Au fin fond d'une arrière boutique, où le désordre régnait en maître, une femme à la tenue carnavalesque psalmodiait un étrange langage tout en se balançant d'avant en arrière. Elle tendit tout à coup les mains vers les deux hommes à proximité, qui la regardèrent d'un drôle d'air. Doucement, l'un et l'autre lui donnèrent la main; il se passa également un autre temps d'hésitation quand ils se lièrent à leur tour pour fermer le cercle. Une étrange vague de chaleur se créa soudainement, et enveloppa les trois personnes. Chacun avait les yeux fermés, cheveux dressés sur la tête et parcouru d'ondulation - alors qu'aucun courant d'air ne venait se promener dans la pièce. Le rituel avait un objectif précis : convoquer les entités responsables de la malchance de Julien.
Celui-ci ne se sentait guère rassuré par la situation, ni le baragouinage ni le décor sens dessus dessous ne parvenait à le détendre. Seul le contact direct avec la main de son voisin lui procurait une douce sensation qui enrobait son cœur d'une note sucrée. Il verrouilla instantanément cette pensée, et la conscience de cette émotion, au moment où cela lui effleura l'esprit. L'heure n'était pas à la divagation mais à la concentration.
Balinda continuait de marmonner de manière incompréhensible. Et hormis la température de la pièce qui venait de prendre quelques degrés, rien ne bougeait. Julien se dit que le radiateur avait dû simplement se mettre en route et que tout ceci n'était qu'une vaste mascarade. Tandis qu'il pestait intérieurement contre cette perte de temps monumentale, il sentit le pouce de Tomas venir lui caresser la peau en un geste doux et timide. Un frisson l'électrisa de la tête aux pieds. Il se crispa, sur le point de briser le rituel lorsque Balinda se tût. Le silence tomba lourdement entre eux.
Les minutes s'écoulèrent, lentes, pesantes. Julien se tortillait, Tomas avait cessé sa caresse, Balinda restait toujours silencieuse. Il ne saurait dire si l'inconfort ressenti, si ce drôle de malaise, venait du mutisme soudain de sa potentielle sauveuse ou du fait que son ange gardien restait fichtrement immobile. Il prit une grande inspiration, prêt à s'octroyer la parole, quand un ricanement s'élèva. Julien sentit qu'il ne fut pas le seul à se tendre, les doigts entrelacés aux siens se recroquevillèrent comme les siens en réaction à ce rictus aiguë.
« Eheheh »
Le trio se figea, il eut un autre ricanement puis un froid soudain s'abattu en même temps qu'un silence de plomb. Balinda brisa ce dernier et reprit la parole.
« Rouvrez les yeux mes p'tits. C'est terminé. Tu as bel et bien la Malchance sur ta caboche. Mais pas que. C'est la mauvaise nouvelle du jour : j'ai vu c'qui s'passe et c'est pas joli joli. Tomas, ton choix te mènera à votre perte. »
Julien papillonna quelques instants des paupières avant de retrouver une vision nette de son environnement. Il constata que ledit Tomas affichait une triste mine, profond masque du désespoir. Balinda leur jetait des regards attendrissants à l'un et l'autre. Le sens de la situation lui échappait totalement. Balinda gonfla sa poitrine, ouvrit la bouche en levant une main comme pour ajouter quelque chose mais n'en eut pas le temps.
« Eheheh »
Le ricanement s'échappa à nouveau de partout à la fois. Et soudain l'étrange femme à l'allure carnavalesque s'écroula sur elle même. Telle une poupée de marionnettiste à qui on venait de couper les fils brutalement.
« Balinda ! »
Julien, estomaqué, regardait Tomas secouer la propriétaire des lieux avec fébrilité. Elle ne réagissait pas. Sa tête était ballotté de tous les côtés, sans qu'aucune once de réaction ne surgisse. Un dernier ricanement s'échappa dans les airs, avant qu'un silence lourd ne tombe dans l'arrière pièce de la boutique.
« Est-ce qu'elle est... ?
— Non. » Grogna l'ange. « Elle semble être plongée dans un état léthargique. Avec ma pleine magie je pourrai faire quelque chose. Mais là, j'ai déjà beaucoup déployé pour venir jusqu'ici et... »
Un sanglot le coupa dans ses explications. Il prit une longue inspiration, comme pour le renvoyer, et tâcha de se relever tout en gardant la frêle Balinda dans ses bras. Avec un air déterminé, l'ange gardien à l'aile unique regarda son protégé.
« Retournons chez toi, c'est mon point d'ancrage. Je vais pouvoir rentrer là—haut; et l'emmener avec moi afin de sauver son âme. Sinon elle risque... Elle risque... »
Les Enfers...
Tomas n'eut pas besoin d'exprimer le fond de sa pensée; Julien comprit. Un frisson glacé l'enveloppa brièvement. Il hocha la tête et entreprit de les ramener en direction de son appartement. Bien que le trajet fut assez court, et qu'il se sentait comme protégé dans l'aura de cet être surnaturel, le jeune étudiant sentait également poindre cette nouvelle sensation au fond de son cœur depuis l'annonce du départ de Tomas. Une tristesse couplée à de la frustration, qui lacérait son coeur doucement et sûrement. Comme le vent ou l'eau qui abîme les falaises inexorablement avec le temps. Son cœur s'effritait à chaque pas fait vers son logis.
C'est lorsque sa main trembla en ouvrant la porte de son appartement, qu'il comprit que son âme refusait de laisser partir cet être tombé littéralement du ciel, dans sa vie. Et cette certitude s'imposa à lui dans toute sa complexité. Il s'écarta pour laisser passer Tomas, qui déposa Balinda avec toute la douceur du monde sur le canapé et prit un instant pour s'asseoir. Julien referma machinalement la porte de son appartement, et d'une petite voix prononça quelques mots qui flottèrent dans les airs timidement.
« Je ne veux pas te laisser partir... »