13. L'alto

Par tiyphe
Notes de l’auteur : MAJ faite le 20/06/2020 - Bonne (re) lecture :D

Chloé

C’était la seconde fois que Chloé s’éveillait avec une violente migraine. Elle ne s’était pas réellement endormie, mais avait mis son cerveau en pause le temps de l’obscurité. C’était une technique qu’elle avait développée de son vivant, lorsqu’elle était à l’hôpital. Certaines nuits, quand la douleur l’avait empêchée de fermer l’œil, elle avait tenté de faire le vide dans son esprit. Elle avait essayé de ne plus ressentir la souffrance, qu’elle soit physique ou mentale. Parfois, cela avait fonctionné, mais à chaque réveil, elle s’était sentie plus mal que jamais. Cela lui avait au moins donné un répit le temps de quelques heures.

Et à ce moment, dans le dortoir, c’était ce qui s’était produit. Chloé subissait les conséquences de sa sieste cérébrale. Enfin, c’était ce qu’elle pensait. Allongée sur le sol blanc du jardin japonais, elle ne remarqua pas l’activité dans l’aile N parce qu’elle était trop préoccupée par ses propres soucis. La jeune fille était légèrement inquiète. Les céphalalgies n’étaient pas vraiment communes dans le monde de la Mort. La dernière personne qui en avait été victime avait à présent disparu et personne ne savait où. L’adolescente aux yeux noisette se demandait si les moments de faiblesse de Jeanne avaient été la cause de son départ. Allait-elle se perdre elle aussi ? Devait-elle prévenir quelqu’un ?

Cependant, Chloé ne voulait plus dépendre des autres. Elle se sentait désormais assez mature pour être autonome, d’autant plus que dorénavant, elle avait la responsabilité de trois de ses grands-parents, arrivés dans l’Entre-Deux pendant ces deux dernières années. Ils séjournaient pour le moment au dortoir et la jeune fille s’en voulait de ne pas avoir pu restaurer le manoir à temps pour eux. Elle n’avait même pas pu avoir une place dans leur chambre.

Au-dessus de l’adolescente, un cerisier en fleurs diffusait de jolies teintes roses autour d’elle. La précision de la verrerie était vraiment impressionnante et apaisa un instant Chloé qui dut fermer les yeux à cause des reflets éclatants. La douleur s’était atténuée et la jeune fille put enfin souffler. Elle subissait peut-être des effets secondaires de sa tumeur au cerveau, songea-t-elle.

Pensant s’inquiéter pour rien, elle préféra admirer une dernière fois la magnificence de ce lieu afin de ne pas ruminer plus longtemps. Pourquoi n’y avait-il pas plus d’espaces verts dans l’Entre-Deux ? Mêmes faits de glace ou de cristal, les tons variés rendaient tout plus agréable à contempler que le blanc fade et omniprésent.

Chloé se leva tout en essayant de ne pas marcher sur sa longue chevelure neige, puis elle attrapa son mince sac à dos. Ne possédant pas beaucoup de biens, elle ne voulait pas s’encombrer de choses inutiles. Après un ultime regard pour les clématites étincelantes, l’adolescente de 17 ans sortit du dortoir. Une part d’elle espérait qu’elle n’y remettrait plus les pieds en tant que logeuse, mais uniquement pour venir chercher ses grands-parents. De toute façon, elle avait restitué son lit.

Elle se dirigea donc vers l’immense lac qui se trouvait non loin de la gare et du lieu qu’elle quittait. Elle marchait tranquillement, suivant un groupe d’Occupants qui s’y rendaient pour se divertir, lorsqu’une voiture noire manqua de les renverser. Chloé dut se jeter sur le bord du chemin pour ne pas se faire écraser. Des insultes fusèrent à l’intention du chauffard qui ne daigna pas s’arrêter.

Abasourdie, l’adolescente préféra continuer sa route, peu impressionnée par les mauvaises actions de certains. Si la criminalité avait diminué les quelques mois après la Grande Bataille, l’impuissance de la Princesse Louise face au départ de Jeanne n’avait pas facilité la situation par la suite. De nouvelles violences étaient survenues à cause de la surpopulation du monde. Les gens avaient parfois du mal à trouver leur place et comme Chloé, ils se voyaient refuser des aides concernant la construction de leur habitation.

L’adolescente rumina toutes ces pensées en longeant le littoral du lac. Des Occupants s’y divertissaient en ce début de luminosité. Ils jouaient au bord de l’eau, faisaient du pédalo ou se baignaient. La jeune fille aurait aussi aimé s’amuser dans l’étang, mais ses pensées négatives la conduisirent vers l’Ouest.

Elle emprunta une des lignes de train dont la station se trouvait entre le dortoir et la gare, lui permettant de ne pas mettre trois jours à parvenir à destination. Ces routes ferroviaires dataient de quelques décennies et avaient été renforcées grâce à Lucas qui prenait son rôle de Créateur à cœur. Chloé ne pouvait pas lui reprocher cela. Les villes principales étaient reliées par des rails et la rame fonçait à toute vitesse. Il était difficile d’observer le paysage et de toute façon, la voyageuse n’avait pas envie de voir du blanc à perte de vue.

Avant de retourner dans le manoir, Chloé avait l’intention de passer par la Récupération qui se situait à l’opposé. Elle avait trouvé l’habitation qu’elle s’était appropriée quelques semaines après la Grande Bataille vide. Il lui fallait donc obtenir de nouveaux meubles, comme des chaises, une vaste table pour la pièce principale et des lits pour chaque chambre. Elle avait pris des mesures et savait quelle décoration ornerait les murs. L’adolescente était excitée à l’idée d’habiller son futur chez elle.

Pendant ces deux années, elle s’était activée aux travaux primordiaux. Certaines salles avaient été vandalisées et d’autres méritaient un bon coup de peinture. Seule, l’ouvrage fut très long. Elle avait tout transporté via le train qui ne desservait même pas la ville la plus proche du manoir. Puis le Créateur avait eu l’idée d’engins semi-automatiques, permettant à ceux qui n’avaient pas eu la chance d’apprendre à conduire, à cause de leur âge ou de leur époque, de pouvoir se déplacer facilement.

L’entrepôt de l’Entre-Deux se trouvait près de la mer gelée, une des trois limites de ce monde. Chloé s’en était déjà approchée et cette frontière portait bien son nom. Un océan d’icebergs puis de glace s’étendait jusqu’à l’horizon et devait être aussi infranchissable que les sommets pâles de l’Est ou le désert au Sud. Sûrement que le Sauveur y arriverait lui, imagina la jeune fille avant de rejeter cette idée de la même façon qu’elle repoussa une lourde mèche immaculée derrière son oreille. À quoi pensait-elle ? À Lucas ? À quoi bon ?

Méditant sur les élucubrations des bordures de ce monde et sur le Créateur qui avait une place incertaine dans son estime, Chloé arriva devant la Récupération. C’était un long hangar de ferraille ouvert sur l’extérieur. Ses entrailles excédaient d’étagères pleines à craquer où était juché un patchwork d’objets de toute taille. Les différentes allées grouillaient d’Occupants à la recherche de mobilier, d’outils ou encore de briques pour construire leur habitation. La jeune fille qui s’y rendait pour la énième fois resta un instant devant, toujours aussi impressionnée par toute cette effervescence lui rappelant une fourmilière.

Chacun s’affairait, parlait fort, riait. Il y avait beaucoup d’animations pour un entrepôt. Un homme criait sa demande pour savoir si un autre avait déniché le bon emplacement. Une femme âgée gronda qu’elle avait passé sa journée à chercher et n’avait toujours pas trouvé. Des enfants couraient au milieu comme s’ils ne dérangeaient personne. Pourtant, pour une fois, l’activité et le bruit ne la gênèrent pas.

Chloé lâcha même un sourire sans s’en apercevoir. De ce chaos, elle se rappelait de bons moments de son enfance, lorsqu’elle n’était pas encore clouée dans un lit d’hôpital et qu’elle accompagnait ses frères au marché de sa ville. Elle se remémorait les délicieuses odeurs de poulets rôtis, les belles couleurs des fruits et légumes du maraîcher d’à côté, les parfums exquis du marchand d’épices. Gemariah et Mathis lui manquaient tellement.

La jeune fille s’apprêtait à entrer dans le hangar lorsqu’elle fut bousculée par une armoire à glace.

— Eh ! protesta-t-elle. Faites attention où vous allez, j’ai failli tomber.

Après la voiture noire, c’était un humain qui tentait de la renverser. Le respect s’était-il enfui avec Jeanne ? pesta l’adolescente dans sa tête. Elle avait toujours été très maigre à cause de sa maladie et sa taille moyenne n’arrangeait pas l’impression de brindille qui lui était souvent associée. Le grand gaillard qui l’avait heurtée se retourna et Chloé manqua de s’étouffer.

— H… Hans ? bredouilla-t-elle.

— Oh pardon, Chloé, s’excusa le colosse. J’étais dans mes pensées, je ne t’ai pas vu. Je ne t’ai pas fait mal, j’espère ! Qu’est-ce que je peux être maladroit !

L’intéressée n’en croyait pas ses oreilles, qui rougissaient. Le géant de l’expédition s’inquiétait pour elle et, en plus, il se souvenait de son prénom. Pourquoi cela l’atteignait-il autant ? Elle avait décidé depuis Jeanne qu’elle ne serait plus affectée par qui ou quoi que ce soit. Elle se reprit et dévisagea son interlocuteur. En observant mieux, elle aperçut le chariot que Hans traînait derrière lui. Il y avait toute sorte de matériaux pour la construction, des jardinières à installer sur le rebord d’une fenêtre et des pots de cire colorée. Un air intrigué et curieux se dessina sur les traits de la jeune fille.

— C’est pour la Grande Académie, expliqua l’homme avec un large sourire. Tu viens pour récupérer de quoi fabriquer ta maison ? l’interrogea-t-il sérieusement. Si jamais tu as besoin d’aide, j’étais maçon dans mon ancienne vie. Ça ne me dérangerait pas de te prêter main-forte, si tu le souhaites.

Chloé était interdite une nouvelle fois. N’avait-il pas mieux à faire ? Ils venaient de se rencontrer et il lui proposait déjà de lui construire son habitation. Qui faisait ça ? S’ennuyait-il au point d’offrir ses compétences à n’importe qui ? Ou aimait-il tant son travail d’avant pour ne vouloir faire que ça à présent ? Hans regardait l’adolescente de ses yeux perçants et celle-ci ne savait plus où se mettre. Qu’est-ce qui se passait dans cette large tête ?

— À quoi tu penses ? demanda-t-il, laissant Chloé dans une plus grande confusion encore.

— Que… quoi ?

C’était la seconde fois qu’elle adressait la parole au géant et elle venait à nouveau de bégayer.

— Excuse-moi, fit Hans en se grattant le crâne habillé de cheveux ras, tout à coup embarrassé. J’ai tendance à être vite à l’aise avec les gens, et ça peut parfois déstabiliser. Je n’aurais pas dû t’importuner. Je te laisse.

Il commença à poursuivre son chemin avec une moue déçue, tirant son énorme chariot. Chloé se tenait bras ballant, complètement désabusée par ce qui venait de se passer. Son silence l’avait-il fait fuir ? Elle ne pouvait pas rester plantée là alors qu’elle avait été incapable de sortir plus de deux mots. Il se souvenait d’elle, la jeune fille lui devait au moins une phrase, des excuses.

— Attends ! s’exclama-t-elle.

L’adolescente traversa rapidement la distance que l’homme avait mise entre eux. Interpellé par sa voix, il s’arrêta. Son visage avait retrouvé un sourire timide, comme empli d’espoir.

— Tu m’as prise au dépourvu, s’inclina Chloé. Je ne pensais pas que tu te rappellerais de moi alors que nous avons échangé trois mots hier soir devant la Grande Académie.

Ce fut au tour de Hans d’être surpris :

— Pourquoi je t’aurais oubliée ? demanda-t-il, interloqué.

Chloé était embarrassée et ne comprenait pas pourquoi. La conversation était suspendue de silences gênants. Les deux ne semblaient pas savoir comment communiquer. C’est alors que le colosse tendit l’objet qu’il tenait dans la main qui ne tirait pas le chariot avec un air tout aussi hésitant qu’elle. Il présenta à la jeune fille un magnifique instrument à cordes. Elle crut d’abord que c’était un violon.

— Un alto Stradivarius, étouffa-t-elle entre ses doigts, alors émerveillée. C’en est un, n’est-ce pas ?

Hans souriait de toutes ses dents. L’atmosphère s’était réchauffée instantanément. L’homme posa sa carriole et présenta l’œuvre d’art de ses deux mains face à l’adolescente qui ne tenait plus en place. Comment cela pouvait-il être possible ? Ces objets étaient extrêmement rares sur Terre, les Créateurs n’auraient pas pu reproduire un tel ouvrage. C’était inenvisageable. Pendant que Chloé se dandinait, les lèvres du géant s’étirèrent encore plus.

— Prends-le, l’incita-t-il. Tu sais en jouer ?

Le saisir ? Le toucher ? Elle pouvait ?

— Comment est-ce possible ? demanda-t-elle, hypnotisée.

L’homme approcha l’alto, un peu plus près. Chloé tendait ses doigts vers cette merveille de la musique. Elle caressa le bois ciré, effleura les cordes, en pinça une et un son unique en sortit. Une larme coula sur la joue beige de la jeune fille, imperceptible, discrète.

— Un luthier qui a travaillé de son vivant avec Monsieur Stradivarius s’est souvenu des conseils de son mentor dans l’art de fabriquer les meilleurs instruments à cordes, expliqua fièrement Hans.

Elle était sans voix. Chloé ne savait quoi répondre à tout cela. Elle était impressionnée, époustouflée et honorée d’avoir la chance d’être aussi près d’un chef-d’œuvre.

— Prends-le, répéta l’homme. Et puis même si tu n’as jamais appris à en jouer, tu peux suivre des cours dans les souterrains si tu veux.

L’adolescente n’avait pas tellement envie de retourner dans les sous-sols de l’Entre-Deux, mais elle se garda de le dire à son interlocuteur. Elle préféra décliner poliment la proposition du géant.

— Je ne peux pas, refusa-t-elle en reculant d’un pas. J’ai bien appris à jouer de cet instrument pendant mon temps libre à l’hôpital, mais…

Il était trop tard. Elle avait déjà dévoilé trop d’informations sur elle et elle le remarqua dans le regard de l’homme qui lui faisait face. Les yeux du colosse s’assombrirent de tristesse et peut-être même un peu de pitié. Elle ne voulait pas ça, surtout pas. Maintenant qu’elle était morte, elle ne désirait plus ressentir la fausse condescendance des gens. Cela lui avait fait trop de mal lors de sa vie.

Chloé remit son sac à dos sur une épaule, lança un sourire qui n’en était pas vraiment un à Hans et lui souhaita bon courage pour sa construction. Sans attendre de réponse, elle laissa le colosse pantois et se dirigea d’un pas rapide vers la Récupération. Sur toute la population de l’Entre-Deux, quelles étaient les chances qu’elle recroise le géant de l’expédition une troisième fois ? Faibles, se répéta la jeune fille sans se retourner.

***

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