12. L'intérêt du peuple

Par Gab B
Notes de l’auteur : Bonsoir à tous ! Voici la fin du chapitre 3, avec le retour de Bann et Mevanor !

Précédemment : Bann et Mevanor ont décidé de partir en expédition au gouffre. Ils ont réussi à se procurer un bateau en échange d'un service, au cours duquel ils sont tombés sur du traffic d'écailles. La carcasse du mastodonte dans la forêt attire de plus en plus de rapaces dans la vallée.

Bonne lecture ! Merci à tous ceux qui laisseront un commentaire :)

Chapitre 3 : Les rapaces

 

L’intérêt du peuple

 

Pour la troisième fois depuis deux jours, Bann ouvrait et refermait chacune des caisses qu’il avait cachées dans le grenier, passant en revue le matériel qu’ils avaient rassemblé pour préparer leur expédition. L’une contenait des cordes, des armes et des outils, une autre des provisions, une troisième du linge et des couvertures. Une fois de plus, il répéta mentalement la liste qu’il avait en tête et conclut qu’il ne leur manquait plus rien.

À part une embarcation et une date de départ.

La décision de Nedim de déclencher l’alerte générale avait contrecarré leurs plans : les allées et venues hors des murs de la ville étaient encore plus surveillées que d’ordinaire. Sans parler des centaines de rapaces qui tournoyaient nuit et jour à proximité de l’entrée du canyon. Dans ces conditions, impossible de rejoindre le gouffre sans se faire arrêter par un garde ou un volatile. Ils allaient devoir patienter, les Dieux seuls savaient combien de temps. Et attendre sagement ne comptait pas parmi les facultés du jeune homme.

Soudain, des bruits de pas qui montaient l’escalier de bois menant au grenier le firent sursauter. Il se leva précipitamment pour rabattre une vieille étoffe de lin poussiéreuse sur les caisses qui contenaient leur matériel, les camouflant tant bien que mal au milieu du bazar ambiant. Ada les avait déjà forcés à se confesser et il était presque certain qu’elle en aurait parlé à Clane. Inutile de mettre le reste de la maison au courant de leurs intentions.

— Tu es là ? chuchota la voix de Mevanor à l’entrée de la pièce.

Soulagé, Bann s’avança vers son frère qui le cherchait des yeux.

— Alors ? le pressa-t-il.

— Le vieux batelier dit qu’on pourra récupérer notre bateau à l’aube. On a tout ?

– Oui. On pourrait partir dès demain, soupira l’aîné. La fête du Vent est dans deux jours, il ne reste plus beaucoup de temps.

Mevanor lui jeta un regard peiné.

— Ne t’en fais pas, tenta-t-il d’un ton qui se voulait rassurant. Ces rapaces ne demeureront pas là éternellement. Les parents trouveront bien une solution.

— Eux ou quelqu’un d’autre, répliqua Bann.

Demka lui avait tenu le même discours dans l’après-midi. En fidèle habitante du quartier Kegal, dans lequel elle avait vécu toute sa vie, elle avait une confiance absolue en ses administrateurs, qu’elle croyait capable de régler tous les problèmes du monde. Le jeune homme trouvait que cette conviction ressemblait parfois à de l’aveuglement. Son frère aussi avait tendance à trop se reposer sur eux. L’air embêté qu’affichait Mevanor lui indiqua qu’il avait peut-être parlé un peu sèchement.

— Désolé, ajouta-t-il en passant une main sur son visage, la situation dure et tu sais que la patience n’a jamais été mon fort.

Son cadet hocha distraitement la tête, puis s’assit sur une des caisses à côté de lui.

— Il y a autre chose. Le batelier a dit que maman était venue au chantier l’autre jour, mais qu’il n’avait pas vendu la mèche pour notre embarcation.

— Et pourquoi tu fais cette tête ? C’est plutôt une bonne nouvelle. De toute façon, il était bien obligé de se faire discret s’il veut qu’on tienne notre langue pour les écailles.

– Justement, Bann. Pour le moment, les parents ne doivent pas soupçonner qu’on compte partir, mais une fois que ce sera fait ils retrouveront facilement le gars qui nous a fourni le bateau. Je continue de penser qu’on devrait le dénoncer avant que tout ça nous retombe dessus.

Encore cette histoire ! L’aîné posa une main sur l’épaule de son petit frère avant de s’asseoir à son tour.

— Si quiconque avait le moindre doute sur cet homme, il aurait déjà été arrêté. Et puis, de quoi est-ce qu’il a l’air ? Ce n’est certainement pas lui qui dirige le trafic ! Je ne vois pas à qui ça rendrait service de le faire envoyer en prison. Si ça peut rassurer ta conscience, on enquêtera sur ces écailles braconnées quand on sera revenu.

Mevanor haussa les épaules, la bouche légèrement boudeuse, et suivit son frère dans l’escalier qui redescendait au premier étage de la maison. Il annonça qu’il était exténué et fila directement se coucher, tandis que Bann, attiré par la lumière qui lui parvenait depuis le rez-de-chaussée, regagnait le salon. Son père, qui somnolait dans un canapé, leva brusquement la tête au grincement de l’ouverture de la porte. Sur son invitation, le jeune alla s’asseoir à côté de lui.

— Tu n’arrives pas à dormir ? demanda Bann.

L’administrateur soupira et passa une main dans sa barbe naissante. Il ne s’était pas rasé depuis plusieurs jours et les poils noirs et blancs qui poussaient sur son visage le vieillissaient un peu.

— Pas vraiment. La situation hors des murs me préoccupe.

— Pourquoi ? Qu’est-ce qui a changé ?

Son père ne répondit pas tout de suite. De toute évidence, il hésitait entre dire la vérité et esquiver la question. Son silence en révélait déjà beaucoup.

— Il y a plusieurs choses. Lentement mais sûrement, les rapaces se rapprochent. Nous avons dû abandonner les champs les plus à l’est, car des sentinelles se sont fait attaquer en voulant protéger des agriculteurs qui travaillaient là-bas. Si cela dure encore longtemps, les paysans perdront une partie de leurs cultures et les réserves de la Cité pourraient en pâtir.

Il s’arrêta un instant, visiblement toujours hésitant à avouer toute la vérité puis finit par reprendre.

— Ce n’est pas tout. Lors d’une nouvelle expédition en forêt et au prix de plusieurs vies, des éclaireurs ont réussi à capturer et ramener deux oiseaux. Les chercheurs de l’Observatoire les ont étudiés en détail et n’ont rien trouvé qui nous permettrait de les tuer en masse facilement. Autrement dit, face à une attaque de grande ampleur, nous serions très vulnérables. N’en parle à personne, Bann, s’il te plaît, ajouta-t-il alors que son fils écarquillait les yeux. Les gens se mettraient à paniquer.

La gravité de la situation, autant que la franchise de son interlocuteur, d’ordinaire discret sur les affaires importantes de la Cité, étonnait le jeune homme. Après un court silence, l’administrateur reprit la parole.

— L’opinion et l’ordre public, tu devras y penser toi aussi quand tu seras à la tête du quartier.

Bann grimaça. Il détestait la manie de son père d’amener sans cesse ce sujet sur la table, comme la promesse d’un futur tout tracé rempli de devoirs et de contraintes. Au fond de lui, il savait que son destin n’était pas de devenir administrateur. Son père ne pouvait pas comprendre, lui qui avait déjà eu l’occasion de prouver sa valeur. Des années plus tôt, il avait résolu un conflit entre plusieurs quartiers et propulsé son meilleur ami à la tête de la Cité. De son côté, Bann n’avait encore rien accompli et se désespérait de saisir sa chance.

Plongés chacun dans leurs réflexions, leurs visages reflétant la lueur du feu qui crépitait dans la cheminée, ils se turent un long moment. Si seulement les rapaces se trouvaient à l’autre bout de la vallée, tout à l’ouest, loin des falaises qui menaient au gouffre… Mevanor et lui pourraient quand même partir. Bann soupira. Même si c’était le cas, à quoi bon quitter la ville maintenant ? Pour la retrouver décimée par les oiseaux à leur retour ?

Soudain, une idée lui traversa l’esprit. Il bondit sur ses pieds et se tourna vers son père.

— Pourquoi ne pas les affamer ? s’exclama-t-il. Il suffirait de mener une expédition dans la forêt, trouver la carcasse dont ils se nourrissent et la brûler !

— Et tu irais, toi ?

— Je… bredouilla-t-il. Pas moi, mais des éclaireurs…

— Tu risquerais des vies d’inconnus pour sauver la tienne ? D’ailleurs combien de soldats proposes-tu d’envoyer ? Et que feras-tu s’ils ne reviennent pas ? Bann, en tant qu’administrateur, il faut prendre des décisions…

— Dans l’intérêt de son peuple, coupa le jeune homme qui connaissait la chanson. Bien. Laisse les sentinelles se tuer au combat, dans ce cas.

Il sortit du salon en claquant la porte et monta se coucher, furieux. Son père se trompait. Il allait conduire des centaines de soldats à la mort pour éviter de mettre en danger une dizaine d’éclaireurs. Le sacrifice de quelques-uns pouvait pourtant se justifier, si c’était pour sauver le reste de la Cité.

À côté de lui, la respiration calme et endormie de Mevanor n’arrivait pas à le faire décolérer. Bann fulminait, les yeux rivés sur le plafond de la chambre, au-dessus duquel il imaginait, entassé, tout le matériel qu’ils avaient préparé. Il refusait de laisser filer ce qui constituait probablement la plus belle occasion de leur vie de prouver leur valeur à cause d’un imbécile qui avait tué un mastodonte un peu trop près de l’entrée du canyon.

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