Ismael tomba d’épuisement au milieu de la nuit, se sentant malheureux dans la chambre de Lyz, résistant à l’envie de descendre et de coller l’oreille à la porte blindée. Il se réveilla à l’aube dès qu’il entendit des pas dans l’escalier.
Le temps qu’il s’habille, Charles était déjà descendu dans la cave, et Margaret attendait. Deux mugs traînaient sur la table basse, signe qu’ils avaient veillé un certain moment.
— Bonjour, Ismael, le salua-t-elle.
— Bonjour, murmura-t-il.
Il prit conscience de ce qu’endurait les parents Lancaster. Chaque mois, ils écoutaient leur fils se tordre de douleur à quelques mètres d’eux, et chaque jour ils devaient penser à la pleine lune suivante.
Finalement, il entendit Lyz et son père remonter.
— Nuit calme, déclara sobrement Charles en émergeant le premier.
Le soulagement détendit sensiblement Margaret, mais Ismael eut un froncement de nez dubitatif ; une « nuit calme » ? Rien de ce qu’il avait entendu ou vu n’avait paru « calme ». Et encore moins la tête de Lyz, qui apparut dans la lueur froide de l’aurore. Il avait la peau aussi blanche que le peignoir qu’il portait, les orbites creusées de fatigue, les cheveux ternes et le pas traînant.
Il se tourna vers Ismael sans une once d’attention pour ses parents, les mains au fond des poches, les lèvres pincées. Ismael leva un sourcil et dit :
— C’est donc ça, ta tête après une bonne cuite ?
Il en avait oublié le couple Lancaster, focalisé sur les yeux de Lysander, les yeux du loup qui aurait aimé l’attaquer quelques heures plus tôt.
— C’était une sacré fête, répondit Lyz du bout des lèvres.
Quelque chose en lui s’adoucit et Ismael sourit pour deux.
Un bleu se formait déjà sur son épaule droite et les traces de morsures sur ses avants-bras le piquaient dans l’eau du bain. En bas, Ismael discutait avec ses parents. Il entendait le bruit des poêles, du toaster et des mugs, le ronron de la machine à café portait des odeurs délicieuses jusqu’à lui.
Son corps courbaturé et épuisé l’empêcherait de se joindre au petit-déjeuner dans la cuisine – quand il aurait la force de sortir du bain, ce ne serait que pour clopiner jusqu’à son lit – mais il le regrettait. C’était la première fois qu’il ne désirait pas disparaître dans les plis de sa couette, la première fois que ses entrailles n’était pas nouées à la simple pensée d’exister encore.
Ismael était resté. Il lui avait parlé. Il avait blagué.
Lysander espéra qu’ils restent amis encore très longtemps.
— Je peux entrer ?
— Oui, bien sûr.
Retenant le plateau d’une main, un bord coincé contre son torse, Ismael actionna la poignée.
— Te lève pas, ordonna-t-il alors que Lyz amorçait un mouvement.
Son ami abdiqua sans protester. Il avait repris quelques couleurs. Dehors, de gros nuages avaient griffé le rose de l’aube, éclaboussant la chambre d’une lumière entre deux tons.
— Café, tartine, œufs brouillés… énuméra inutilement Ismael en posant le plateau sur la couette. Je vois que ça te coupe pas l’appétit.
Il déplaça la chaise près du lit pour s’asseoir.
— C’est même l’inverse, avoua son ami, je meurs de faim les lendemains. À croire que ça me pompe toute mon énergie. La deuxième tasse est pour toi, je suppose ?
— Oui, répondit Ismael.
Il tendit la main pour que Lyz lui passe le mug. Ça lui parut important, soudain, qu’il sache qu’ils pouvaient encore échanger des objets de main à main ; que rien ne le répugnait. Il ne savait pas quelles pensées tournaient derrière les traits tirés et les cheveux hérissés de son ami, si cela tenait plus du soulagement ou de la peur.
Par contre, il savait qu’il n’aurait échangé pour rien au monde sa présence dans cette chambre, avec lui, à cet instant. Un silence confortable les enveloppa. Pendant plusieurs minutes, ils n’eurent besoin de rien d’autre.
— Je t’ai vu, tu sais.
Ismael avait soufflé ça, la tasse chaude au creux de ses mains et des fourmillements sous ses bracelets. Dans sa tête se mélangeaient les images du loup, ses grognements et les cris de son ami enfermé dans la cave ; ces échos pompant comme un second cœur dans son corps.
— Comment ?
Question chuchotée elle aussi. Les murs de la chambre donnèrent l’impression de s’incurver pour protéger leur discussion du monde réel.
— Par la fenêtre du soupirail.
— Tu es sorti…
— Uniquement parce que ton père m’empêchait d’ouvrir la porte de la cave.
Il releva les yeux juste à temps pour croiser ceux de Lyz. Contact visuel bref, le lycanthrope rabattit vite son attention sur son assiette vide. Ismael posa sa tasse à ses pieds et, fixant le visage fatigué de Lyz, précisa :
— Je ne suis pas sorti parce que je voulais m’enfuir. Je suis sorti parce que je voulais t’aider. Je…
Il mordit sa lèvre inférieure et se redressa, à peine conscient de s’être préalablement penché, les coudes plantés dans les cuisses. Son regard parcourut les murs blanchis par la lueur montante du soleil, la bibliothèque au contenu réduit, le bureau dépouillé avec son ordinateur fermé et son pot à crayons organisés par couleurs. Légèrement maniaque, le Lysander.
— Je n’y croyais pas vraiment, je pense. Je pensais que quelque chose t’attaquait.
Il glissa l’index sous un bracelet de cuir et fit rouler une perle avec son pouce. Il n’osait plus regarder Lyz.
— J’avais pas entièrement accepté que tu étais un loup-garou, et j’en suis désolé.
— Tu n’as pas à t’excuser, dit Lyz d’un ton surpris.
Ils s’étudièrent à nouveau.
— Je n’imaginais pas que tu resterais jusqu’au lendemain, bredouilla Lyz. Je me rends bien compte que ma situation est… bizarre et inquiétante et…
Il ne trouva pas d’autres adjectifs, mais Ismael saisit le dégoût que Lyz s’inspirait.
— J’aurais jamais eu le courage d’affronter ça comme tu l’as fait, déclara Ismael.
Son ami haussa les épaules.
— C’est pas du courage.
— Si, contredit Ismael avec une boule dans la gorge.
Il se força à cesser de manipuler ses bracelets. Si, c’était du courage d’accepter de souffrir le martyr mois après mois, de vivre caché, de faire profil bas en permanence, de fuir les autres comme il le faisait.
La voix de Margaret résonna soudain jusqu’à eux, les prenant par surprise.
— Il va être sept heures, les garçons.
— Et merde, l’école, lâcha Ismael. Si je me dépêche pas, ma mère va me tuer. Je peux prendre une douche, en vitesse ?
— Oui, bien sûr. Les serviettes sont dans le placard.
Ismael rangea la chaise, posa sa tasse sur le plateau qu’il entreprit de ramener à la cuisine. Il songea que Lyz allait certainement s’endormir en moins de deux, vu sa tête.
— Ismael ?
L’intéressé se retourna ; Lyz avait l’air grave.
— Merci, dit-il.
Le sentiment d’avoir agi avec justesse se répandit en vagues tièdes dans le corps d’Ismael.
— Repose-toi bien, répondit-il.
L’envie de sécher pour passer la journée avec lui était forte, mais il sentait aussi que Lyz avait besoin de retrouver sa tranquillité.
Cette complicité entre Lyz et Ismael, c'est vraiment trop choupi... Tu montres cette complicité à travers un million de petits détails qui rend le tout vraiment plaisant.
La fin les ramène aussi à la réalité. La nuit étant passée, la vie doit reprendre son cours. J'ai hâte d'en savoir plus !
Je crois avoir remarqué une petite coquille dans le titre "celui est qui resté" au lieu de "celui qui est resté"...
A bientôt pour la suite ! :D
Mon cher Dé, vos commentaires me font rougir. Merci encore pour cette vague de lecture !
A bientôt ♥
Tu décris les conséquences physiques de la transformation comme étant franchement pas cools, alors je doute que les murs du sous-sol soient épargnés. Par contre, Lyz est vraiment épuisé et limite malade, c'est normal ?? Ou est-ce qu'il y a un truc dont il n'est pas au courant et qui pourrait lui éviter de se retrouver dans cet état-là ?
Ismael est trop chou à s'occuper de Lyz et à lui apporter son petit déjeuner : D et on voit très bien que leur relation a encore évolué. On pouvait avoir l'impression qu'Ismael courait après Lysander dans les premiers chapitres, mais là, Lyz se rend compte qu'il a besoin de lui bien plus qu'il ne le pensait.
Leur discussion est timide et honnête, et j'ai comme l'impression que Lyz a déjà une idée de ce que cachent les bracelets d'Ismael... Moi, je les trouve tous les deux très courageux et absolument adorables : )
Je passe à la suite (on dira que je n'ai rien d'autre à faire...) juste après les quelques coquilles :
- « Il prit conscience de ce qu’endurait les parents Lancaster. » -> qu’enduraient
- « … et les traces de morsures sur ses avants-bras le piquaient dans l’eau du bain. » -> avant-bras
- « … la première fois que ses entrailles n’était pas nouées à la simple pensée d’exister encore. » -> n’étaient pas nouées
- « Si, c’était du courage d’accepter de souffrir le martyr mois après mois… » -> martyre
Et j'ai failli oublier un truc ! Dans un commentaire quelque part sur un chapitre au début, la série Teen Wolf est mentionnée, et je suis assez d'accord, on peut voir quelques parallèles avec ton texte, c'est cool ! Surtout au niveau de l'amitié et de son rôle essentiel, et de l'importance de l'honnêteté, même si ce n'est pas toujours facile.
Je trouve que tu as créé un très beau duo, j'accroche vraiment beaucoup !!
Il est "juste" épuisé physiquement. Les transformations du corps comme de la tête sont éreintantes. Quant à la cave... Elle est vide, mais les murs auraient bien besoin d'un coup de peinture, je t'avoue !
Merci merci Schumi !
Tu as un vrai talent pour nous faire ressentir de l'affection, et de la peine aussi. La relation est définitivement bien travaillée et même si c'est vrai qu'on a une récurrence du "Ismael court après Lysander", je la trouve logique et elle prépare bien tout ce qui arrive après.
Tu construit la solidité de leur amitié étape par étape et certaines se répètent, comme dans la vie. Ça rend le tout réaliste, et c'est ce qui renforce l'émotion des chapitres que je viens de lire.
Trop souvent, les histoires de Loup-Garou sont pleine d'action, de violence, et compagnie, mais avec Meutes tu reviens aux origines de la légende et - quand on y réfléchit - des récits comme Le Lai du Bisclaveret c'est bien une histoire de relation, de douleur et de difficulté face à la transformation.
Tu proposes quelque chose de vraiment original et qui me semble juste face à la légende que tu reprends, c'est ce qui fait que j'aime beaucoup ce roman,
Et que je passe immédiatement à la suite !
Comme dit dans une réponse précédente, je reprends certains aspects de cette relation pour marquer une réelle évolution entre eux. Mais si, en l'état, ça te plaît déjà autant, ça m'encourage beaucoup à faire encore mieux !
Je crois que je n'ai jamais lu ou étudié le Lai du Bisclaveret ; ce serait intéressant que je me le trouve !
J'ai bien aimé avoir le flashback sur Ismael ! c'est pas parce qu'il est "normal" qu'il a pas de problèmes lui aussi.
Merci Sorryf, je suis contente que les FB d'Ismael plaisent aussi. Je ne veux effectivement pas minimiser son passé à lui aussi, puisque Lyz ne le minimise pas.
Les parents d'Ismael ne se parlent pas beaucoup, et je ne suis pas certaine d'avoir écrit une scène de ce genre ? Va falloir que je regarde, je me perds entre le premier jet et ma réécriture xD
Les FB ce sont les chapitres avec une date en guise de titre :)
Pas besoin de t'excuser, ne t'en fait pas ! Ce genre de retour c'est important aussi è_é
Super cool le chapitre de la transformation ! C'est trop bien d'avoir le POV d'Ismael (et celui de Lyz le lendemain, niquel !). Je ne sais pas si c'est intentionnel pour laisser le doute jusqu'à leur conversation du matin, mais je trouve que les motivations d'Ismael sont pas très claires quand il part en courant :moi j'ai vraiment cru qu'il voulait se barrer, et même après quand il se penche par le soupirail, je croyais que c'était pas prémédité... Je me dis que peut-être tu pourrais en rajouter un peu sur l'idée qu'il a à ce moment-là de sauver son ami malgré la porte blindée et les parents (idée qui disparait quand il voit les yeux bien sûr), et pourquoi pas raconter vite fait quand il revient dans la maison, et dire qu'il a jamais eu l'intention d'en partir vraiment (parce qu'après j'ai un peu bugué de le savoir dans la chambre de Lyz, ça me paraissait pas très cohérent avec ce que j'avais lu sur le coup
Le flash-back d'Isamel est très bien écrit, et c'est touchant de voir qu'il a souffert aussi quand il était plus jeune, mais d'un drame plus "banal" si je puis dire... En revanche, je sais pas si c'est parce qu'il est court ou parce qu'il intervient entre deux chapitres importants de l'intrigue principale, mais je l'ai pas trouvé très utile comme chapitre.... Peut-être que quitte à "épuiser" le lecteur dans un flash-back, il faudrait en profiter pour caser plus d'info, aborder plus de choses, je sais pas...
Trop trop cool ce "lendemain difficile" Lyz et Ismael sont toujours aussi cohérents dans leur personnage et à fond dans leur rôle d'ami (ils sont tellement pas égoïstes, je les adore <3) Ils sont juste faits pour s'entendre ces deux-là, je suis contente pour eux de s'être trouvé ! Bref.
Petite coquille : "de ce qu’endurait les parents Lancaster" > faut mettre le verbe au pluriel
Et aussi j'ai trouvé bizarre qu'Ismael propose à Lyz de lui faire un café alors qu'il est même pas chez lui XD
Sinon trop trop bien, et la toute fin du chapitre est si ...ah, trop bien ! Ils sont super attentionnés en fait, à la fois présents l'un pour l'autre et hyper prudents, respectueux, c'est trop cute <3 Nan mais oui, cette dernière phrase est parfaite.
Je vais reprendre le moment où Ismael s'échappe parce qu'en effet, il n'a jamais été question pour lui de s'enfuir. Ça doit pas tenir à grand chose, je vais m'y pencher. L'idée était plutôt de voir Lyz et de lui dire qu'il va l'aider, ce genre de chose (et comme il avait un jour oublié de fermer le soupirail, y a aussi l'idée de pouvoir lui parler par là.)
Ce chapitre de flash-back (comme d'autre) me pose les problèmes que tu soulèves. Pour moi (forcément, depuis le temps) il a son importance et son lien. La perte du père en opposition avec la non-perte de Lyz (j'ai cherché un mot, j'ai pas trouvé xD). Et dans l'histoire d'Ismael, personnelle, ce moment était très important. Dans sa relation à sa mère, particulièrement.
Il n'est pas exclu que ce FB change de place à l'avenir. Ce qui peut aussi aider à le rendre moins décalé, même si j'aimais le concept de la pause entre ces deux chapitres sous tension (comme si le lecteur aussi devait attendre toute une nuit avant de revoir Lyz)
Je peux aisément changer le "tu veux que je te prépare du café " en "tu veux que j'aille voir s'il y en a de prêt". Pour moi, Ismael est assez à l'aise dans cette maison pour préparer un café à son ami relativement convalescent, mais si ça peut empêcher de tiquer sur le moment, je vais changer.
Merci pour la coquille <3
Et merci pour tous ces compliments, tu me gâtes, Hinata !
A la prochaine alors !