13. Fenore

Par Hinata
Notes de l’auteur : Je trouve ce chapitre un peu rondouillet, n'hésitez pas à me signaler des passages qui pourraient être abrégés, ou si au contraire vous n'avez pas trouvé la longueur problématique ! Merci d'avance et bonne lecture ^^

Cette remise souterraine n’était pas censée accueillir un elfe adulte. Fenore se cogna la tête quand elle se leva pour essayer d’ouvrir la trappe, et son coude rencontra douloureusement une caisse en bois lorsqu’elle se résolut à s’asseoir en attendant qu’on vienne la libérer. Elle avait juste la place pour ça, jambes ramenées contre elle.

À vrai dire, peut-être que la cave était plus grande que ce qu’elle croyait, mais peu importe, Fenore n’avait pas l’intention d’aller explorer le noir pour s’en assurer. Tant pis si elle devait patienter longtemps, recroquevillée dans son coin, elle ne s’éloignerait pas de cette trappe. On n’allait pas tarder à lui ouvrir.

C’était interdit d’enfermer quelqu’un comme ça dans une cave. Même si elle était responsable des brûlures de Sahel, on devait lui laisser une chance de s’expliquer avant de la punir comme ça. Dans le pire des cas, il y aurait un procès en bonne et due forme. Fenore savait comment la loi s’appliquait à Raïeul. Elle avait même déjà assisté à une audience, dans la maison du Sergent. C’était la seule fois de sa vie où elle avait mis les pieds dans cette habitation saugrenue construite à même le sol.

Elle revit les juges assis en ligne, avec leurs tuniques identiques, leurs visages imperturbables et leurs voix volontairement atones.

Les larmes coulaient sans interruption sur ses joues. Elle s’essuya rapidement le visage dans sa robe puis, quitte à ne rien voir, pressa les yeux sur ses genoux. Ils la brûlaient, derrière ses paupières closes. Un battement sourd résonnait sous son crâne. Si au moins ces maux la faisaient assez souffrir pour l’empêcher de penser. Mais non.

Est-ce qu’elle était folle ? Est-ce qu’elle souffrait d’une maladie responsable de sa fièvre de la nuit passée, de sa violence envers Sahel ? Elle avait dû le pousser contre le brasero sans s’en rendre compte. C’était la seule explication, et pourtant Fenore n’arrivait pas à y croire. Elle n’arrivait même pas à articuler trois mots aux gens du village, où aurait-elle trouvé l’audace de lever la main sur lui ? Même pour se défendre, elle n’aurait pas osé. Elle le savait bien. Subir, c’était tout ce dont elle était capable.

Non, elle ne devait plus avoir toute sa tête ce soir-là, c’était évident. Il n’y avait rien eu de volontaire là-dedans, rien de conscient. D’ailleurs, elle ne se rappelait toujours pas la scène. Un vague souvenir de peur et de chaleur extrême lui revenait, mais c’était tout. Du soulagement aussi, sûrement lorsqu’elle avait enfin rejoint dans sa chambre. Non, peut-être aussi avant… C’était flou, ses paupières la brûlaient.

Elle se vit à l’entrée du village. Pas à pas, le chemin qui serpentait entre les troncs des maisons. À chaque arbre, des cris. Peur et douleur. Elle lève la tête. Les maisons sont là, mais les arbres n’en sont plus, ce sont des torches, immenses, incandescentes. Des flammes sortent de toutes les fenêtres, dégringolent des escaliers.

Des objets tombent en pluie sur elle, explosent sur le sol en gerbe d’étincelles. Elle lève la main pour protéger son visage, voit que sa peau s’enflamme elle aussi, ou luit, plutôt, rougeoyante et ardente comme la braise. Ce n’est pas douloureux, au contraire, elle se sent forte. On l’appelle. C’est la voix de son père, mais c’est sa mère qu’elle voit courir tout à coup vers elle, la serrer dans ses bras. Sa mère hurle au contact de sa peau brûlante. Ses cheveux blancs prennent feu, elle se cramponne à Fenore sans cesser de hurler, la harponne de ses yeux où brûlent un véritable brasier d’effroi, la repousse enfin violemment.

La sensation de chute réveilla Fenore en sursaut. Un cauchemar. Rien qu’un rêve. Elle se passa les mains sur le visage, sentit sa peau moite, dégagea son front poisseux des cheveux qui s’y étaient collées. Le liserai lumineux qui délimitait la trappe la surplombait encore. Elle avait dormi, mais pas trop longtemps : il faisait encore jour dehors.

Dans un soupir incontrôlable, Fenore étira un peu son corps endolori. La tête penchée en arrière, elle repensa au cauchemar. Ce n’était qu’un rêve, mais elle en gardait une impression atrocement vive de vérité symbolique. Ils avaient raison de l’enfermer. Quel que soit son problème, elle ne savait pas se comporter en communauté, elle était incapable de se contrôler. Elle était dangereuse. Si personne ne l’arrêtait, elle finirait par blesser gravement quelqu’un. Il vaudrait mieux pour tout le monde qu’elle ne sorte jamais de cette cave.

Des sons de voix étouffés se rapprochèrent. Fenore riva son regard sur la trappe, qui s’ouvrit brusquement. L’éclat du jour la frappa, lui fit détourner la tête comme une gifle avec un gémissement plaintif. On lui disait de sortir. Encore à moitié aveuglée, elle se releva et tâtonna pour s’extirper de la remise. 

Une fois à la surface, elle eut besoin encore d’un instant avant d’habituer ses yeux à la lumière. Des murmures désapprobateurs bourdonnaient partout autour elle. La forme floue de la foule se fit plus nette, des silhouettes puis des visages puis des regards se formèrent. Fenore se cacha derrière ses cheveux détachés. De derrière ce rideau, elle osa jeter un regard à ronde. Pas la moindre mèche blanche en vue. Lorg, Hamyr, Tirone, Juil, Irals, Melzon ; elle avait six frères et sœurs, et pas un n’était présent. Ses parents non plus n’étaient visibles nul part. Sa famille était-elle seulement au courant de ce qu’il se passait ? Était-il possible qu’eux aussi eussent été enfermés ?

− Allez, assena quelqu’un, suis-nous sans faire d’histoires.

− Ne pense même pas à t’enfuir, gronda un autre.

Non, elle n’y pensait pas. Qu’est-ce qu’ils croyaient ? N’était-ce pas évident qu’elle n’avait rien d’une rebelle ? Ne voyaient-ils pas que ce ton menaçant était dérisoire ? Fenore n’avait certainement pas besoin de ça pour être intimidée, la seule présence de tous ces gens autour d’elle y suffisait largement.

Ils croyaient avoir affaire à une folle furieuse qui agressait les gens sans raison, mais ce n’était pas elle. Pas en cet instant présent, en tout cas. Jamais, de toute sa vie, Fenore ne s’était sentie aussi démunie. Ses mains tremblaient si fort qu’elles devaient les garder jointes. Elle gardait les yeux baissés, mais sentait bien que tout le monde la toisait avec suspicion. Ces regards qui pesaient silencieusement sur elle lui faisaient froid dans le dos. Elle préférait l’indifférence, tout compte fait. Qu’est-ce qui lui avait pris de vouloir changer ça ? Si elle n’était pas allée à cette soirée, rien de tout cela ne se serait passé.

− Allez, on n’a pas toute la journée.

Oh là, comment ça ? Une vague de terreur la submergea. Et si contrairement à ce qu’elle avait cru jusqu’ici, ces gens-là ne venaient pas l’escorter à son procès mais comptaient l’exécuter sauvagement dans les bois à l’insu de sa famille et des autorités du village ? Son souffle se bloqua dans sa poitrine, elle se sentit suffoquer.

Et pourtant, quand une main lui donna une légère impulsion entre les omoplates, ses jambes acceptèrent docilement de se mettre en marche. Après tout, que pouvait-elle bien faire d’autre ? Et puis, disparaître une bonne fois pour toute, n’était-ce pas la solution à laquelle Fenore elle-même était parvenue dans sa cellule ?

La petite foule autour d’elle suivait le mouvement, mais sans aucune précipitation. Une méfiance extrême imprégnait l’atmosphère. Quelques chuchotements résonnaient en fond, mais personne n’osait élever vraiment la voix.

On la guida sans mot dire à travers le village. Oh. Ils marchaient désormais sur le chemin de la maison du Sergent. Elle respira un peu mieux.

Ils traversèrent le hall d’entrée jusqu’à la grande pièce réservée aux affaires du village. Il y avait plus de monde que ce qu’elle aurait cru. Malgré tout, cette foule ne se montrait pas plus bruyante que son escorte. C’était toujours le même silence imparfait, lourd, bourdonnant, oppressant.

Tout à coup, une voix qui l’appelait. Celle de son père. Comme dans son rêve. Le souvenir du cauchemar lui arracha un frisson. Sa crainte s’apaisa aussitôt lorsque son père la serra dans ses bras.

Par-dessus son épaule, elle aperçut un peu plus loin les chevelures blanches de Jorg, Hamyr et sa mère. Ils s’entretenaient tous les trois avec des elfes qu’elle ne connaissait pas. La présence de ses parents et de ses deux frères aînés rendait déjà toute la scène moins effrayante. Elle n’était plus seule désormais. Ils la soutiendraient. Eux savaient qu’elle n’était pas aussi lunatique qu’elle en avait l’air en dehors du cercle familial. Ils la connaissaient.

– Ça va aller, Fenore, la rassura son père en la détachant de lui sans rompre tout à fait le contact. Nous avons parlé avec les juges, tu vas pouvoir témoigner et nous aussi. Tout va bien se passer.

Les mains sur ses épaules, son père la fixait d’un air convaincu. Mais qu’est-ce qu’elle avait cru ? Jamais on ne l’innocenterait. Pourquoi l’aurait-on fait ? Sahel la tenait responsable de ses brûlures, elle-même n’avait aucun souvenir précis de la scène. Elle ignorait s’il y avait eu des témoins. Si c’était le cas, ils prendraient la défense de Sahel sans hésiter. Même pour rétablir la vérité ou plaider l’accident, personne ne prendrait le parti d’une marginale comme elle. Fenore fit un effort pour ravaler les larmes qui menaçaient de poindre.

– Où sont les autres ? demanda-t-elle à son père.

– Tirone les garde à la maison. Nous les retrouverons bien vite.

Il l’embrassa sur le front. Fenore le remercia d’un sourire timide et alla docilement se placer dans le coin qui lui était réservé. Ses frères et ses parents, quant à eux, se tenaient non loin des juges, l’encourageant du regard sans réussir à masquer totalement leur propre inquiétude.

Les dix elfes qui allaient examiner l’affaire étaient tous des adjoints du Sergent. Ce dernier assisterait bien sûr également au procès, et c’était lui, le Sergent de Raïeul, qui annoncerait le verdict. Tous des gens que Fenore ne connaissait pas personnellement, qui avait sûrement le pire apriori possible sur elle.

Fenore détourna le regard, trop inquiète à l’idée de croiser celui, froid et impassible, de ces juges. Elle n’avait pas fait le rapprochement la première fois qu’elle était venue, mais la grande pièce tenait presque de la clairière. Pas de tables, ni de sièges, seulement la structure massive du bâtiment et quelques plantes d’intérieur. Tous les elfes présents n’avaient d’autre choix que de rester debout ou de s’asseoir à même le sol. La plupart, stimulés par l’inédit de la situation, prenaient place en tailleur au centre de la pièce, bien décidés à rester jusqu’à la fin du procès. D’autres, l’air plus inquiet que curieux, se plaçaient discrètement debout près de la porte, ou le long des murs.

La voix du Sergent ramena l’attention de Fenore vers les juges :

– Que soit ouvert le procès de Fenore, fille de Xérès. Nous entendons, nous voyons, nous jugeons.

Un murmure d’approbation secoua la salle et on fit enfin entrer la victime.

Sahel ne portait, en plus de son pantalon, qu’une ample toge ouverte devant. Les bandages qui lui enveloppaient le torse déclenchèrent une nouvelle vague de chuchotements. Et encore, ils ne verraient pas les brûlures que cachaient le tissu dans le dos du jeune homme. Cela valait mieux pour Fenore, même si rien n’empêcherait les gens d’imaginer pire blessure que la réalité. Et puis, cela valait mieux pour Sahel aussi, il n’aurait pas été sage d’attendre encore pour se soigner. Maintenant qu’elle y pensait, il avait dû souffrir le martyr la nuit après qu’il se soit brûlé, et refuser d’être bandé pour lui montrer le matin ce qu’elle avait fait. Plus que de la cruauté, elle y voyait une indéniable stupidité. Mais sans avoir son dos ravagé sous les yeux, aurait-elle cru tout ce qu’il lui avait raconté ? Devait-elle vraiment le croire ?

En vérité, Fenore n’en savait pas beaucoup plus que toutes les autres personnes présentes. Elle avait à la fois hâte que Sahel donne sa version de l’histoire, et peur de ce qu’il pourrait dire.

− Je vous remercie d’avoir organisé aussi rapidement ce procès, commença-t-il avec une inclinaison polie du buste qui lui arracha une imperceptible grimace.

Quel idiot, il n’aurait pas eu mal en se tenant sagement droit. Il garda un instant le silence, comme pour reprendre contenance.  Les juges eurent le temps d’échanger un regard inexpressif. Peut-être que Sahel était loin d’être bête.

− Hier soir il y avait, comme chacun sait, un rassemblement près de la maison du Sergent pour fêter la lune rousse. J’allais m’y rendre avec mes amis, nous étions tous contents d’aller passer une soirée entre jeunes de notre âge. En chemin, je me suis rappelé que je devais rendre un collier qu’on m’avait prêté, alors je suis revenu sur mes pas pour aller le chercher chez moi.

Pas la moindre hésitation. Il racontait les faits avec clarté, fluidité. Pendant qu’elle croupissait dans sa cave, Sahel s’était sûrement préparé toute la journée en vue du procès. Sans compter que même blessé et en position de victime, il parlait d’une voix assurée avec laquelle Fenore ne pourrait jamais rivaliser. Comment allait-elle réussir à articuler quoi que ce soit devant les juges, le sergent, l’audience ? Quelle que soit la vérité, et sa part de culpabilité, Fenore ne se faisait plus d’illusions : Sahel avait gagné d’avance.

− Je suis monté, je l’ai récupéré, je suis redescendu, et j’étais déjà sur le sentier prêt à rattraper mes amis quand je l’ai vue.

Pour la première fois depuis son entrée, Sahel posa les yeux sur elle. Il avait des yeux noisette, d’une couleur chaude aux reflets dorés, un vrai regard d’elfe, le même que tous ses frères et sœurs à elle. Il y avait tout une âme dans ces yeux-là, pas comme ses iris rose pâle à elle, qui ne montraient que le vide.

Leur échange ne dura qu’un instant. Avant même qu’elle ait pu fuir son regard, Sahel se détourna pour reprendre son récit.

− J’ai tout de suite remarqué que c’était une des Vieux, des enfants du sourcier, je veux dire. Et pas n’importe laquelle : celle aux yeux clairs, qui s’entraîne beaucoup et ne parle jamais à personne, à part aux membres de sa famille.

Fenore sentit son souffle se bloquer dans sa poitrine. En quelques mots, Sahel venait de résumer son identité, de faire d’elle un portrait douloureusement conforme à la réalité. C’était comme ça qu’on la voyait, et pas autrement. Par hasard plus qu’autre chose, Fenore croisa le regard de sa mère, qui lui fit signe de respirer profondément. Même si ce procès finirait sûrement mal pour elle, ses parents seraient là, ils ne la quitteraient pas, elle le savait. Ce n’était pas leur genre d’abandonner, contrairement à elle. 

− Elle n’avait pas l’air d’aller bien, continuait Sahel. Elle trébuchait, portait la main à ses tempes, respirait avec difficulté. Ce n’est pas mon amie, mais je ne pouvais pas simplement passer mon chemin. J’ai ralenti et l’ai interpelée. Elle n’a pas répondu, je crois qu’elle ne m’a même pas vu. Juste après, elle s’est écroulée par terre. Je me suis dépêché d’aller l’aider, mais au moment où j’ai tendu la main vers elle, la Vieille a brandi ses paumes ouvertes vers moi et une vague de chaleur a surgi dans mon dos, suivie d’une douleur insoutenable.

Le cœur de Fenore battait un peu plus fort à chaque parole que prononçait Sahel.

− Je suis tombé à genoux, me suis traîné loin des flammes immenses qui sortaient du brasero. C’était un spectacle terrifiant, le feu semblait vivant. Je hurlais, autant de peur que de douleur. Mais la fille elle, ne disait rien, son regard restait fixé devant elle, j’y ai vu le reflet des flammes. C’est quelque chose que je n’oublierai jamais. Tout comme je ne peux pas faire autrement que de me rappeler, qu’à l’instant même où elle a enfin rabaissé ses mains levées, le feu s’est calmé.

Le sang pulsait sous son crâne. Elle transperçait Sahel du regard à s’en faire mal aux yeux. Elle devait essayer de voir, de savoir, si oui ou non il disait la vérité. Que s’était-il passé ? Elle n’était pas une naine Révélée, alors quoi ? Était-elle vraiment maudite ? Une erreur de la nature ?

Dans la salle, personne ne comprenait bien davantage qu’elle. Les messes basses prenaient de l’ampleur. Pas au point que le Sergent juge bon de réclamer le calme, mais assez pour empêcher Fenore de se concentrer.

− Jamais je n’ai eu aussi mal de toute ma vie, mon dos n’était plus que souffrance. Je n’arrivais à rien d’autre que crier, et pleurer. Et puis j’ai vu l’elfe à côté de moi se remettre debout et partir. Je l’ai regardée s’éloigner d’un pas incertain, et j’avais si peur de ce qui allait m’arriver que j’ai trouvé la force de l’appeler. Je l’ai suppliée de m’aider. Mais elle ne s’est même pas retournée et elle a disparu.

Une réaction choquée agita l’assemblée. Sahel poursuivit imperturbablement son témoignage :

− J’étais déjà seul et évanoui quand un habitant de l’arbre le plus proche, réveillé un peu plus tôt par mes cris, est descendu de chez lui. Un de mes amis était revenu sur ses pas pour voir ce que je faisais, et m’a trouvé à peu près au même moment. Ils m’ont emmené chez moi, croyant à un simple accident. La douleur n’a pas tardé à me réveiller. Je leur ai raconté ce qu’il s’était passé, tout en leur demandant de ne rien faire pour le moment, et de ne pas bander mes brûlures, qu’ils avaient cependant nettoyées de leur mieux.

Il n’allait pas tarder à en venir aux évènements du matin. Cela datait de quelques heures à peine, et pourtant Fenore peinait déjà à s’en souvenir, comme si des journées entières s’étaient écoulées. Elle avait clairement un problème. Est-ce qu’elle perdait la tête pour de bon ? Quel serait son châtiment pour ça ? La prison ? Ou pire…

− Oui, j’avais décidé qu’il fallait laisser une chance à cette fille. J’avoue avoir, dans un premier temps, délaissé mon sens du devoir qui me soufflait que cette elfe était dangereuse, criminelle, et qu’on ne pouvait tout simplement pas la laisser se promener dans la forêt en toute impunité.

La façon qu’il avait de se mettre en valeur tout en noircissant son image à elle lui donnait presque la nausée.

− Le lendemain, je me suis posté sur le chemin du centre d’entraînement, où elle se rend tous les matins. Si je ne la voyais pas venir, cela voudrait dire qu’elle avait fait ce que je lui souhaitais : à savoir fuir le village avant qu’elle ne tuât quelqu’un. Ou alors, ce que je redoutais, cela pourrait signifier qu’elle s’était cloîtrée chez elle une bonne fois pour toute. Dans tous les cas, si elle ne venait pas, je devrais me rendre chez ses parents pour en avoir le cœur net, et leur raconter toute l’histoire. Ils méritaient de savoir. Mais la question ne s’est pas posée bien longtemps : elle est venue, comme tous les matins, comme si rien de grave ne s’était passé.

Cette façon de tourner les choses… Ça y est, elle était vraiment à deux doigts de vomir, là, sur le plancher du Sergent.

− Elle ne m’a pas semblé différente de d’habitude. Elle avait l’air fermé et maladif que je lui connaissais. Je ne savais pas ce qui lui passait par la tête, alors j’ai préféré me montrer le plus aimable possible. Il s’agissait de la convaincre de se rendre à la justice. Et pour ça, je n’aurais qu’à lui montrer les blessures qu’elle m’avait infligées. N’importe qui aurait admis sa culpabilité, et le danger que sa personne représentait. Mais pas elle.

La fièvre reprenait. Fenore sentait la température de son corps augmenter, puis redescendre brutalement, lui arrachant de violents frissons. Elle s’accrocha néanmoins, se força à ne pas manquer un seul mot de ce que rapportait Sahel.

− Nous avons marché tranquillement jusqu’à la clairière. Là, je lui ai rappelé ce qu’il s’était passé. Je lui ai montré mon dos à vif. Je lui ai dit qu’elle ne pouvait plus fuir, que je ne pouvais pas décemment la laisser partir, qu’elle risquait de blesser quelqu’un voire d’incendier le village.

Les larmes commencèrent à couler sur les joues de Fenore. La clairière, les paroles haineuses de Sahel, ses brûlures, tout lui revenait en flash douloureux, éblouissants. Pourquoi se mettait-elle dans cet état ? Pourquoi n’arrivait-elle même plus à garder contenance ? C’était pourtant une des rares choses qu’elle avait réussi à faire dans sa vie : cacher la profondeur de sa peine et de son mal-être. Même ça… Même ça, elle ne pouvait plus.

− Je la prenais pour une fille bizarre, mais plutôt docile. Seulement, elle est bien plus instable que je ne le croyais. Elle a voulu partir malgré tout, dans une espèce de pulsion égoïste qui m’a franchement écœuré. Je l’ai attrapé par le bras pour la retenir. C’était stupide, mais je n’ai pas pu m’en empêcher. Il était de mon devoir de l’arrêter. Bien mal m’en a pris. Sans se soucier du fait que j’étais déjà blessé et affaibli, elle m’a frappé. Violemment. À plusieurs reprises. Jusqu’à ce que je me retrouve par terre.

Fenore détourna vivement la tête, ferma les yeux, n’osant pas même chercher du regard un peu de soutien auprès de sa famille. Sûrement que même eux étaient choqués par ce témoignage... Si seulement ils savaient… S’ils savaient ce que c’était…de se sentir oppressée tous les jours, prise au piège de sa propre maison, de son propre corps, de sa propre vie.

La salle tanguait autour d’elle, les murs ondulaient comme le rideau d’une cascade. Tous les sons lui parvenaient étouffés, comme quand elle se laissait glisser, enfant, au fond du bac de bain. Ce n’était pas l’époque où elle était enfant. C’était bien le présent. La voix de Sahel perça la bulle, horriblement intelligible.

– Mes amis, et quelques adultes au courant de mon agression de la veille, attendaient aux abords de la clairière. Ils ont appréhendé la fille et l’ont placée, en attendant son jugement, dans un endroit où elle ne pourrait plus rien enflammer, et surtout ne plus faire de mal à personne. J’espère qu’aujourd’hui nous trouverons une solution qui l’en empêchera pour de bon.

 

Agression… Une solution…Pour de bon…

 

Un voile tomba devant ses yeux. Elle essaya de le chasser, mais ses bras étaient coincés. Sous son propre corps…Elle avait basculé sur le plancher. Son front pulsait, ses oreilles bourdonnaient. Elle entrevit le visage de sa mère, ou de son frère peut-être. La sensation vague de mains qui la soulevaient. Puis du froid, tout doux, de l’eau, versée sur sa bouche. Elle attrapa le gobelet et le vida d’un trait. 

Elle reconnut le visage d’un juge près du sien. Ses lèvres fines remuèrent, mais Fenore ne comprit pas ce qu’il lui disait. Le juge se redressa de toute sa hauteur, et après un dernier regard dénué d’émotion, quitta la pièce en refermant la porte derrière lui.

La pièce. Ce n’était plus la grande salle d’audience, mais une autre, minuscule en comparaison. Il y faisait sombre : la lumière du jour n’entrait que par une minuscule lucarne. C’était très bien comme ça. Le calme et la pénombre l’apaisaient. Ceci dit, Fenore aurait bien aimé ne pas encore se retrouver toute seule…

Que racontaient les témoins, dans l’autre pièce ? Serait-elle autorisée à témoigner ? En serait-elle capable ? Est-ce qu’à l’issue de ce procès…Est-ce qu’ils allaient vraiment l’emprisonner…ou pire ?

Des sueurs subites lui mouillèrent le dos et les paumes. Elle frissonna malgré elle, se recroquevilla pour contenir les tremblements de son corps, chercher un peu de réconfort dans sa propre présence.

Elle ne vit pas le temps s’écouler, mais sentit son corps s’engourdir et ses paupières s’alourdir, quand bien même son esprit restait plongé dans un éveil épuisant.

Ne pas penser au procès. Ni à la nuit passée. Ni à ce qui allait bien pouvoir arriver. Mais comment ne pas y penser ? C’était comme si sa vie ne se réduisait plus qu’à ça, désormais. Sa mémoire, ses espoirs, toutes ses pensées emprisonnées dans cette seule journée.

Soudain, la porte s’ouvrit. Deux hommes se tenaient dans l’embrasure. Ils venaient sans doute pour la ramener dans la grande salle. Elle ferait mieux de faire preuve de bonne volonté et de… De la nourriture ? Celui des deux qui portait un plateau s’avança dans la pièce. Le second, une main posée sur le pommeau de sa dague, referma soigneusement la porte depuis le couloir.

− Tiens, mange, Fenore.

Il lui tendit le plateau. Des fruits, du poisson et une tranche de pain. Sans compter qu’elle n’avait pas particulièrement faim, cette générosité ne lui inspirait pas confiance. Surtout un jour où le village tout entier semblait plus que jamais désireux de la faire disparaître une bonne fois pour toute.

Elle ignora le plateau pour scruter à la place le visage de l’elfe qui lui faisait face. Elle le reconnaissait maintenant : cet homme était un ami de ses parents, pas assez proche pour venir à la maison. Elle ne l’avait donc pour ainsi dire jamais côtoyé de près, et ne parvenait d’ailleurs même pas à se rappeler son nom.

Percevant sa réticence à l’égard de la nourriture, l’homme eut un soupir d’exaspération, mais s’adressa à elle d’une voix étonnamment bienveillante :

− Mange, Fenore. Tu dois prendre des forces. On ne veut pas que tu tombes encore dans les pommes pendant que je te fais sortir d’ici, n’est-ce pas ?

Avait-elle bien entendu ? Il comptait vraiment la sortir d’ici ? Pour la ramener au procès ou la faire s’évader ? Allons, elle ne devait pas s’emballer. Quoi qu’il en soit, il avait raison sur un point : elle n’avait pas mangé depuis la veille, son corps en avait besoin.

Sans rien dire, elle entama son repas sous l’œil rassuré de l’elfe. Le premier fruit qu’elle croqua lui fit réaliser à quel point  

− Le procès est mal parti pour toi, lui raconta-t-il pendant qu’elle mangeait. Le témoignage de Sahel a fait de l’effet : les gens sont effrayés, et les juges aussi même s’ils essayent de le cacher. Quand tu t’es évanouie et que le juge t’a amenée ici, j’ai parlé un peu avec tes parents. Ils craignent le pire, et moi aussi. Heureusement, depuis cette salle, je peux te faire sortir.

Sortir ? Alors il comptait vraiment la faire évader !

− Tes parents auraient aimé te dire au revoir, mais évidemment ils ne peuvent pas quitter l’assemblée sans se faire remarquer.

− Et mes grands frères ? piaula Fenore en mâchant sa dernière bouchée de pain.

Peut-être qu’ils l’attendaient déjà dehors ! Peut-être que l’un d’eux allait s’enfuir avec elle !

− Ils sont trop reconnaissables, comme tous tes frères et sœurs, d’ailleurs. Le garde à ta porte ne les aurait même pas laissés approcher. Allez, viens.

Il l’aida à se relever, ramassa le plateau vide et alla ouvrir la porte. Le garde s’écarta pour le laisser passer, un regard suspicieux rivé sur Fenore, quand tout à coup le plateau vint le frapper en travers de la gorge. Le garde poussa un cri rauque et porta les mains à son cou. L’autre ne perdit pas un instant : il lui attrapa les épaules le temps de lui ficher son genou dans le ventre, puis de ses deux poings, il lui assena un coup violent à l’arrière de la nuque. Le garde s’écroula avec un bruit sourd.

Quelle rapidité. C’était donc ça, un adulte entraîné ? Jamais elle n’aurait cru assister à ce spectacle. Violenter quelqu’un, pour de vrai, de sang-froid… D’accord, c’était pour la sauver, mais cela ne l’empêchait pas de se sentir vaguement répugnée par le geste. Cet homme n’avait rien fait, c’était elle la coupable.

− Je te préviens, lui glissa son sauveur en l’attrapant par le bras, je leur dirais que c’est toi qui as fait ça. Allez, viens.

Au point où elle en était de toute façon… On la savait coupable de bien pire. Mais tout de même… ce n’était pas comme si elle avait fait exprès de faire du mal à Sahel. Elle le voyait maintenant : frapper avec de l’intention, c’était bien différent de ce qui s’était passé à la clairière, et même la nuit d’avant. Elle n’avait jamais voulu blesser qui que ce soit. Elle refusait de perdre sa vie ou sa liberté pour ça. Elle partirait, puisqu’il le fallait. Elle quitterait même le royaume de Lignum, pour ne pas brûler la forêt. Elle irait vivre à l’étranger, et peu importe ce qui lui arriverait, ça ne pourrait plus être pire qu’ici.

Dans le couloir leur parvint la rumeur du procès qui continuait dans la grande salle.

– Vite, vite, vite…  

Étrangement déterminée, Fenore ne lâcha pas son guide d’une semelle. En un instant, ils furent dehors. Quelques foulées plus tard, ils s’enfoncèrent dans la partie inhabitée de la forêt qui s’étendait derrière la maison du sergent. Au détour d’un tronc, apparut brusquement la silhouette immense d’un cheval. Il était harnaché, prêt à partir.

Fenore se sentait incapable de monter à cheval, elle n’avait jamais chevauché de sa vie, même pas sur une mule ou un poney. Elle se laissa faire malgré tout tandis que son sauveur l’aidait à grimper sur la monture. Une fois à califourchon, elle enroula de son mieux les mains autour des rênes, et agrippa aussi la crinière, pour plus de sureté. Elle n’arrivait pas à caler ses pieds dans les étriers, mais son sauveur l’y aida, guidant ses chevilles l’une après l’autre.

– Il y a un peu à manger dans les sacoches de la selle, l’informa-t-il précipitamment.

Retenant encore le cheval par les rênes, il leva les yeux vers elle et l’implora véritablement :

  • Pars, Fenore ! Ne reviens sous aucun prétexte. Fais-toi oublier, c’est tout ce qui importe pour le moment ! 

Elle hocha nerveusement la tête. Cette fois, c’était décidé. Pour la première fois de sa vie, elle n’allait pas se défiler. Pas question de rentrer à la maison. Chercher refuge auprès de sa famille, c’était les mettre en danger.

Elle devait remercier cet homme. Il agissait pour le bien de ses parents, et non le sien, mais c’était tout de même sa liberté à elle qu’il lui rendait. 

− Pas le temps de larmoyer. Allez, file ! s’écria-t-il tout à coup en claquant la croupe du cheval.

L’animal s’élança en avant dans un sursaut qui faillit la faire tomber. Elle fut trop occupée à se cramponner pour accorder un dernier regard en direction de son sauveur et du village.

 

 

***

 

 

Elle rabroua Mocheté pour la énième fois de la journée en le sentant dévier sur le côté. Heureusement, il n’en fallut pas plus au cheval pour revenir sur sa trajectoire initiale. Ce n’était pourtant pas compliqué, enfin ! Ils avaient un chemin tout tracé ! Qu’est-ce que ce stupide animal voulait aller marcher dans les herbes hautes pleines de bêtes, de mares et de rochers ! Sans compter qu’en plus d’être soigneusement piétinée, la piste qu’ils suivaient depuis le matin aurait pu accueillir cinq chevaux de front tant elle était large.

Mais voilà, Mocheté aimait zigzaguer, et traîner ses naseaux partout. Fenore le lui pardonnait. Même si tout de même, en fin de journée, sa patience atteignait ses limites.

Après un dernier avertissement à l’attention de sa monture, elle releva son nez contrarié vers l’horizon. Le soleil était bas, mais continuait d’illuminer l’ensemble du paysage. De l’herbe à perte de vue. Vraiment, la Plaine n’avait d’extraordinaire que son horrible monotonie. Ce royaume était plat, herbeux, et pire que tout : affreusement silencieux. Même le rapace que Fenore avait aperçu un peu plus tôt, haut dans le ciel sans nuages, n’avait pas sorti le moindre son.

Quels que soient les animaux qui rôdaient dans cette gigantesque clairière, ils avaient tous fait vœu de silence. Pas étonnant que les hybrides soient connus pour leur goût de la musique. Les elfes, eux, laissaient chanter les oiseaux et fredonner la forêt.

Cela dit, Fenore préférait encore le silence à une rencontre inopinée avec des hybrides. Elle n’en avait jamais vu, et l’idée de se retrouver confrontée à un groupe d’entre eux, voire un clan tout entier, lui donnait furieusement envie de revenir d’où elle venait.

Mais elle ne pouvait pas. Ça y est, elle avait franchi les frontières de son royaume, elle allait faire ce qu’elle avait prévu : vivre en exil, loin des siens, pour les protéger, eux et la forêt.

Avec un petit reniflement décidé, Fenore secoua la tête et fixa son regard loin devant elle. C’est alors qu’elle les aperçut : un groupe de marcheurs qui suivait comme elle cette espèce de route. Ils ne devaient pas être plus d’une douzaine. C’était déjà beaucoup. Que faire ? Elle n'avait aucune idée de leurs intentions. Les rumeurs parlaient de hors-la-loi clandestins qui se cachaient dans la Plaine pour échapper à la justice et mener tranquillement leur trafic de… quelle que soient les choses que ce genre de personnes trafiquaient. Et puis, même si ces gens ne s’avéraient être que de simples voyageurs, rien ne serait moins simple : Fenore n’avait aucune idée de l’attitude à adopter entre voyageurs. Devrait-elle faire un bout de chemin avec eux ? Ou au contraire passer sans s’attarder ? Partager sa nourriture ? Elle n’en avait déjà pas beaucoup, et tant qu’elle n’aurait pas gagné un peu d’argent, elle ne pourrait rien acheter de plus que ces provisions payées à un prix outrageux lors de son passage à la cité-marchande.  

Pendant qu’elle réfléchissait, Mocheté continuait de la rapprocher des marcheurs, lentement mais sûrement. Cela fit penser à Fenore que soit qu’il en soit, ces gens étaient à pied, et elle à cheval. Elle n’aurait aucune difficulté à les semer si les choses ne tournaient pas comme elle le voulait. Prendre la fuite…c’était vraiment sa spécialité. Elle se sentait si noble avec ses histoires d’exil… La réalité, c’était qu’elle n’avait pas changé d’un iota. Elle était simplement passée au niveau supérieur de la lâcheté.

Avant qu’elle ait achevé de se préparer mentalement, les marcheurs se retournèrent un à un dans sa direction. Fenore retint son souffle, et le relâcha progressivement au fur et à mesure qu’elle constatait l’évidence : malfrats ou simples voyageurs, cela restait à voir, mais une chose était sûre, ces gens n’étaient pas hybrides. Elle aurait reconnu leur allure et leurs longues chevelures en pleine nuit : les quelques dix personnes qui se tenaient au-devant d’elle étaient des elfes.

Parvenue à une jetée de pierre, Fenore arrêta sa monture. Sa bouche était sèche. Le soulagement de découvrir des membres de son peuple, et non pas des étrangers dont elles ignoraient tout, s’effaçait déjà. Parce qu’au fond, ils étaient bel et bien des étrangers dont elles ignoraient tout. Et quoique leurs visages n’affichassent pas la moindre animosité, elle se sentait complètement statufiée. Exactement comme avant. Elle n’avait pas changé.

− Holà jeune fille !  

La femme qui avait parlé se détacha légèrement du reste du groupe.

− C’est une brave monture que tu as là. Où te conduit-elle ?

Mocheté ? Une brave monture ? Allons, il ne fallait pas se voiler la face : ce cheval était d’aspect tout à fait pitoyable. Son arrière-train pommelé de marron donnait l’impression qu’on l’avait aspergée d’une giclée de boue. Ses dents faisaient peur à voir et ses naseaux, tout roses et fripés, pouvaient également se vanter d’une certaine laideur. Cela dit, Mocheté avait le mérite d’être plutôt docile, et celui, tout simplement, d’exister.

Si elle avait été à pied, Fenore n’aurait pas échappé aussi facilement aux villageois de Raïeul. Car elle avait bel et bien réussi à leur échapper. Lâche, mais vivante. Oui, pour l’instant, son cheval avait plus de bravoure dans un seul de ses sabots que dans le corps de Fenore tout entier. Mais elle pouvait changer ça. C’était le moment où jamais.

− Je compte traverser la Plaine jusqu’en Edelstein.

Elle aurait pu choisir de fuir chez les humains. Après tout, Helmer était le royaume voisin du sien. Seulement, les humains n’étaient pas vraiment réputés pour leur accueil chaleureux envers les étrangers. Pas s’il s’agissait de rester pour habiter parmi eux pendant une durée indéterminée en tout cas. Bien sûr, il ne fallait pas faire de généralités…Mais enfin, pourquoi prendre le risque alors qu’elle avait une monture prête à l’emmener dans la contrée des nains, où il y avait de la place pour tout le monde. Et où, accessoirement, les Révélés savaient y faire avec le feu. Fenore aurait sûrement besoin tôt ou tard de leur demander conseil sur son problème de brasero. A supposer qu’elle soit vraiment responsable de ce qui était arrivé à Sahel… Au lieu de s’atténuer, son sentiment de culpabilité se renforçait chaque jour. Bien sûr qu’elle n’avait jamais voulu le blesser…Mais cela ne voulait pas dire qu’elle y était pour rien dans ce qui s’était passé. Mais que s’était-il passé exactement ? Comment aurait-elle pu donner vie au feu ? Elle, une elfe ? Une elfe bonne à rien qui plus est…

− Ohé ? Tout va bien ?

La femme s’était un peu rapprochée, ses sourcils fins arqués dans un pli inquiet. Fenore s’empressa de hocher la tête pour la rassurer.

− Tu n’as pas mal au crane ? Si ça t’arrive, mets quelque chose sur ta tête. Le soleil tape fort ici, tu n’es plus abritée par la forêt.

Merci, elle avait remarqué : la lumière lui avait fait plisser les yeux pendant toute une journée avant qu’elle commence à s’y habituer.

− Et tu devrais aussi faire attention à ta peau. Elle est déjà bien rouge. Un jour de plus et tu vas la perdre.

Comment ? Fenore lâcha aussitôt les rênes pour porter les mains à ses joues. La femme se mit à rire et quelques autres qui avaient tout suivi de la conversation échangèrent des regards amusés.

− Ne t’inquiète pas, ce n’est rien de grave. Et puis, si tu as si peur pour ton épiderme, on peut te prêter un peu de nos onguents.  

Qu’est-ce qu’elle était censée faire de cette proposition ? Fenore se fichait pas mal de sa peau, ou plutôt, elle y tenait trop pour se fier à des inconnus. D’un autre côté, ils n’avaient absolument pas l’air de bandits. Hormis une femme aux longs cheveux roux qui s’appuyait sur une lance, aucun d’eux ne semblait armé. Comme si elle avait lu dans son esprit, la femme près d’elle l’informa d’un air affable : 

− Nous sommes des marchands. En route pour constituer l’équipage d’un navire qui part de la côte Est.

− Vous êtes des marins ?

− Ay. Ceci dit, la plupart, moi comprise, ont souvent traversé la Plaine. Nous sommes tout aussi expérimentés sur ce territoire qu’en haute-mer. Et si je puis permettre, ça n’a pas l’air d’être ton cas. Voudrais-tu voyager avec nous ?

− Je peux ?  

− Oh, tu sais, sourit la femme, une de plus ou de moi, ça ne change pas grand-chose. Et puis de toute façon, on se serait retrouvés au sein du clan hybride.

− Le clan ?

− Eh bien oui, celui dont on suit la trace.

Elle désigna du bras le chemin d’herbe piétinée où ils se trouvaient. Ce n’était donc pas du tout une route, mais bel et bien une piste. Sans le savoir, elle avait marché sur les pas de tout un clan hybride. Une chance qu’elle soit tombée d’abord sur ce groupe, la surprise aurait atteint tout un autre niveau dans le cas contraire.

− Les clans sont très accueillants, tu sais. Nous avons l’habitude de les côtoyer.

Et pas moi. Oui, décidemment, elle avait toutes les raisons du monde de se joindre à ce groupe.

− Mais si tu es pressée par le temps et que tu préfères continuer à cheval de ton côté, surtout sens-toi libre !

− Non, non, j’accepte votre proposition !

 

***

 

Les marins ne lui adressèrent pas la parole pendant le temps qu’ils passèrent encore à marcher. Du haut de sa monture, Fenore pouvait les observer tout son soul, et elle fut surprise de découvrir tout ce qu’ils avaient de différent avec les habitants de Raïeul. Non seulement des habits adaptés au voyage, mais aussi des tatouages et des bijoux accrochés à des endroits très étranges, comme la lèvre ou l’arcade sourcilière. Elle écouta les conversations des uns et des autres, et fut surprise d’entendre parfois des mots qu’elle ne connaissait absolument pas.

Ce n’est qu’au moment de s’arrêter pour la nuit, une fois tout le monde assis en cercle pour manger, que l’un d’eux chercha à discuter avec elle.

− Alors, comment trouve-tu la Plaine ?

Fenore se braqua légèrement. Il ne lui avait même pas demandé son prénom ! Elle n’était pas prête à tenir une conversation !

− Je …euh…C’est très silencieux.

Il lâcha un rire qui lui donna envie de s’enfoncer dans le sol.

− Comme je te comprends !

Elle redressa légèrement les épaules.  

− Tu n’avais jamais quitté Lignum auparavant, c’est cela ?

Elle hocha la tête et sentit même un sourire affleurer sur ses lèvres.

− J’ai ressenti la même chose que toi ! Je pense que c’est pareil pour tout le monde d’ailleurs. Le chant des oiseaux ne peut que nous manquer quand on a grandi dans la forêt.

− Alors on finit par s’habituer à ce vide horrible ?

Il eut un sourire attendri.

− Mieux que cela : tu vas te rendre compte que les autres royaumes ne sont pas silencieux pour autant. Ce sont simplement des bruits différents. Tu verras, tu finiras par les entendre, et ils combleront ce vide à l’intérieur de toi.

− Ah bon.

Il y avait de quoi être sceptique. Notamment parce que le vide qui la dévorait de l’intérieur, il n’était pas vraiment dû à l’absence d’oiseaux. Sa famille lui manquait.

− Tu peux me croire ! continua joyeusement son interlocuteur. Et en attendant, le clan que l’on va rejoindre se chargera de te remplir les oreilles.

Il repartit dans un grand rire. Sa remarque déclencha une discussion juste à côté d’eux. Selon leurs estimations, ils ne devraient pas tarder à rattraper le clan en question. Ils passeraient sûrement leur prochaine veillée au sein du campement hybride.

Fenore sentit un petit frisson d’appréhension lui parcourir l’échine. Mais aussi…oui, une pointe d’excitation. Ce voyage s’annonçait pleins de nouveautés. Peut-être bien qu’il finirait par la changer.

 

 

 

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Notsil
Posté le 07/06/2020
Alors je n'ai pas trouvé long ^^ Je pense que Fenore a fait les frais des potes de Sahel qui l'ont dégagée du village avant qu'elle ne puisse s'expliquer. Pour le meilleur ou le pire, à voir, en tout cas, ça sous-entend que l'harmonie ne règne pas ;)
Les Plaines, donc, pour elle aussi. Heureux hasard :)
Je me demande quand et comment tout ce petit monde va se rencontrer, du coup ^^
Hinata
Posté le 08/06/2020
Merci pour ton avis sur la longueur du chapitre ^^
En effet, le royaume des elfes n'est pas tout à fait un paradis sur terre non plus ...
_HP_
Posté le 05/06/2020
Coucou !

Perso j'ai pas du tout trouvé long ce chapitre ^-^ Pour moi il n'aura pas besoin de régime 😜
C'est vraiment injuste, pauvre Fenore... Et ce Sahel quoi, il me donne envie de le taper xD
Au vu des rencontres et liaisons que tu as déjà organisées au fur et à mesure des chapitres, et qu'ils sont sur la trace d'un clan hybride... Atkos ne va sans doute pas tarder à apparaitre 😄
J'ai comme toujours hâte de continuer <3

• "Le premier fruit qu’elle croqua lui fit réaliser à quel point " → est-ce qu'il manque des mots ? ^^"
• "Oh, tu sais, sourit la femme, une de plus ou de moi, ça ne change pas grand-chose" → "ou de moins", non ? ^^
• "Et pas moi. Oui, décidemment, elle avait toutes les raisons du monde de se joindre à ce groupe" → "et pas moi" : ça fait un peu bizarre, étant donné que la narration est à la 3ème personne 😄
Hinata
Posté le 06/06/2020
Héhé, c'est le chapitre qui va être content s'il n'a pas à maigrir ;) (et puis moi aussi accessoirement haha, ça me ferait du travail en moins XD)

Ah bah si tu veux taper Sahel, c'est pas moins qui vais te retenir, et Fenore non plus je pense ^^
Héhé, tu fais tes petites prévisions, c'est bien ...

merci pour les coquilles :*
Alice_Lath
Posté le 02/05/2020
Franchement, j'ai trouvé que ce chapitre se lisait fort bien, je n'ai pas senti sa longueur passer, aucun problème de ce côté. Et la pauvre Fenore, elle prend vraiment la misère pour le coup... Mais quelque chose me dit qu'Atkos et l'autre groupe de Nesli ne vont pas tarder à se rejoindre lors d'évènements tragiques huhu, genre liés à une certaine vision de centaure. Après, c'est juste une hypothèse que je pose al pour me faire plaisir huhuhu
Hinata
Posté le 02/05/2020
Oh merci pour ton avis sur la longueur, c'est chouette !!
Oui, tout n'est pas rose pour Fenore >-<
Héhé, eh bah c'est toujours un plaisir de recevoir tes hypothèses ^^

Merci encore pour tes commentaires !
Xendor
Posté le 31/03/2020
Coucou !

C'est cool que des marchands l'aient pris en stop pour l'emmener en lieu sûr. Par ce que si elle était restée, avec le professionnel du barreau qu'il y avait en face, elle n'aurait eu peut-être aucune chance.

Que j'aimerai pouvoir dire : "Objection, votre honneur !". Pour dire à cette assemblée que Sahel est parti pris dans cette affaire et qu'il n'est certainement pas impartial. C'est vraiment horrible de sa part d'agir comme ça. Je crois qu'il était trop heureux d'avoir enfin un prétexte pour la faire condamner.

Courage Fenore !
Hinata
Posté le 31/03/2020
Salut Xendor !

Oui, on peut dire que Fenore s'en sort plutôt bien finalement.
Ah bah je suis contente que Sahel ait l'air horrible, parce que j'ai beaucoup assagi son personnage par rapport aux versions d'avant où c'était vraiment un connard caricatural, mais du coup c'est cool qu'il ait gardé son côté "méchant" , parce que bon, c'est comme ça que Fenore le perçoit quoi (et puis c'est clairement pas une personne respirant la bienveillance donc è-é)

Comme d'habitude, merci pour ton commentaire si rapide, c'est vraiment boostant ^^ Et je transmets le courage à Fenore :*
Xendor
Posté le 31/03/2020
Nan mais attends ! Chez nous il aurait pu faire une carrière d'avocat inique ... ou d'acteur ... J'ai envie de lui mettre un coup de pelle dans le dos.
Hinata
Posté le 31/03/2020
Haha ouais il a la tchatch ^^"
Oh yeah, en plein dans le dos ! XD
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