11 et 12 avril 2031

Par Lewis

11 avril 2031

 

D’humeur nostalgique, je contemple ma rue. Je repense au passé, à l’enfance que j’ai vécu à Baltimore. Je repense à Lucy et tous ces moments que nous avons passés ensemble. Je me demande si je n’aurais pas dû plus profiter de cette vie, car maintenant c’est trop tard pour espérer en avoir une aussi belle. Ma vision est embuée, les larmes au bord des yeux, prêtes à tomber. Une colère gronde en moi, j’en veux à tant de personnes pour avoir détruit la planète et m’avoir pris ma meilleure amie.

Dans Howard Street — et dans toutes les autres rues de Baltimore —, des poubelles sont renversées et s’entassent en quantité. Leur odeur horrible a rempli la ville, on dirait que l’asphalte s’en est imprégné. La puanteur attire des chats louches, et des rats d’égouts vagabondent de détritus en détritus. Les sacs poubelles ont été éventrés par les dents des rongeurs et traînés tout le long de l’avenue, autour de ces voitures calcinées. Ces dernières ne sont plus que des tas de ferraille, elles ont fondu les nuits précédentes sous l’œil indifférent de la lune. Le soir, je n’ose presque plus sortir pour rejoindre l’appartement de Sarah, les gens deviennent de plus en plus violents et sauvages. La veille, la déflagration d’un moteur m’a réveillée et j’ai cru que le monde lui-même explosait. Des badauds avaient déversé de l’essence sur un véhicule avant d’y mettre le feu. La rue était séparée en deux par les flammes, si bien que j’ai pensé que la terre s’était ouverte comme un passage vers les enfers.

Et il paraît que la situation est bien pire à New York et à Washington.

Mais tous ces éléments ne sont rien face au dégoût que me provoque la vue des cadavres en décomposition, allongés sur le sol comme de simples poupées de chiffon. J’en retrouve un peu plus chaque jour dans les artères de Baltimore. Des corbeaux, bienheureux, viennent picorer ces corps et se repaître de cette viande avariée. À la pestilence des poubelles s’ajoute maintenant celle des tripes ensanglantées.

Baltimore s’est transformée en jungle civile. La peur m’habite à chacune de mes sorties. J’aurais bien envie de courir, mais je sais que le bruit de mes pas pourrait attirer l’attention et je deviendrais alors une cible facile pour tous les déments qui traînent à l’extérieur. Je ne cesse de regarder partout autour de moi, de peur qu’on ne me suive. Je rabats la capuche de mon pull sur la tête pour me fondre dans les ombres des grands immeubles lorsque la nuit tombe.

À chaque repas, la famille de Sarah et moi-même vidons des boîtes de conserve et, bien que rempli à l’origine, je vois mon stock diminuer peu à peu. Parfois, Sarah et moi nous mangeons seules dans sa chambre et nous nous asseyons face à la fenêtre pour regarder le monde décliner aussi vite que le soleil. La nuit, les lumières n’éclairent plus Baltimore et leur absence permet aux étoiles disparues depuis des décennies de refaire leur apparition.

À 7:00 pm, le couvre-feu n’est plus prononcé. Personne ne le respecte de toute manière. La loi est enfreinte, mais plus aucune arrestation n’a lieu. Les civils ont compris la faille du système et s’en servent pour entraîner Baltimore dans les flammes. Terreur et violence ont pris plein pouvoir de la ville.

Deux semaines ont suffi pour que le monde s’embrase. Le discours et l’espoir du président n’ont pas eu l’effet escompté.

La fin de notre ère a transformé le visage de l’homme en celui d’un monstre.

 

 

 

12 avril 2031

 

Je me rends chez Sarah lorsque j’entends des hurlements. Ils viennent de devant. Aussitôt, je me cache dans le renfoncement d’une ruelle obscure. Mon cœur bat la chamade, s’emballe. Je patiente silencieusement. Il ne faut que quelques secondes avant de discerner le son de chaussures sur le macadam et celui d’un souffle irrégulier. Puis, la silhouette d’un homme lassé, fatigué par sa course. Il continue sans s’arrêter malgré son épuisement. Après son passage, sa respiration haletante résonne encore dans ma tête.

Enfin, un groupe apparaît. Ils trottent, mais ils vont rapidement rattraper le premier individu. Ils veulent le pincer, je le devine à la vue des armes. Battes, matraques et planches ont été distribuées dans la meute.

Quelques secondes s’écoulent. Une plainte s’échappe soudain et me fait frissonner. Finalement, l’homme n’est pas allé bien loin. Je distingue des geignements de pitié, seulement c’est inutile. Mes muscles se raidissent quand les coups se mettent à pleuvoir sur le corps éreinté du type. Je me bouche les oreilles, mais j’entends tout de même les hurlements et sanglots du blessé. J’imagine le sang qui dégouline, les os qui craquent, la cervelle écrasée sous l’impact des armes. Je me retiens de gémir d’horreur et de dégoût. Je voudrais aller aider l’homme, mais que puis-je faire face à une pareille bande ? Alors je ne bouge pas. Je reste là à attendre que le plaisir des meurtriers soit assouvi. Et quand ils disparaissent, je demeure un moment immobile, paralysée par l’effroi.

Je n’ose me relever qu’une heure après. Quelque peu nauséeuse, écœurée par la scène qui s’est tenue à une ruelle de moi, mon estomac me joue des tours. Je vomis mon déjeuner, les larmes aux yeux.

Sur le chemin, je cours plus que je ne marche. Une explosion provenant de quartiers plus éloignés retentit et me fait bondir. Je retiens les tremblements qui s’en prennent à moi. Je ne veux pas me laisser guider par cette peur, je dois rester forte. C’est difficile, mais je le dois si je ne veux pas sombrer. Mon cœur bat à cent à l’heure et je parviens après quelques minutes à le calmer.

— Dans quel monde je peux bien vivre ? lâché-je dans un soupir.

 

Sarah m’accueille à bras grands ouverts. Elle ne dit rien, mais je sais qu’elle s’est inquiétée de mon retard. Je ne lui raconte pas ma mésaventure pour éviter de l’effrayer. Et parce qu’elle pourrait me proposer de rester éternellement chez eux. Mais je ne veux pas m’imposer davantage que je ne le fais actuellement.

Lorsque j’entre, je découvre un désordre dans cet appartement que j’ai toujours connu rangé et soigné. Des affaires traînent, les tiroirs de placard ont été ouverts sans être refermés, des oreillers et sacs de couchage sont alignés sur le mur. J’entends les parents de Sarah discuter, leur voix semble pressante.

— Qu’est-ce qu’il se passe ici ?

Sarah passe un doigt dans ses cheveux avant de me répondre.

— Allons dans ma chambre, il faut qu’on parle.

Tandis qu’elle m’entraîne après elle, je regarde une nouvelle fois tous ces effets personnels rassemblés. Je comprends ce qu’il se trame, mais j’ai dû mal à l’intégrer.

Elle va m’abandonner.

Ils vont partir à leur tour et je vais perdre ma seconde meilleure amie.

Sarah ferme la porte derrière elle. Elle n’a pas prononcé un mot que j’imagine déjà les prochains jours où je vais devoir survivre seule dans ce chaos. L’idée me paraît impensable sur le moment. Je ne suis pas prête. Mais qui le serait ? Personne ne l’a été face à cette apocalypse. Pas même cet entomologiste, cet Ethan Lancy. S’il est encore en vie, la culpabilité doit le ronger. Il a échoué dans sa quête d’un remède et a vu notre Terre dépérir.

— Jennie, qu’est-ce qu’il t’arrive ? On va s’en sortir toutes les deux.

Je réalise qu’une larme a coulé sur ma joue. Je la sèche et souris avec grand mal pour me donner contenance.

— C’est que… Je comprends votre décision, mais tu vas me manquer, Sarah.

Je bredouille quelques mots intelligibles pour formuler ce que je ressens. Quand j’ai terminé, Sarah me fixe sans saisir, les sourcils froncés. Et soudain, ses yeux s’écarquillent et lâche le rire le plus franc que j’ai pu entendre depuis des semaines.

— Jennie ! Tu ne crois tout de même pas qu’on va te laisser !

— Pardon ?

— Je ne t’aurais jamais abandonné, qu’est-ce que tu vas penser ? On a décidé de partir, mais on t’embarque avec nous. C’est ce que je voulais te demander. Est-ce que tu es prête à quitter Baltimore et nous suivre ?

Je relâche un long soupir, comme si je vidais mon corps d’un poids immense. Je chasse en moi toute cette appréhension qui grandissait déjà. Je reste muette d’émotion une seconde avant de déclarer, pleine de gratitude :

— Je suis prête. Quand partons-nous ?

Sarah me prend la main.

— Demain soir. Ça te laisse toute la journée pour préparer tes affaires.

Demain soir, pensé-je. Bientôt, nous quitterons cette ville corrompue.

Je sais que ce n’est qu’une solution temporaire, cependant, à cet instant, l’avenir aux côtés de Sarah me paraît moins effrayant.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez