13. Au revoir et adieu

Par Arod29

La timide lumière du matin peinait à pénétrer le voile de brume argentée qui embrassait la Forêt des Larmes. Une lègère brise agitait les feuillages qui bruissaient avec pudeur. Les oiseaux s'éveillaient en douceur et leurs chants harmonieux se mêlaient aux murmures des arbres. 

Loup, concentré, courrait à travers le dédale de branches et de racines. Son souffle était court. Chaque enjambée était une victoire. En seulement un mois ses muscles s'étaient renforcés grâce aux potions infects d'Ereïm. Il se sentait redevenir celui qu'il avait été même si certaines douleurs ne disparaitraient jamais. 

Il bifurqua à gauche sur un sentier sinueux qui montait vers les hauteurs. Loup aimait ce moment de la journée où la forêt des Larmes se prélassait dans l'aube naissante. Ses cuisses lui faisaient mal ce matin mais il continua de grimper sur le même rythme. Son corps se souvenait de ce qu'il avait été avant les geôles et il retrouvait peu à peu son esprit combatif. Parvenu sur les hauteurs, il reprit son souffle et se délecta du paysage qui s'offrait à ses yeux. La Forêt s'étendait à perte de vue. Les langues de brume serpentaient et glissaient sur les frondaisons et les nuages laissaient, à leur guise, les rayons du soleil illuminer par endroits les arbres centenaires.

Loup dégaina son épée et virevolta. Sa lame dansait dans l'air, décrivant des arcs mortels, chaque mouvement imprégné d'une force et d'une précision retrouvées. Il retrouvait sa dextérité. Lui qui détestait la magie se surprit à changer d'avis. Les premiers jours furent très compliqués et sans la détermination d'Ereïm, il serait encore à se lamenter sur son sort. Son fils était au coeur de ses pensées. Arcis avait fait énormément de sacrifices pour le retrouver et le libérer. Il l'avait déçu et il se promit que c'était la dernière fois. Il composerait avec Grys et l'Orombre. Alzebal était la priorité.

Loup rengaina son arme et redescendit à toute vitesse. Il se sentait revivre. Rapidement il regagna le Mont Noir et la demeure de son grand-père.

La porte claqua après lui et il entendit les vociférations d'Ereïm.

— Va tu un jour arrêter de raler vieux ronchon?!

— J'arrêterai de râler quand je serais mort!

— Tu es mort grand-père.

Ereïm ricana.

— J'ai encore du mal à m'y faire! 

— Tu ne m'as jamais dit pourquoi tu avais voulu te retrouver dans ce livre.

— Tu ne me l'as jamais demandé.

— Alors je te le demande.

— Bois ta potion d'abord.

Loup grimaça et avala le contenu de la chope.

— C'est immonde!

— C'est une décoction qui a certes beaucoup de caractère. 

— Alors?

— Je l'ai fait pour toi petit fils. Je savais dans quel état tu sortirais de ces geoles. Je voulais t'aider et surtout te remercier.

— Me remercier?

— Tu as libéré ma douce Ynelle. Ta grand-mère me manque tellement. Tu sais c'est grâce à Arcis que j'ai tenu aussi longtemps. C'est un jeune garçon remarquable. Il tient de sa mère j'imagine.

— Oui tu as raison, il tient de sa mère.

Loup se laissa tomber dans un grand fauteuil.

— Tu sais dix ans ont passé et chaque jour, j'ai cette sensation de vide.

Il tapa sur son torse.

— Je saigne à l'intérieur. Cette plaie ne cicatrise pas.

— Elle ne cicatrisera jamais, c'est ce qui te différencie de personnes comme Alzebal. C'est ta force et ta faiblesse. Tu es un homme de bien. 

— Merci grand-père.

Loup inspira une grande bouffée d'air.

— Il va falloir que je parte.

— Je ne t'ai pas aidé à te remettre sur pied pour tu restes ici à tenir compagnie à un livre. Il faut que tu continue à boire mes décoctions si tu veux te guérir complètement.

La voix d'Ereïm avait changé.

— Je le ferais.

— Te souviens tu. Je t'ai demandé une faveur. 

— Oui je m'en souviens.

— Je veux que tu brûles ce livre sur la tombe de ta grand-mère.

Loup se leva brusquement.

— Qu'est ce que tu racontes?

— Tu crois vraiment que je vais rester dans ce vieux bouquin éternellement?! Je suis fatigué, je veux rejoindre mon Ynelle. Je suis dans ces pages parce que je savais que tu reviendrais ici. 

Le souvenir du regard de sa grand-mère revint comme une lame de fond. Une froide colère s'empara de lui.

— Tu te rend compte de ce que tu me demandes?! J'ai tué grand-mère et maintenant tu veux que je te tue!!!! Je ne pourrais jamais.

Loup serra les poings puis le vent de sa colère se transforma en une vague de tristesse et ses derniers mots s'asséchèrent entre ses lèvres comme une rivière se meurt d'avoir eu trop chaud.

La voix d'Ereïm se fit réconfortante et bienveillante.

— Ecoute mon grand. Je suis déjà mort. Tu ne me tue pas, tu me libères de chaines que j'ai moi-même forgé.

— Il ne me reste que toi et Arcis.

— Si je pouvais mon grand, je te serrerai dans mes bras comme je le faisais quand tu étais enfant. Je ne te l'ai jamais dit parce que je suis un vieux ronchon mais je suis fier de ce que tu es devenu. Ton père le serait aussi. Peux tu faire ça pour moi? C'est le plus cadeau que tu puisses me faire et je ne veux pas que ce soit quelqu'un d'autre.

Loup inspira profondément.

— Je le ferais grand-père. Et Arcis?

— J'aurais aimé égoistement le revoir mais je ne veux pas lui faire revivre ma mort une seconde fois. C'est lui me tenait la main quand j'ai rendu mon dernier souffle.

— Nous sommes d'accord.

Ereïm pouffa.

— C'est bien la première fois!

— Non la deuxième. Je suis aussi d'accord avec toi sur le fait que tu sois un vieux ronchon.

Le grand-père et son petit-fils rirent ensemble peut-être pour la dernière fois.

Le visage de Loup s'assombrit. Une question le taraudait depuis de nombreuses années.

— Tu ne m'as jamais donné la raison de ton absence à l'enterrement de papa. Mamynel était là.

Il y eut un silence de plusieurs secondes.

— Parce que je ne me sentais pas digne d'être devant la tombe de mon fils.

— Pourquoi?

— Les chemins de notre famille et Alzebal sont étroitement liés. L'Alzebal que tu connais n'était pas le même que celui que j'ai connu. Je pense que tu doutes bien qu'Alzebal n'est qu'un nom qui se transmet et qu'en aucun cas, il est immortel et qu'il n'a pas non plus la capacité de changer de sexe. Mon père, ton arrière grand-père travaillait pour la guilde d'Alzebal et son père avant lui. Mercenaire de père en fils.

Loup s'assit. Son visage exprimait l'atterrement.

— J'ai voulu casser ce lien mais on ne rompt pas d'un claquement de doigt avec Alzebal sans conséquences. Nous vivions à Cyryul, avec ta grand-mère et nos deux enfants nous...

Loup écarquilla les yeux et interrompit Ereïm.

— Deux enfants?!

— Ton père et et sa soeur jumelle, Liniel.

— J'ai une tante! Pourquoi personne ne m'en a jamais parlé!

— Parce qu'elle est morte et que ton père s'est toujours senti responsable de sa mort. Elle a été tué devant ses yeux à l'âge de douze ans. Je leur avait bien dit de ne pas aller jouer dehors mais ce n'était que des enfants.

— Alzebal.

— Oui. C'est ainsi que nous nous sommes exilés dans le Forêt des Larmes et Le Mont Noir pour nous faire oublier et ca a marché mais la mort de Liniel avait semé dans le coeur de ton père, les graines de la vengeance. Il s'est appliqué depuis lors à devenir le meilleur combattant possible. Je l'ai laissé faire pensant que sa colère allait s'apaiser et ce fut le cas quand il rencontra ta mère mais les racines de la vengeance continuaient de croitre. Ce qui l'a mené à sa perte.

Loup s'était reculé dans son fauteuil. 

— Tu t'es senti responsable de leurs morts et c'est la culpabilité qui t'a empêché de venir à son enterrement.

— Je ne pouvais pas me recueillir sur sa tombe sachant que je l'avais tué. Jai seulement voulu qu'ils vivent heureux loin de la violence mais notre monde est cynique. 

Ces derniers mots se perdirent dans un sanglot.

 Loup comprenait enfin pourquoi il sentait ce spectre de mort sur sa famille. Il comprenait enfin l'attitude de son père et d'Ereïm. Pendant toutes ces années, il avait détesté Ereïm pour sa lâcheté alors que c'était son courage qui aurait du être loué. Les secrets étaient des poisons qui agissaient lentement mais qui pouvaient tout détruire.

— La culpabilité m'étreint chaque jour dans son étau. J'ai échoué en tant que père et en tant que grand-père. 

Malgré l'ambiance empreint de tristesse, Loup tenta de détendre l'atmosphère.

— Pas encore en tant que grand-père. Je suis toujours en vie que je sache.

— Imbécile.

— On ne te l'a peut-être jamais dit mais ce n'est pas ta faute.

— Quel père met ses enfants en danger? Quel père renonce à venger sa fille assassinée? Je n'ai  eu ni le courage ni la force. Je ne suis qu'un herboriste.

— Tu es beaucoup plus que ça Ereïm. Tu es celui qui a brisé une chaîne. Tu es le plus courageux d'entre nous. 

— Le courage a tué mes enfants.

— Ton courage a libéré notre famille. 

— Mais à quel prix?

— La liberté et l'honneur n'ont pas de prix. C'est mon père qui m'a appris ça. Il le tenait d'un vieux fou. Le même qui a appris le courage et la sagesse à mon fils.

— Merci mon grand.

— C'est moi qui te remercie grand-père. Je partirai demain.

— Moi aussi mais je prendrai un chemin très différent. Va te coucher maintenant. La journée sera longue demain.

Loup se leva.

— A demain.

***

Loup se leva tôt, il prépara rapidement son paquetage. Il emballa avec soin de nombreuses potions. 

— C'est le moment!

— Au fait avant de partir regarde dans le grimoire à la dernière page. 

Loup ouvrit le livre à la fin. Un petit morceau de parchemin

— Qu'est ce que c'est?

— Tu m'as donné cette lettre pour Arcis avant ton départ. Reprend là.

Loup s'empara du parchemin et la rangea dans son sac à dos.

— Tu es prêt grand-père?

— Plus que jamais.

Avec précaution, il prit le grimoire des ombres. Il s'aperçut que ses mains tremblaient.

— Je tremble Ereïm.

— Tout ira bien mon grand.

Il quitta la maison de son grand-père sans se retourner. La vieille porte grinça quand il la referma. Le bruit strident provoqua un frisson dans le dos de Loup.

Un brouillard plus dense que d'habitude envahissait le Mont Noir. Loup prit le chemin du sommet. En quelques minutes il parvint sur la cime. Quand il vit les deux tombes côte à côte, son coeur se serra. Sur la sépulture de sa grand-mère, une fine mousse verte s'était installée et de petites fleurs blanches y avaient poussé, sur celle d'Ereim, la terre noire était encore fraîche . Il s'agenouilla.

— Grand-père?

— C'est le moment?

— Oui mais je ne sais pas si je vais y arriver.

— Tu y arriveras.

Loup posa délicatement le grimoire sur la tombe. Il sortit sa pierre à feu.

— Grand-père? Je...

— Je sais mon grand. Je sais. Moi aussi je t'aime fiston.

Loup s'y reprit à deux fois avant le feu apparaisse. Jamais des flammes ne lui parurent plus sinistre.

— Adieu Ereim.

— Au revoir mon grand. Embrasse Arcis de ma part et je vais te demander une dernière faveur. 

— Laquelle?

— Tue la! Tue cette raclure d'Alzebal. 

— Elle mourra. Je te le promets.

Le feu dévora le grimoire, les flammes s'élevèrent. En quelques secondes, il ne restait que des cendres. Loup demeura assis pendant quelques minutes. Le chagrin alourdissait son corps. Dix ans auparavant, en ces mêmes lieux, tandis qu'il abrégeait les souffrances de sa grand-mère, jamais les larmes ne vinrent. Il s'interrogea alors sur son humanité, mais en cet instant douloureux, il sentit des ruisselets couler sur ses pommettes. Une brise caressa son visage humide de larmes apportant une sensation de fraîcheur agréable sur ses joues. Il ferma les yeux. Il sentit des dizaines de petites gouttes tapoter sa peau puis des centaines. Loup ouvrit les paupières. La pluie martelait la terre. Quelques langues de brumes s'attardaient. Son regard se tourna vers l'horizon. Les nuages sombres s'amoncellaient au loin. Il lui sembla voir son avenir de dessiner dans le ciel. Quoiqu'il arrive, il ne reculerait plus. 

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