D’un geste de la main, Xander m’invite à le suivre à l’extérieur de la Vaste Taverne. Il coince sa fameuse flûte sous le bras avant de soupirer.
Nous nous frayons un chemin parmi les clients, puis nous marchons d’un pas pressé jusqu’à arriver aux pieds d’un géant.
Quand je vois sa corpulence, je me dis qu’avec l’Ornikar du Vaste Conseil, je vais avoir un problème de taille mais aussi un problème de poids. Je suis un grain de poussière découpé mille fois à la hache, à côté d’eux. Ils doivent peser pas moins d’une tonne.
Je tente de les réveiller simplement :
— Réveillez-vous, monsieur ! Réveillez-vous ! Debout !
Le géant reste parfaitement immobile.
— Si je me souviens bien, pour réveiller un géant, il faut lui chatouiller l’aisselle gauche et tapoter sur le bout du nez la flûte responsable de son endormissement, explique Xander en fouillant dans ses souvenirs lointains.
— Et moi qui pensais qu’il suffisait simplement de le faire éternuer en lui faisant renifler un peu de poivre…
Ma râlerie semble illuminer le visage de mon compagnon de route.
— Tu as raison ! Je suis bête… Avant toute chose, il faut le faire éternuer.
En repensant à toutes ces étapes, je me demande comment il va faire pour faire éternuer le géant, lui chatouiller l’aisselle et lui taper une flûte sur le nez.
— Véra, tu vas devoir m’aider à le réveiller, annonce Xander.
Trois papillons, des mégères géantes, s’approchent de moi, comme pour me donner du courage.
C’est à moi de m’approcher du nez du géant. Je dois le faire éternuer. Je n’ai aucune idée de comment je vais m’y prendre. J’ignore comment provoquer un éternuement.
— Oh ! Véra ! Excuse-moi… J’avais oublié…
Mon ancien patron extirpe d’une de ses poches un minuscule sac en plastique contenant une poudre que je n’ai jamais vue de ma vie. Ce n’est pas assez blanc pour être du sucre ou de la farine. La couleur ne me fait pas penser à une épice non plus.
— Qu’est-ce que c’est ? dis-je, piquée par la curiosité.
— Une Poudre Grammaticale.
— Une… quoi ?
— Une Poudre Grammaticale, répète-t-il. C’est pas dangereux normalement. Si elle est mal dosée, par contre… Danger et mort assurés. Quand la quantité est respectée, cette poudre provoque quelques effets secondaires dont l’éternuement, m’explique-t-il d’un ton très sérieux.
Cette histoire de dose m’effraie. Comment savoir quel est le bon dosage ? La dernière chose que je veux, c’est tuer les géants de la Vaste Majuscule. Je vais devoir leur faire inhaler cette Poudre Grammaticale avec grande minutie.
— D’où vient-elle, cette poudre ?
— La Poudre Grammaticale ? On en trouve chez tous les Poudreurs Grammaticaux du coin. Les ingrédients sont assez inoffensifs : un peu de poivre, une demi-pincée de tue-mouche me semble-t-il, deux cuillères d’orties sucrées, ainsi qu’une grosse dose de miel d’araignée. Pour chasser les voleurs du magasin de cookies, c’est très pratique.
Je m’estime chanceuse de ne pas avoir respiré cette poudre lorsque je mangeais ses cookies en cachette, à l’époque où j’étais son employée.
— Du miel d’araignée ? Les araignées font du miel ? Vraiment ?
— Oui. Contrairement aux idées reçues, le miel d’araignée, c’est pas si répugnant. C’est pas comme de la cire auriculaire. Il paraît que c’est très goûteux. Il faut avoir l’esprit ouvert, c’est tout.
Je suis stupéfaite. Je découvre un tout nouveau monde : les géants, la Poudre Grammaticale, le miel d’araignée. Il n’y a rien de cela à Bescherelle-sur-Mer.
— En fait, quand les araignées cumulent plusieurs nuits d’insomnie, elles sécrètent un petit liquide qui ressemble fortement à du miel. C’est ce liquide qui a des vertus éternuantes. Le reste des ingrédients, c’est uniquement de la poudre aux yeux. Sans mauvais jeux de mots.
Ces explications me paraissent farfelues. J’acquiesce tout de même, pressée de réveiller les géants.
Je m’empare du sac plastique pour déverser un peu de Poudre Grammaticale au creux de ma main. En très petite quantité pour ne pas tuer le géant, ni même me tuer. Après tout, j’ignore ce qui peut se produire si je respire la poudre de trop près.
Malgré le danger, je dois agir. Il n’y a aucune autre solution. Les géants doivent se réveiller. Je dois m’entretenir avec Ornikar.
Je n’ose même pas envisager que cet Ornikar corresponde à celui de la prédiction de Madame Brillance. Il nous est impossible de vivre en couple dans la joie et le bonheur jusqu’à la fin des temps. Nos trop nombreuses différences risquent de poser problème. Je pense qu’il peut très facilement me soulever d’une seule main. Un doigt peut même suffire, comme si j’étais une vulgaire feuille de papier.
Aussi, l’aspect des géants me fait peur. La plupart ont une barbe hirsute qui prend énormément de place sur le visage. Il est difficile de deviner leur âge. Sa bouche est si grande qu’il risque de me dévorer, un jour, par accident. Comment vivre une belle histoire d’amour avec un homme qui peut me dévorer ou m’écraser à tout moment ?
Si je veux le réveiller, c’est surtout dans l’espoir d’obtenir une nouvelle piste et poursuivre mes recherches. S’il n’a pas de révélations à me faire, alors il sera déjà temps de rentrer à Bescherelle-sur-Mer et d’accepter ma vie éternelle de célibataire dans la demeure familiale, avec ma mère.
Il faut que j’arrête de rêver. L’heure est à l’action.
Je m’apprête à insérer d’infimes doses de la Poudre Grammaticale dans les deux narines du géant. Chaque orifice doit contenir l’exacte même quantité de poudre.
Je n’ai pas le droit à l’erreur.
— Dépose la poudre. Allez ! Vas-y ! me somme Xander, impatient.
— J’ai quand même peur de le tuer, ce pauvre homme...
S’il arrive un drame, j’en serai la seule responsable. Cette pression sur les épaules me serre l’estomac.
Je dépose la poudre dans chaque narine, la peur au ventre.
Le géant commence à gigoter. J’accours auprès de son aisselle gauche pendant que Xander tapote sa flûte sur le nez de l’endormi. Ne pouvant pas être aux aisselles et aux narines en même temps, c’est à lui de s’occuper du tapotement.
— Ne te trompe pas de mélodie, cette fois, préviens-je.
Il y a un microscopique détail que nous n’avons pas anticipé, ni lui ni moi...
Sous l’effet de la Poudre Grammaticale, le géant s’agite. Il se gratte le nez pendant que Xander y gratte sa flûte. Dans un mouvement brusque, le géant donne un grand coup de poing contre la flûte qui se brise en mille morceaux.
Je m’efforce de ne pas me laisser distraire et de lui chatouiller l’aisselle. Cela revient à caresser une gigantesque forêt noire. C’est à ce moment-là que l’inattendu se produit.
Le géant éternue de toutes ses forces, si bien que mon ancien patron se retrouve propulsé dans les airs sur une bonne trentaine de mètres. Tous les papillons aux alentours en profitent pour prendre la fuite, dans un mouvement de panique.
La scène est impressionnante à regarder.
Je n’ai jamais pensé voir un jour le corps de Xander tel une plume volant au vent en plein milieu d’un séisme causé par l’éternuement d’un géant. C’est surréaliste !
Par chance, Xander a atterri sur le ventre d’un autre géant encore plongé dans un profond sommeil. Il rebondit légèrement. Puis, il parvient à s’allonger paisiblement sur ce ventre.
Au cours de son vol plané, Xander a reçu quelques sécrétions nasales qui ont bien manqué de l’étouffer. Il peine à reprendre une respiration normale. Il tremble de la tête aux pieds, comme s’il était transi de froid. Le sable soulevé par les tremblements le fait suffoquer davantage.
Je suis impuissante face à ce qui lui arrive. Il est hors d’atteinte. Qui plus est, le géant sur lequel il a rebondi commence à s’agiter à son tour.
Le premier géant réveillé se lève. Il observe longuement Xander, allongé sur le ventre de son camarade de dix mètres de long.
Tout se passe ensuite à la vitesse d’un éclair.
Le premier géant enjambe à pas de géants les corps somnolents de ses compères. Il tape trois fois sur le ventre du grand homme turbulent sur lequel est couché Xander. Il soulève mon ancien patron à l’unique force de sa main gauche et l’installe confortablement sur sa paume. Malgré la distance qui me sépare de lui, il ne m’est pas difficile de voir la panique dans les yeux de mon ancien patron. Il doit avoir la peur de sa vie, le pauvre... Mais je doute fort que les géants lui veulent du mal.
Alors que je m’approche d’eux, le géant me fait signe de rester immobile. Il émet un cri strident qui réveille sans tarder les autres géants.
J’ai oublié de compter le nombre de séismes que j’ai affrontés, rien que depuis ce matin. Celui-là, néanmoins, est bien plus impressionnant que les précédents.
Sentant le sol craquer sous mes pieds et luttant contre l’amas de sable qui tourbillonne autour de moi, un géant me saisit par la main droite.
Je m’installe du mieux possible sur sa paume de main, Xander se trouvant sur la main droite et moi, la gauche.
Ses deux mains tendues vers l’avant, le géant se tourne une fois vers mon compagnon de route, puis une fois en ma direction. Après nous avoir balayé du regard, il chantonne avec enthousiasme :
— Moi avoir grand soif. Pas vous ?
Le sable a asséché ma gorge. Je ne serai pas contre un petit verre désaltérant.
Aucun géant ne semble nous en vouloir du bazar que nous avons créé en les endormant, puis en les réveillant.
Xander et moi hochons la tête pour accepter la proposition de notre sauveur. Le géant nous entraîne avec lui vers une destination inconnue, avec tous ses autres compères sur les talons.
ça :
"— D’où vient-elle, cette poudre ?
— La Poudre Grammaticale ? On en trouve chez tous les Poudreurs Grammaticaux du coin."
j'adore. <3
Petite désorientation sur comment les géants se réveillent au final : la flute est cassée mais le géant originel (?! qui a dit Attack On Titans?) réveille les autres (comment ça encore Attack On Titans?) ? Si oui, c'est peut-être un peu rapide, on n'a pas le temps d'avoir le désespoir de la flûte cassée.
A bientôt !
Ravi que la Poudre Grammaticale te plaise !
A bientôt !