Chapitre 3 : Les rapaces
Meunière
Verser le grain dans les meules. Remplacer le sac de farine plein par un autre, vide. Aller charger la marchandise sur le chariot à l’extérieur. Recommencer.
Clane répétait les mêmes gestes depuis l'aube, mécaniquement, sans plus y prêter attention. La sizaine l'avait épuisée, entre ses journées au moulin et son service aux hospices. Envers la Cité, elle remplissait son devoir de garde-malade trois fois par sizaine depuis presque deux ans. Le reste du temps, elle travaillait avec son père. Cumuler les deux était plutôt courant pour une personne de son âge : peu de jeunes gens pouvaient se permettre d’attendre la fin de leur service, aux hospices ou chez les sentinelles, avant de commencer à gagner leur vie.
Elle fit une pause pour bâiller et s’étirer longuement. Le fracas de la pierre qui tournait pour réduire en miettes les céréales parvenait étouffé jusqu’à ses oreilles, protégées par des boules de coton. Devant ses yeux, le grain moulu se déversait dans le récipient, comme un sablier lui rappelant que le temps s’écoulait sans elle.
Clane ne détestait ni l’une ni l’autre de ses obligations. Aider aux hospices pendant ses jours de service avait plus de sens que surveiller les champs avec les sentinelles. Et depuis la mort de sa mère, s’occuper des malades était une manière pour elle de conjurer le sort. Elle épaulait son père le reste du temps, sans se plaindre, car elle savait qu'il n’aurait pas pu s’en sortir seul. Et puis, elle aimait son père, elle aimait son quartier et se rengorgeait d’habiter dans l'unique moulin du quartier Kegal. Mais ce jour-là, la fatigue rendait le travail plus fade encore qu’à l’ordinaire. Après avoir passé sa jeunesse à jouer dans les gerbes de blé et la poussière blanche, elle aspirait à une vie plus excitante, loin des paysans et de leur manque de manières.
À nouveau, la toile de lin qu’elle avait placée sous le dévidoir de la large meule de pierre déborda. Clane s’étira. Après une matinée de travail, elle avait besoin d’un peu de repos. Elle referma la trappe qui déversait le grain dans la meule pour y être broyé, souleva avec peine le lourd sac de farine qu’elle coinça sur ses épaules et sortit du moulin. À quelques dizaines de pas, une silhouette familière s’avançait vers elle. Elle jeta son ballot sur les autres dans la charrette, qui grinça sous le poids du projectile, et retira ses bouchons d’oreille. La clameur de la rue et du moulin l’atteignit d’un coup, la faisant grimacer.
— Rohal ! s’exclama-t-elle lorsque son ami fut arrivé à sa hauteur. Qu’est-ce qui t’amène ici ?
L’intéressé lui rendit son sourire et désigna les deux grosses besaces qu’il portait en bandoulière.
— Je viens te livrer du grain, de la part de mes parents, et récupérer leur pesant en farine.
— Tu as le temps de grignoter un morceau ? J’allais justement prendre une pause. Il est bientôt midi, je suis toute seule depuis le lever du soleil et je ne suis pas contre un peu de compagnie.
Comme il hochait la tête, elle le conduisit dans la petite cour à l’arrière du moulin puis le fit entrer dans la maison. Dans la pièce principale, qui servait à la fois de cuisine, de salle à manger et de salon, Clane indiqua à Rohal une chaise pour s’asseoir et mit de l’eau à chauffer pour préparer une infusion. Elle sortit ensuite une grosse miche de pain et en découpa deux morceaux, dont un qu’elle tendit au jeune homme, avant de s’installer en face de lui. Ce n’est que quand il porta la tranche à sa bouche qu’elle remarqua la cicatrice sur sa main droite.
— Comment est-ce que tu t’es fait ça ? demanda-t-elle.
Rohal lui répondit par un soupir.
— Il y a une sizaine, j’étais de service avec les sentinelles. Des ours se sont approchés et la situation nous a un peu échappé. Je m’en suis bien tiré, une coupure pas trop profonde. Et heureusement que Bann était là. Tu l’aurais vu sauter sur le dos de cette énorme boule de poils !
La meunière baissa les yeux, se sentant rougir à la mention du fils aîné des Kegal.
— Ça ne m’étonne pas de lui, murmura-t-elle.
– C’est vrai. Il a toujours été téméraire, à relever les défis les plus fous et dangereux qu’on lui lançait. Mais là… Un jour, il va se tuer.
Clane se mordit les lèvres. Les révélations qu’Ada lui avait confiées la veille lui revinrent soudain en mémoire. Elle alla sortir deux tasses, puisa de l'eau dans la marmite sur le feu pour les remplir et les saupoudra de feuilles de pommier séchées. Rohal attrapa le breuvage qu'elle posa devant lui, puis il souffla doucement dessus pour le refroidir.
— Bann s’apprête à faire pire, finit-elle par lâcher, incapable de garder le secret.
Son interlocuteur leva un regard interrogateur vers elle, l’encourageant à poursuivre. Elle ferma les paupières et prit son front entre ses mains.
— Mevanor et lui vont partir au gouffre.
Un raclement de chaise, suivi d’un bruit de vaisselle cassée, l’obligea à rouvrir les yeux. Son ami avait bondi sur ses jambes et, dans la précipitation, renversé sa tasse. Il bredouilla des excuses, visiblement confus, pendant qu’elle allait chercher un balai pour nettoyer les débris.
— Ils ont perdu la tête… souffla Rohal.
Clane leva le visage vers lui. Il avait l’air abattu et sincèrement inquiet pour ses amis. Elle s’approcha de lui et esquissa un sourire.
— Afin de réaliser un exploit pareil, il faut être suffisamment audacieux pour avoir le courage de partir et suffisamment réfléchi pour parvenir à rentrer. Ensemble, ils en sont capables.
Chacun des deux frères brillait à sa manière, même si leurs nombreuses incartades conduisaient à penser le contraire. L’aîné avait l’agaçante manie de réussir tout ce qu’il entreprenait ; le cadet possédait une rare intelligence que sa timidité faisait paraître pour simple rêverie. La jeune femme avait eu le loisir de les imaginer bravant les flots et les enfers et son inquiétude s’était transformée en résolution. Ils pouvaient réussir, elle en était convaincue. Ou peut-être s’en était-elle justement persuadée pour éviter d’avoir à penser au pire.
Rohal secoua la tête.
— S’il y a bien deux personnes qui peuvent y arriver, ce sont eux, mais ce n’est pas le problème. Pauvre Mev qui se fait embarquer dans cette histoire ! L’idée ne vient certainement pas de lui. Mais pour Bann, un futur administrateur, transgresser à ce point les règles de la Cité ! Un jour, tout ça va lui retomber dessus et il devra grandir, qu’il le veuille ou non. Enfin, ce n’est pas interdit pour rien ! C’est un sacrilège de se rendre là-bas ! Que vont penser les prêtresses ? Par le Fleuve ! Que vont penser leurs parents ?
Devant la colère qui s’emparait de son interlocuteur, Clane se renfrogna un peu.
— Qu’est-ce qu’il se passe entre Bann et toi ? demanda-t-elle pour crever l’abcès.
Quelques années plus tôt, Rohal aurait été enthousiasmé par l’expédition de Bann et Mevanor et aurait peut-être même insisté pour les accompagner. Lui et Demka avaient toujours suivi les deux frères dans leurs idées les plus folles. Visiblement, ils ne se situaient plus aujourd’hui sur la même longueur d’onde. Depuis le début de l’hiver, elle sentait de petites tensions monter entre les Kegal d’un côté et Rohal et Demka de l’autre.
Le jeune homme parut surpris de son ton agacé.
— De quoi tu parles ?
— Pourquoi est-ce que tu lui reproches soudain son attitude, alors qu’il a toujours été comme ça ?
Pendant un instant, Rohal se tut, l’air pensif. Il semblait réfléchir, comme s’il ne s’était jamais encore posé la question. Ou peut-être cherchait-il une façon de formuler ses propos sans blesser personne.
— Je crois que justement, c’est parce qu’il a toujours été comme ça, et que contrairement à nous il n’a aucune intention de changer. Gamins, on se fichait de savoir qui était fils d’administrateurs et qui était fils de paysans. Maintenant, on est tous adultes, mais c’est comme si lui l’était un peu moins. Nous, on a des obligations vis-à-vis de nos familles, on doit travailler pour gagner nos vies, pas lui. Et chaque jour il est plus difficile de se comprendre.
— Mais plus tard il sera à la tête du quartier, il aura de lourdes responsabilités et il travaillera plus dur que nous, rétorqua Clane. Il peut bien profiter du temps libre qu’il lui reste…
— Tu parles ! s’exclama dédaigneusement le jeune homme. Les administrateurs ont la vie plus facile que nous. Ils sont puissants, les lois de la Cité ne s’appliquent pas à eux… Tu vois bien, les Letra ont plus d’influence que le Gouverneur, les Volbar pourraient acheter la ville entière et les Kegal couvrent toutes les transgressions de leurs fils ! Crois-moi, si j’avais fait la moitié de leurs exploits, je serai en prison depuis longtemps.
La bouche de la meunière se tordit en une moue sceptique. Son ami exagérait. Bann et Mevanor avaient surtout la chance de ne jamais s’être fait prendre en flagrant délit. Leurs parents n’avaient pas grand-chose à voir là-dedans.
— Tu préférerais qu’on soit dirigés par une autre famille ? demanda-t-elle.
— Non, bien sûr que non ! C’est grâce aux Kegal que le quartier prospère autant. Sans eux, je serai quand même paysan, mais la vie serait encore plus dure. Ce que je préférerais, ce serait que les administrateurs soient des gens normaux, pas plus riches et pas plus privilégiés que nous.
— Il faut bien que quelqu’un se dévoue pour ce rôle, murmura Clane. Et cette personne-là sera forcément plus puissante et plus avantagée que le reste de la population, sinon qui en voudrait ? Et puis, tu l’as dit toi-même, Bann ne change pas, donc il sera toujours le même quand il prendra la suite de ses parents. Il n’est pas du genre à abandonner ses amis.
Elle tenta un sourire pour rassurer Rohal, mais la conversation lui avait échappé si vite qu’elle ne savait plus très bien pourquoi il avait l’air si malheureux.
Pour clore le sujet et adoucir l’humeur du jeune homme, elle lui demanda des nouvelles de Demka. Apparemment, elle passait presque tout son temps libre au quartier Nott, en compagnie d’un boulanger que Rohal n’avait encore jamais aperçu. Ils s’amusèrent un moment à imaginer l’amoureux de leur amie femme et Clane se réjouit d’avoir fait oublier à Rohal son inquiétude et sa colère contre les Kegal.
— Et toi ? demanda-t-elle après avoir découpé deux nouvelles tranches de pain. Une prétendante pour la fête du Vent ?
Le garçon haussa les épaules.
— Il me reste encore un an de sentinelle, je n’ai pas très envie de m’engager maintenant. Et j’ai l’impression que notre Bann n'a pas l'intention de se marier non plus, donc je suppose que tu seras seule aussi ?
Le sous-entendu fit rougir la meunière, qui détourna le visage. Était-elle si transparente que cela ?
Deux soirs plus tôt, après qu'Ada et elle eurent croisé les deux frères dans la rue, Bann était passé au moulin pour l’emmener boire un verre. Pendant toute la durée du trajet jusqu’à la taverne, il avait eu l’air ailleurs. Elle avait essayé de faire la conversation, mais il semblait à peine l’écouter. Ils avaient alors rejoint d’autres jeunes gens du quartier et Bann ne lui avait plus adressé la parole, avant de la raccompagner chez elle à la fin de la soirée. Sur le moment, l’attitude détachée de son compagnon l’avait attristée. Puis elle avait compris qu’il n’avait accepté de sortir avec elle que pour faire plaisir à Ada et elle s’était résignée.
Clane porta instinctivement la main au pendentif qui pendait autour de son cou, le faisant jouer un instant entre ses phalanges, traçant du bout des doigts les ondulations que représentait le motif.
— Je n’en suis pas encore sûre, mais je pense avoir trouvé un cavalier, finit-elle par répondre en s’efforçant de calmer les battements de son cœur.
Le froncement de sourcils de Rohal traduisait sa perplexité.
— Je croyais que Bann…
— Comme tu dis, il n’a pas l’air prêt, coupa-t-elle. Et il ne s’intéresse pas à moi de toute façon. Non, j’ai rencontré quelqu’un d’autre.
— Mais Ada a raconté…
Clane l’interrompit à nouveau, secouant la tête.
— Ada n’est pas au courant. Elle est persuadée que je plais à son frère et pour le moment j’aimerais qu’elle ne s’immisce pas plus que ça dans ma vie sentimentale. Je ne suis pas prête à lire sur son visage sa déception qu’on ne fasse jamais partie de la même famille.
— Et qui est donc le nouvel élu de ton cœur ?
— Tu ne le connais pas, répondit Clane un peu plus sèchement qu’elle n’aurait voulu.
Le petit sourire en coin que Rohal affichait l’agaçait. Est-ce qu’il ne croyait pas en l’existence de son prétendant ? Ou bien est-ce qu’il doutait de ses sentiments ? Elle était toujours amoureuse de Bann, c’était vrai. Mais elle avait fini par se résigner. Ne pouvait-elle pas trouver le bonheur auprès d’un autre, qu’elle apprendrait à aimer avec le temps ?
Elle dut esquiver ses questions encore un moment, livrant parfois quelques informations quand elle était certaine qu’il ne parviendrait pas à en déduire grand-chose sur l’identité de son nouveau soupirant. Ce n’était pas qu’elle n’avait pas confiance en lui. Rohal était un ami fiable, à qui elle savait qu’elle pouvait confier un secret. Mais il ne pourrait pas s’empêcher de donner son avis et Clane ne voulait pas l’entendre, pas plus que l’opinion d’Ada ou de son père.
Qu’importait ce qu’ils en penseraient, elle avait trouvé celui qui la libérerait de son moulin.