14- Souvenir d'un baiser

Tomas cligna des yeux plusieurs fois. Il se délectait encore de ce doux frémissement qui terminait sa course électrisante sur sa peau; jusqu'au bout de son unique aile qui se mit à luire plus fort. Les quelques mots à peine murmurés venaient de créer un ouragan incontrôlable au fond de son cœur. Bien qu'une illusion par enchantement permettait aux anges de ressentir encore les aspects fonctionnels de leur corps, à l'origine humains avant de revêtir une nature d'être céleste, l'Ange avait l'intime impression que son palpitant s'emballait vigoureusement. Le son de ses pulsations, intenses et vibrantes, cognaient contre ses tempes tandis que son souffle artificiel s'accélérait. La tête entre ses bras, dans cette position adoptée pour se concentrer un instant avant de repartir en direction de la Cité Angélique, il n'osait se redresser et affronter le regard direct de Julien. Celui—ci ne bougeait pas depuis cet aveu délicieux. Tomas le voyait rester immobile près de la porte, pouvant apercevoir seulement ses baskets depuis là où il se trouvait. Malgré la situation, et tout ce qu'elle provoquait d'émoi en lui en cet instant, il devait se ressaisir afin de sauver l'âme de Balinda. Dans sa tête, ses pensées se bousculaient les unes aux autres dans un chaos moelleux où les paroles de Julien caressaient son âme, sa sensibilité, ses sentiments. Avant qu'il ne puisse retrouver la maîtrise de son corps et de ses réflexions, la voix tendre de son protégé s'éleva à nouveau.

« Je ne peux pas te laisser partir, je... »

Tomas sentit un nouveau frisson merveilleux l'envelopper comme un plaid chaud un soir d'hiver. Cette chaleur se propagea dans tout son corps, le galvanisa d'un maelström de puissantes émotions.

« Car si tu pars, je ne sais pas comment je pourrai survivre sans t... »

L'ange retint sa respiration, fébrile. Il releva doucement la tête. Ce fut là le seul mouvement possible que son être pu faire. Il sentit ses muscles s'alourdir, son rythme cardiaque factice passer à la vitesse supérieure. Heureusement que son organisme n'avait pas réellement besoin de ses organes vitaux pour fonctionner. Car tout ce bouleversement lui semblait déjà un peu trop réel, le prenant de court dans son intensité. Son regard chercha celui de Julien, qui quitta la vue de ses baskets pour l'observer également. Tomas sentit une nuée de papillons métaphoriques exploser dans ses poumons, et voleter un peu partout en lui avec chaleur. Il n'entendait plus le tic tac de l'horloge, avait oublié Balinda toujours allongée au sol inconsciente, il ne voyait plus ce décor sobre tout de noir et blanc mais seulement ce visage aux taches de rousseurs qu'il rêvait de lier dans une tendre caresse.

« ...ton aide afin de retrouver une vie normale. »

Julien lui offrit un sourire, doux amer dans son cœur transi. L'ange suffoqua. Quelque chose de lourd, pénible, douloureux s'écroula en lui. Un château de cartes fragile qui dégringole en un souffle. À l'image des cartes à jouer qui se répandent dans un tas de méli mélo, ses sentiments entrent dans une profonde confusion. Le tout accompagné d'un désarroi infini. Sa raison refusait de céder à la résiliation, sa passion brûlait trop ardemment pour quitter le combat. En proie à ses désirs troublés, l'ange ne trouva quoi répondre. Il n'essayait même pas de faire bonne figure, laissant sa détresse gagner du terrain sur son visage. Trop douloureux pour soutenir ce regard qui le consumait de l'intérieur, Tomas dévia son attention sur le reste de l'appartement et la vue de Balinda, toujours inanimée, lui offrit un échappatoire. Il bondit sur ses pieds et se jeta en direction du corps de la pauvre inconsciente avec précipitation. Avec des gestes doux, et fébriles, il tacha de la reprendre dans ses bras tout en parlant à son protégé ; sans même lui jeter un regard. Il sentait ses joues écarlates et échauffées par le malaise.

« Ne t'en fais pas. Tu as les lunettes pour te protéger. Et, je serai là-haut je pourrai également veiller. Une fois Balinda sur pieds, elle nous aidera à défaire cette emprise de la Malchance sur ta tête. Toutefois... »

Tomas prit une profonde inspiration et se força à le regarder, ses mains crispées sur le corps de Balinda soigneusement calés entre ses bras. 

« Avec mon unique aile, et le coût de mon voyage pour retourner là-haut, je ne suis pas sûr de pouvoir revenir tout de suite. Il me faudra quelque temps pour récupérer assez d'énergie afin d'être pleinement capable de redescendre. Tu te souviens de ce que je t'ai expliqué sur l'énergie éthérique ? »

Julien continuait de triturer ses clefs entre ses mains, et hocha la tête par l'affirmative. Sur leur trajet de la boutique de Balinda à ici, leur discussion avait tourné autour de la Cité Angélique, de la formation des Anges Gardiens et de leurs missions, des règles qui régissent les voyages entre là-haut et le ici bas. Tomas avait hésité à lui révéler la vraie raison de son absence de paire d'ailes, mais avait préféré éluder la question intéressée de son protégé pour lui dire qu'il s'agissait d'un malheureux accident de trop de voyages en un laps de temps beaucoup trop court pour son corps. Il lui avait affirmé que si les êtres célestes ne se donnaient pas la peine de se recharger en énergie éthérique avant de redescendre sur terre, alors des difformités pouvaient se manifester. Il dissimula ainsi le jugement du Comité des Cieux par une blessure d'un trop plein d'aller retours. Un mensonge pieu.

« Bon. J'y vais. Je sens que l'âme de Balinda commence à nous échapper. Je dois au plus vite l'amener là—haut pour comprendre ce qu'il se passe. Il faut que je retrouve mon point d'arrivée, qui me servira de point d'ancrage pour m'aider à repartir... »

L'ange balaya la pièce en essayant de se souvenir de cette nuit autant douloureuse que merveilleuse. La veille, il avait décidé de retourner sur terre pour tâcher de contrecarrer à nouveau Malchance. Car oui, c'était sûr que cet être malicieux s'amusait à lui pourrir la vie plus que de raison. La raison ? Il l'ignore encore.

Le Comité des Cieux n'a guère apprécié sa fougue, trop intense pour être innocente, et lui avait interdit de continuer à gérer le dossier de Julien dans ces conditions. Tomas s'était simplement détourné de leur avis, et avait entrepris de voyager malgré l'interdiction. Ce qui lui valut de subir la colère du Comité, à coup d'éclairs destinés à l'affaiblir pour l'empêcher de réussir son voyage. Mais sa foi, sa passion, l'avaient aidé à descendre; bien que l'atterrissage fut particulièrement foireux. Il evita ainsi à Julien de sortir de la boulangerie le lendemain matin même, bousculant les plans de Malchance qui attendait de le faire trébucher sur une bouche d'égout pour une belle entorse. 

Seulement 24h de présence sur terre, et l'élu de ses pensées avait d'autant plus enflammé le royaume de ses sentiments en un brasier infernal. Déjà qu'il était tombé peu à peu amoureux de son protégé, depuis l'acquisition de son dossier; mais voilà que cette proximité nouvelle avait redoublé d'ardeur tout ce qu'il ressentait.

« Tu es arrivé juste là. » S'exprima timidement Julien, qui s'était entre-temps déplacé jusqu'à l'endroit désigné. Il observait le sol avec une certaine concentration, frottant machinalement le sol de la pointe de sa basket noire.

Tomas ignora ce frisson qui le saisit de la tête aux pieds pour le rejoindre rapidement. Il jeta un coup d'œil à Balinda, de plus en plus pâle. Le temps pressait. Au moment où ses pieds se poseront à l'endroit exact de son arrivée, une vague de chaleur familière le traversa. Un bref sourire accompagna son mouvement de tête en guise de remerciement. L'ange ouvrit la bouche pour dire quelque chose, avant son départ, mais la referma aussitôt; incapable de prononcer un simple au revoir. À la place, il se prépara à son voyage et adressa un dernier signe de tête à Julien avant d'entamer le processus. Son cœur hurlait de lui crier son amour, sa tête se démenait pour l'en empêcher puisque rien n'était réciproque de toute façon. Et il préférait le déni à cette réalité.

Cette pensée empoisonnait ses espoirs les plus fous. Alors Tomas ferma les yeux pour quitter le visage de son protégé, parvint à davantage se focaliser sur sa destination : là-haut. Ce fourmillement habituel commença par envelopper ses pieds. D'abord ses talons, puis la zone plantaire, et chacun de ses orteils. Paupières fermées, il savait que son aile unique allait se mettre de plus en plus à luire de sa belle lumière réconfortante au fur et à mesure; à l'image de son corps qui allait se retrouver nimbé d'une aura blanche, d'une blancheur douce à contempler et non aveuglante. La vague de chaleur poursuivit son chemin, grimpant sur lui par ses mollets et ses cuisses, arrivant au niveau de son torse. Plus que quelques secondes avant le départ.

Tomas s'empêchait de regarder Julien, par peur de ne plus avoir le courage nécessaire pour s'en aller. Il tacha de prendre une dernière très longue inspiration, sentant la chaleur doucereuse terminer de le draper par ses oreilles et le sommet de son crâne, finissant sur ses boucles sombres qui encadrait son visage. L'ange se sentit disparaître progressivement, sa magie déployée dans sa pleine puissance.

Au moment où il commença à perdre cette sensation de ses pieds sur la terre ferme, au fin fond de ce petit appartement étudiant, il savait que sa silhouette n'était plus qu'un reflet spectral sans consistance pour son protégé. Comme une ombre dans un brouillard épais. Dans quelques secondes il serait de retour dans l'au-delà. Plus rien n'y personne ne pouvait désormais enrayer son voyage. Il plia la jambe, prêt à se donner l'impulsion suffisante afin de s'élever tout à fait dans les airs afin de quitter ce monde pour rejoindre celui des êtres célestes à une vitesse surnaturelle. À la seconde même où son pied allait frapper puissamment le sol, où son aile complètement illuminée se mit à battre l'air dans des mouvements amples, Tomas ne put s'empêcher d'ouvrir les yeux.

Et il vit. Il vit avec stupeur le visage de Julien, collé au sien, yeux fermés comme pour se dérober au moment présent, qui déposa un baiser aussi léger qu'une plume sur ses lèvres. Son pied acheva son élan, cogna durement le sol comme un top départ et il décolla. Un battement d'aile plus tard, il se retrouva au cœur de la Cité Angélique. Un sourire béat, le pouls agité, l'âme euphorique.

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