Le grondement de l’orage me réveille vers 6:30 pm.
Des nuages sombres comme le charbon s’amassent au loin, se rapprochent de mon appartement à une allure folle. Le vent siffle à en faire plier les arbres souples et emplis de verdure, si seulement il y en avait encore. À la place, il brise les branches mortes et fragiles.
Quinze minutes plus tard, l’obscurité est plus prononcée et ma chambre est plongée dans le noir. Je m’empresse d’allumer une lampe torche pour m’éclairer. Je fais attention de ne pas diriger le faisceau vers l’extérieur pour qu’on ne puisse pas deviner ma présence dans l’immeuble.
Je me relève, encore un peu sonnée et fatiguée, les cheveux en désordre. Cette sieste m’a permis de récupérer après la nuit blanche que j’ai passée à discuter avec Sarah. Elle et ses parents doivent venir me chercher d’ici quatre heures, ce qui me laisse suffisamment de temps pour préparer mes affaires. Nous partirons ensuite pour Louisville où la tante de Sarah pourra nous héberger.
J’étire mes bras de toutes leurs longueurs et bâille. En attendant de me réveiller pleinement, je me rends dans la salle de bain et tâche de me démêler mes mèches aussi noires que les nuages orageux. Mission presque impossible et, de toute manière, je n’en ai pas le courage. À la place, je les attache en queue de cheval avec un élastique, puis j’efface mes cernes à l’aide d’un roll-on à billes qui appartenait à maman. Les semaines précédentes m’ont épuisé, plus que je ne l’aurais cru. J’ai mal dormi ces dernières nuits, des douleurs au ventre et des migraines se sont multipliées. Elles devraient m’inquiéter davantage, mais je préfère les oublier.
Mes pensées se tournent invariablement vers les prochains jours. Est-ce que je suis réellement sur le point de quitter Baltimore, de rejoindre le confort et la sécurité à l’intérieur des terres américaines ? Cela ne fera que retarder l’inévitable, j’en suis bien consciente. Et pourtant, en abandonnant cette ville, je fuirai également ce chaos. La cruauté des hommes me terrorise, me dégoûte, m’horripile. Que va devenir la bonne vieille ville de Baltimore d’ici quelques semaines tandis qu’elle se trouve déjà engloutie sous les flammes ?
Une explosion éclate dans la rue. L’espace d’un instant, je n’y prête pas attention, pensant qu’il s’agit du tonnerre. Puis, j’entends les cris diaboliques de délinquants et un frisson me parcourt le corps. Au loin, je jurerais presque reconnaître le bruit confus d’armes à feu en réponse. Je me rue à la fenêtre de ma chambre ; une fumée grise et épaisse se déverse dans Howard Street comme un raz-de-marée. Elle provient d’un ancien restaurant, déjà fermé avant le retour de mon voyage. Les flammes ondulent entre les nuées toxiques et éclairent une partie de la rue. Une odeur désagréable emplit les lieux et remonte jusqu’à mon étage. Je quitte la pièce pour esquiver cette puanteur. Dans le couloir, je vois encore les ombres de l’incendie sur les murs, elles dessinent des arabesques sinueuses et envoûtantes. Un éclair zèbre soudain le ciel et je sursaute.
L’alarme du couvre-feu retentit au même instant et je fronce les sourcils.
Voilà au moins quatre jours qu’elle a cessé de sonner, depuis que les autorités ont constaté son inefficacité. Mais ce soir, elle semble s’être remise en marche, prête à stupéfier les baltimoriens.
— Qu’est-ce que…
— Il est 7:00 pm. Nous vous recommandons de regagner votre domicile immédiatement. En raison des menaces subies dans la ville et de l’anarchie qui y règne, l’armée circulera à présent dans Baltimore jour et nuit. Le couvre-feu est réinstauré dès ce soir. Il est désormais interdit de sortir dans les rues à la nuit tombée. Chaque homme ou femme interceptée sera exécuté à portée de vue sans procès.
— Quoi !? m’étranglé-je. Exé… Exécuté ?
— Nous espérons que les forces militaires ne devront pas user de ces mesures pour ramener l’ordre à Baltimore. Nous vous souhaitons à tous de passer une agréable soirée.
Sarah décroche dès la première sonnerie.
— Jennie ! Tu as entendu…
— Oui, évidemment que j’ai entendu la nouvelle ! Qu’est-ce qu’on va faire ?
— On part quand même. Si on attend plus longtemps, ce sera trop tard. On est déjà en train de descendre les affaires dans la voiture, sois prête dans trente minutes.
— Je le serai.
En préparant mon sac, j’écoute d’une oreille distraite les actualités que déverse une ancienne radio. Il me faut quelques minutes pour la régler et tomber sur une station encore en fonction.
Des informations, toutes aussi horribles les unes que les autres, s’enchaînent dans le poste. À travers le monde entier, le chaos prend de l’ampleur. Près des littoraux, la peur grandit jour après jour. Dans les villes en général éloignées des campagnes — et donc des silos de grains et des fermes à bétail —, meurtres et guérillas se succèdent sans fin. À Moscou, la population s’est soulevée contre le régime politique ; face à une telle haine, l’armée n’a rien pu faire, le Kremlin a été pris d’assaut et brûlé. Du côté de l’Afrique, plus aucune nouvelle n’est parvenue aux oreilles des autres continents et l’on suppose que le désordre a pris le dessus comme un peu partout. Depuis une demi-heure, les actualités ne cessent de revenir sur Beznau, en Suisse. À la suite d’un relâchement dans sa supervision, la vieille centrale nucléaire a subi une fusion du cœur. Classée au niveau 7, le plus élevé de l’INES, on parle déjà dans le monde entier de la catastrophe nucléaire de Beznau. Des matières radioactives se sont répandues dans les miles avoisinants et les médias ont encore du mal à estimer le nombre de morts. Cette dernière nouvelle me creuse un trou dans la poitrine, et je m’arrête une minute dans mon affairement en pensant à Lucy. Je prends la radio dans mes mains et la serre comme si elle pouvait me rendre mon amie.
Face à toute cette folie, je reste sans voix. On pourrait croire qu’on s’habitue à tout, mais ça n’est pas vrai. On ne peut pas se familiariser à de pareilles horreurs.
Je me ressaisis, et le présentateur à la radio enchaîne sur un nouveau sujet :
— Aux États-Unis, le président essaye tant bien que mal de redresser la situation, en commençant par les grandes agglomérations côtières, telles que Seattle, San Francisco, Baltimore, ou encore New York. L’armée a été déployée dans ces villes afin d’éradiquer la violence, là où le sang a déjà trop coulé. Équipée, elle circule dans les rues et veille au respect du couvre-feu qui a été remis en place. De plus, pour refréner les exodes qui vident en grande partie ces communes, des troupes circuleront aux frontières des villes pour empêcher quiconque de sortir…
Je demeure abasourdie. Des centaines de pensées se bousculent dans mon crâne. C’est maintenant ou jamais qu’il faut quitter la ville. Je m’empresse d’empaqueter les affaires restantes dans un sac et le ferme.
Au même moment, mon téléphone se met à vibrer.
— Sarah ?
— Jennie, on est sur le point de partir, mais on ne peut pas venir te chercher ! Il y a trop de grabuges dans ta direction, des coups de feu n’arrêtent pas d’être tirés. Est-ce que tu peux nous rejoindre ?
J’enfile un blouson, attrape mon sac et dégringole les marches d’escalier. La panique grandit tandis que je descends les étages. Sarah reste au téléphone avec moi et je l’entends discuter avec ses parents.
À l’instant où je m’apprête à ouvrir la porte d’entrée, une explosion retentit avec fracas et m’empêche de sortir.
— Jennie !
Dehors, une boutique s’incendie et des coups de feu s’échangent. Un homme passe devant mon immeuble avec empressement, mais est stoppé dans sa course. Une balle l’atteint dans le dos et il s’écroule. Je retiens le cri qui veut s’échapper de ma bouche et reste discrète.
— Jennie ! Est-ce que ça va ?
Je retourne dans la cage d’escalier pour reprendre l’appel avec Sarah.
— J-je vais bien. Mais je ne peux pas sortir. Il y a une émeute dehors et l’armée est là.
Sarah ne me répond pas, elle répète ce que je viens de dire à ses parents. Des tirs sont de nouveau échangés et me convainquent de rester à l’abri. Je déglutis péniblement. Une angoisse me serre l’estomac, mais ce n’est pas à cause de la confusion qui fait rage.
— Sarah…
Elle ne m’écoute pas et continue d’implorer son père et sa mère. Je sens les larmes qui commencent à se déverser.
— Sarah, articulé-je plus fort.
— Jennie, ne bouge pas. On va t’atten…
Une bombe rugit dans Howard Street et je n’entends pas la fin de sa phrase.
— Partez maintenant, Sarah.
— Quoi ?
Sa réponse me fait douter un instant de ma force, mais je continue :
— Tu m’as bien entendu. Vous devez quitter Baltimore tant que vous le pouvez. Je ne veux pas vous retenir, il sera certainement trop tard pour fuir avec votre voiture si vous attendez encore.
— Jennie, on ne s’en va pas sans toi.
Son ton est catégorique. Et pourtant, j’entends une fêlure au milieu de sa phrase, comme une corde de violon qui se briserait.
— Si, vous allez le faire. Je partirai dès que possible, je prendrai la route à pied. Je te rappellerai une fois sortie de Baltimore pour avoir de vos nouvelles, mais ne m’attendez pas. Rejoignez Louisville, on se retrouvera là-bas.
— Mais comment vas-tu traverser tout le continent à pied ? Et seule de surcroit ?
Je n’ai pas de réponse à lui apporter. J’ignore sa question.
— Faites attention à vous. Je t’aime, Sarah.
— Non, Jen…
Je raccroche avant de fondre en larmes sous une pluie d’explosions.