Quand vous franchissiez le seuil de la Dague Murmurante, l'odeur de bière et de viande grillée vous enveloppaient d'une chaleur réconfortante. Au centre de la pièce, un comptoir en bois massif, en forme de cercle, accueillait les assoiffés et les affamés. Le tavernier, arborant une moustache aussi touffue que son crâne était lisse, s'affairaient à satisfaire ses clients. La salle principale était vaste et rustique. Les poutres apparentes, arboraient de nombreuses dagues de toutes origines. Chacune avait son histoire. Parguone, le tavernier, les connaissait toutes et il n'avait pas son pareil pour les conter entre deux chopes de bières.. Dans le fond de l'établissement une cheminée imposante offrait une chaleur bienvenue dans la froideur des nuits de Starnnarg. Des petites alcoves accueillaient les clients discrets et c'était ce que recherchaient Sinfen et Arshard. A l'abri des regards les deux amis entrechoquèrent leurs chopines.
— A Selenn!
— A Selenn!
Après avoir bu une grosse gorgée de bière, Arshard posa les coudes sur la table.
— Je désespère mon ami.
— Nous la trouverons!
— Dix ans Sinfen. Je ne sais même pas si elle est toujours en vie.
— Elle l'est.
— Je ne sais plus où chercher. C'est pour ça que l'idée d'une confrontation directe avec Alzebal est séduisante. Selenn réaparaitra à ce moment. Ce n'est qu'une arme pour Alzebal.
L'inquiétude se lut dans le regard du mage. Nerveusement, il se gratta la gorge.
— Je ne sais pas. Cette idée m'effraie. Si nous échouons, tout est perdu.
— Si nous ne faisons rien, tout est perdu aussi.
Sinfen avala une gorgée de bière. Arshard l'interrogea.
— Qu'est ce qui s'est passé avec Loup?
— Tu ne peux sortir indemne de dix ans dans les Geôles. Il a été torturé par des Orombres. Je suis un Orombre donc je suis un ennemi. Je ne peux le blamer.
— Nous l'avons perdu définitivement?
— Je ne l'espère pas mais je n'y crois pas trop. Il n'est que l'ombre de lui-même.
Arshard s'éclaircit la gorge en toussant.
— Pourquoi t'allier avec Grys.
— Je ne t'apprends rien, c'est un tueur doublé d'un roublard et ca va te paraitre étrange mais je le sens sincère. Je ne sais pas, il lui est arrivé quelque chose pendant ces dix années.
— Je garderai un oeil sur lui.
Le tavernier les interrompit.
— Messieurs je pense que vous seriez intéressés de savoir que deux mercenaires posent des questions sur vous.
Les deux amis se regardèrent. Sinfen posa la main sur l'épaule du tavernier.
— Merci Parguone.
Arshard eut un air contrit.
— Mes excuses par avance mon ami.
— Pourquoi?
— Pour les dégâts.
Parguone sourit et posa sa main sur l'épaule du guerrier.
— Je voulais racheter de nouvelles tables.
Arshard dévisagea les deux hommes. Un grand gaillard au visage buriné qui portait une petite armure cuir et une épée longue élimée et un petit teigneux au regard perçant avec toute une collection de dagues accrochées à sa ceinture.
Arshard but cul-sec sa chopine et d'un revers de la main, il s'essuya les lèvres.
— Un peu d'action ne nous fera pas de mal.
— Nous sommes sensés être discret Arsh.
— Allez Sinfen! Je prends le petit, tu prends le grand.
Sinfen rétorqua avec un sourire.
— Non tu prends le grand, je prends le petit.
Les deux amis se levèrent, la main sur leur arme et leurs regards fixés sur les deux mercenaires qui se tenaient près de l'entrée, leurs silhouettes se découpant dans la lumière tamisée. Ils s'avancèrent d'une allure déterminée et assurée.
Arshard murmura à son ami.
— Regarde et apprend, cinq secondes et il est mort. Et Sinfen pas de magie cette fois. Montre moi ce que tu sais faire avec une lame.
Puis avant que le mage ne puisse s'offusquer, il invectiva les deux hommes.
— Messieurs! J'ai ouï dire que vous nous cherchiez?
Les sbires d'Alzebal sourirent et le grand gaillard donna un coup de coude complice à son compagnon.
— Notre mission est donc presque finie!
Autour d'eux le brouhaha des conversations cessa, tout le monde avaient les yeux rivés sur les quatre hommes. Parguone s'était tapi derrière son comptoir. Ce fut le petit teigneux qui bougea le premier et lança deux couteaux sur Sinfen qui les esquiva en grimaçant.
Le grand gaillard rugit et se rua vers Arshard en dégainant son épée, visant le coeur.
— Un!
Le guerrier fit preuve d'une agilité qui surprit son adversaire. Il para le coup avec sa lame.
— Deux.
Il tournoya autour du sbire.
— Trois!
D'un geste rapide et précis, Arshard transperça le dos du grand gaillard. Ce dernier regarda la lame ensanglantée sortir de son ventre avec autant de surprise que de douleur.
— Quatre!
En un éclair, il retira son arme dans une gerbe de sang et d'un mouvement sûr lui trancha la tête.
— Cinq. Et voilà le travail. Regarde Sinfen.
La mage subissait les assauts du petit teigneux qui bougeait vite aussi qu'une fouine affamée.
— Un coup de main ne serait pas superflu mon ami.
L'adversaire de Sinfen lançait attaque sur attaque avec deux dagues étincelantes. Avec son épée courte, le mage parvenait à parer mais ne trouvait aucune ouverture pour lancer une attaque.
— Arshard! Aide moi.
Le mage venait de tomber sur une table, la pulvérisant dans une pluie de bois. Le petit teigneux sauta sur lui en vociférant.
Le guerrier héla l'adversaire de son ami.
— Hé petit homme! Regarde!
Arshard tenait la tête du grand gaillard par les cheveux. Le teigneux écarquilla les yeux.
— C'est ton moment Sin!
Le mage enfonça sa lame dans la poitrine du sbire le tuant sur le coup. Ce dernier chuta sur lui. Sous le poids du corps inanimé, Sinfen gémit.
— Petit mais lourd.
D'un coup de pied, Arshard dégagea le cadavre et aida son ami à se relever.
— Je te l'avais dit Sin.
Un peu hébété, le mage eut un air surpris.
— De quoi?
— De prendre le grand.
Arshard lui fit un clin d'oeil puis il se tourna vers Parguone qui sortait de sa cachette.
— Une seule table!
Le tavernier sourit et servit deux chopes de bières sur le comptoir. Les deux amis se rapprochèrent et trinquèrent.
— A Parguone!
— Trinquez plutôt avec à la santé de la vieille bonne femme qui vous offre les verres!
L'aubergiste pointa du doigt le fond de son établissement. Sinfen plissa les yeux. Une femme était assise seule à une table. Elle fit un petit signe.
— Par la barbe d'Enamon! C'est impossible!
— Qui est ce?
— Elle s'appelle Hunilf et je ne pensais pas la revoir un jour.
***
Le calme revenait dans la taverne de la Dague Murmurante. Parguone s'était débarrassé des cadavres avec l'aide d'Arshard et les serveurs s'étaient pressés de nettoyer le sang sur le sol et les tables. L'heure tardive aidant, le silence s'installait peu à peu. Quelques soiffards s'attardaient. Le tavernier trainait dehors les clients assoupis sur leurs chaises. Les bougies si fièrement dressées, quelques heures auparavant, avaient perdu de leur superbe et s'épanchaient sur les tables. Au fond de la taverne, des murmures s'évadaient encore d'une alcove. Trois silhouettes se distinguaient dans la semi-pénombre.
— Les Noxis ne peuvent pas mourir?
La stupéfaction se lisait sur le visage d'Arshard. Ce qui amusa Hunilf.
— Non, nous pouvons mourir d'ennui quand on nous pose trop de questions.
La vieille femme fit un clin d'oeil au guerrier.
— Toutes mes excuses si je vous parais un peu trop enthousiaste mais c'est incroyable.
Sinfen posa la main sur le bras de son ami. Arshard comprit le message et se recula dans sa chaise.
— Hunilf. Qe faites vous si loin de chez vous?
L'élégance des gestes de la vieille femme fascinait ses interlocuteurs. Son visage, sculpté par des siècles d'existence, était d'une pâleur lunaire, presque translucide.
— Notre peuple a été chassé de Cyryul. Alzebal possède le cercle de Triestre originel.
Sinfen se pencha en avant.
— Mais comment est ce possible? Vous êtes les Noxis. Les descendants des premiers êtres.
— Notre magie s'est diluée dans le chaos du temps. Nous nous sommes asséchés. Nos corps sont immortels, pas nos esprits. Alzebal et ses Orombres ont tués beaucoup de nos amis.
Dans la douceur de sa voix, le mage perçut de la tristesse.
— Votre père?
Sinfen avait hésité avant de poser sa question. Le bleu glacial des yeux d'Hunilf fondit et des larmes claires comme des cristaux coulèrent le long de ses joues pâles, traçant des sillons sur sa peau diaphane.
Sinfen posa sa main sur celle de la Noxis.
— Je suis désolé pour vous.
— Je n'ai pas pleuré depuis deux cent ans. Depuis la mort de ma mère.
Arshard restait en retrait mais le guerrier ne parvenait pas à détacher son regard de cette femme fascinante.
— Que pouvons nous faire pour vous?
— Nous les Noxis n'avons jamais demandé d'aide à personne. Cela fait des semaines que j'hésite à venir vous trouver Sinfen. Nous ne sommes plus qu'une poignée. Auriez vous l'amabilité de nous loger quelques temps.
Arshard ouvrit la bouche pour parler mais Sinfen l'interrompit.
— Nous acceptons.
Le guerrier se tourna vers son ami.
— On devrait peut-être en parler avant Sin.
Le regard que jeta le mage à Arshard ne souffrait d'aucune contestation.
— C'est tout vu. Sans Hunilf, je serais sans doute mort. Je lui dois tout. Vous êtes les bienvenus.
— Merci mille fois Sinfen.
— Vous n'avez pas à me remercier. Combien êtes vous?
— Nous sommes vingt. D'autres se sont enfuis et nous avons été séparés.
— Notre repaire est dans le quartier Nord. Je pars maintenant. Arshard vous escortera.
Le guerrier grimaça.
— On ne demande plus son avis à Arshard.
Sinfen ignora les paroles de son ami et se leva.
— Ne vous inquiétez pas vous serez en sécurité avec nous.
Hunilf sourit et inclina la tête.
— Merci.
Le mage se hâta de quitter la taverne non sans avoir saluer et remercier Parguone le tavernier.
Arshard se leva.
— Allons retrouver vos amis madame.
Le regard d'Hunilf sonda les yeux du guerrier.
— Il ya beaucoup de tristesse en vous et de la colère.
Arshard eut un sourire gêné.
— Si vous le dites.
— La culpabilité vous ronge.
Le guerrier changea de sujet.
— Il faut vraiment que nous partions.
Hunilf eut un sourire bienveillant.
— Vous avez raison. Veuillez me pardonner.
Les deux derniers clients quittèrent la Dague Murmurante et s'évanouirent dans la pénombre des rues de Starnnarg.