton univers, et si ça finit trop vite; aïe, aïe aïe ! Qu'est-ce que je vais faire ? Demander une suite ? Un préquel ? (les aventures du père de Véra?)
Dédé
Posté le 15/11/2024
Oui, le début du chapitre, j'avoue que je me suis un peu perdu à la relecture dessus. J'ai voulu laisser tel quel pour avoir un avis extérieur dessus. J'avoue que pour Ornikar, on ne sait pas car Véra ne sait pas à quoi il ressemble. Elle découvre son apparence qu'en statue à la Vaste Ecole (si j'ai bien révisé mon histoire xD).

J'aime ta suggestion : "Bien que je connaissais l'emploi d'Ornikar, il m'avait été impossible de le croiser. Comme toute personne importante, il était introuvable par hasard"

Pour Madame Germaine, c'est peut-être pas clair que ce sont ses propos rapportés. Pour la biologie, tu as raison !

Je mets dix ans à rendre cette histoire à peu près potable... Tu veux vraiment me lancer sur une suite, un prequel ou autre ? :D A une époque, ça me tentait de faire l'histoire de Xander, des parents de Véra, d'autres personnages rencontrés dans ce roman. Mais, projet trop ambitieux et je ne peux pas me lancer là-dedans et y passer ma vie. Je ne pense pas... On ne sait jamais... Mais là de suite, ça fait très peur !
Raza
Posté le 15/11/2024
Chaque chose en son temps, tu es bien pour lancé, là <3 c'était juste que je mendisaisbqu'une fin trop rapide serait dommage!
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