12. La pesée du cœur

Par tiyphe
Notes de l’auteur : MAJ faite le 19/06/2020 - Bonne (re) lecture :D
(ancien chapitre 14 avancé pour la temporalité)

 

Ezéchiel

Il n’en croyait pas ses yeux. Triangulaire, haute de plusieurs centaines de mètres et imposante, était-ce un rêve ? Non, il avait bien devant lui une pyramide égyptienne datant de l’antiquité, de plusieurs millénaires avant la naissance du petit Jésus des chrétiens. Faite du même calcaire que le Sphinx d’où Ezéchiel était sorti, elle était majestueuse, colossale, pharaonique. Et ils s’en rapprochaient. Guidés par le prénommé Pakhémetnou, les quatre Occupants marchaient en direction de l’édifice pointu.

L’ancien libraire, et historien à ses heures perdues, n’arrivait pas à détacher son regard du monument qu’il avait toujours rêvé de voir un jour. Originaire d’Israël, il était décédé dans les années 1940. L’Égypte était pourtant frontalier de son pays de naissance, mais l’homme au collier de barbe n’avait jamais quitté Tel-Aviv. Atteint d’hodophobie, il avait passé sa vie au-dessus de sa boutique de livres. Il ne s’était déplacé que de quelques centaines de mètres pour les courses et le musée d’histoire au coin de sa rue.

Depuis sa mort, cette condition avait drastiquement changé. Ezéchiel s’était demandé si c’était par manque de choix du fait d’être dans un lieu inconnu ou si son décès était responsable de ce nouvel état. Il avait alors découvert les plaisirs de se promener, toujours plus loin que le jour précédent. Cela lui avait permis de rencontrer des Occupants issus d’époques différentes qui l’avaient bien plus instruit que toutes ses recherches durant ses quarante années dans son petit monde restreint. Ces personnes lui avaient donné le goût de l’aventure à travers leurs récits et à ce moment précis, devant la somptueuse Pyramide, il se sentait comme un explorateur foulant enfin ce pays qui l’avait tant passionné.

Revenant à la réalité, Ezéchiel observa le petit garçon qui était en tête. Son crâne rasé sur les côtés et la fine tresse pendant dans son dos nu lui donnait un air rebelle alors que son visage était plutôt paisible. Il devait avoir quelques millénaires de plus que l’Israélien, déduit ce dernier. Son nom Pakhémetnou voulait dire le troisième, d’après les souvenirs nébuleux de l’ancien libraire qui se demanda alors qui était les deux premiers. L’adolescent l’entraînait lui et d’autres personnes, également échues dans le monde de l’Anti-Chambre, en direction de l’imposant monument historique. Il avait l’intention de les présenter à une femme de pouvoir, d’après ses dires. Peu importait pour Ezéchiel, il allait entrer dans le tombeau d’un pharaon. Son rêve se réalisait enfin.

Tout en marchant au milieu d’un chemin d’argile cuivré, le quarantenaire se posait en outre de nombreuses questions concernant la faune et la flore de ces lieux. Il s’était peu intéressé à l’histoire de l’Entre-Deux, contrairement à celle de la Terre, mais il était vraisemblablement impossible pour les Créateurs de matérialiser des êtres vivants. Alors comment étaient apparus tous ces animaux et végétaux qu’il admirait de ses petits yeux ébahis ?

Le sentier reliant le Sphinx et la Pyramide traversait une vaste savane peuplée de nombreuses espèces. De paisibles gazelles et zèbres mâchaient de l’herbe grasse sous le regard protecteur de félins qui semblaient être devenus végétariens. Dans un étang, des grues et des flamants roses se prélassaient, leurs longues pattes orange plongées dans l’eau. Des hyènes se détendaient sous un rocher à l’ombre de l’éclairage chauffant.

Ezéchiel leva sa tête ronde vers le ciel. Il était aussi bleu que dans ses souvenirs. Cependant, il ne trouva pas de soleil ou d’étoile qui pourrait le remplacer. La plaine semblait magiquement illuminée par une source invisible qui diffusait une température agréable et confortable. Le petit groupe fut soudainement arrêté par le passage d’un troupeau d’éléphants, majestueux animal dont la lenteur équivalait la sagesse.

— C’est impossible, commenta la jeune fille à la chevelure carotte qui les accompagnait. Il ne peut y avoir…

Elle ne réussit pas à finir sa phrase et l’ancien libraire comprenait qu’elle reste sans voix face à ce spectacle. Les pachydermes semblaient si paisibles et sereins. Jamais l’homme n’oublierait ce moment magique. Il ne savait où poser son regard. Au loin, des girafes étiraient leur cou interminable pour attraper des feuilles d’un haut acacia et les offrir à leurs petits. Des lionceaux jouaient en se chamaillant un morceau de bois près de leur mère. Des phacochères se roulaient dans la boue en grouinant de bonheur.

Pakhémetnou ne les laissa pas admirer plus longtemps la savane, au grand dam de l’homme à la peau d’ébène qui se prénommait Gaum. L’adolescent les pressa en s’engageant derrière les dignes géants aux défenses d’ivoire. Ezéchiel avait eu le loisir entre plusieurs cris d’émerveillements de faire la connaissance avec les différentes personnes qui l’accompagnait. Il s’était tout de suite entendu avec l’ancien vétérinaire de Madagascar qui devait être aussi heureux que lui l’était devant la Pyramide et le Sphinx. La jeune fille qui semblait avoir un caractère bien trempé à la tignasse orange avait lancé son prénom au milieu de leur conversation sur la façon de soigner un crocodile :

— Luciana, avait-elle dit. Je m’appelle Luciana, au cas où ça intéresserait quelqu’un.

— Oh, enchantée ! avait fait la seconde femme. Moi, c’est Maleine.

Cette dernière était la plus âgée physiquement du petit groupe. Cependant, elle paraissait être la plus jeune mentalement. Elle s’était teint les cheveux dans des tons bleu-gris et gloussait tout le temps. Ezéchiel était un homme d’Israël du début du XXe siècle, il avait encore du mal avec toutes les évolutions des femmes dans la société et leur liberté. Il n’avait pas été éduqué avec ces valeurs et même s’il cherchait à s’ouvrir grâce à son nouvel entourage, de mauvaises habitudes survenaient de temps à autre. Alors il avait soupiré et avait complètement ignoré les deux Occupantes pour continuer son échange avec Gaum.

Ils arrivèrent finalement devant la grande Pyramide. Elle était bien plus haute que celles qui avaient été édifiées sur Terre. Mesurant à vue d’œil plus de cinq cents mètres, c’était un chef-d’œuvre architectural. Des libertés avaient été prises sur la forme. En effet, d’aussi près Ezéchiel remarqua la pointe torsadée au sommet du monument. À partir d’un certain nombre d’étages de blocs de pierre, les arêtes vrillaient vers le haut et se rejoignaient en un seul point.

Une passerelle de bois suspendu par des lianes vertes tressées menait à l’entrée principale. Le pont surplombait un ruisseau qui coulait paisiblement et scintillait sous la lumière environnante. Pakhémetnou invita les quatre individus à s’engager sur les planches attachées fermement les unes aux autres jusqu’à la Pyramide. La dénommée Maleine ne semblait pas à l’aise et Ezéchiel ne pouvait lui en tenir rigueur. Lui-même maladroit, il devait se tenir au cordage tandis qu’il progressait plus lentement que les autres.

Face à eux se dessina alors une arche de roches brunes. Ouvert sur l’extérieur, ce qui devait être le seuil de la Pyramide s’élevait à plusieurs dizaines de mètres au-dessus de leur tête. L’ancien historien se souvint de la Porte d’Argent. Les Êtres Supérieurs devaient certainement être amenés à pénétrer dans l’édifice triangulaire. Un couloir, tout aussi haut et parsemé d’autres corridors tel un labyrinthe, les conduisit jusqu’à une pièce étendue sur la longueur. D’étroites colonnes d’ivoire supportaient la voûte ocre et nue de toute décoration. Ces piliers se trouvaient à espaces réguliers et aboutissaient sur une excavation encore plus démesurée.

Lorsqu’ils y parvinrent, l’adolescent au pagne couleur sable les pria de poser un genou à terre, sans vraiment attendre de leur part qu’ils désobéissent. Ezéchiel s’exécuta le premier, très vite suivi de Maleine et Gaum. Du coin de l’œil, l’ancien libraire vit la jeune Luciana défier du regard celle devant qui ils s’inclinaient, avant de ployer l’échine à son tour.

— Chères Âmes, fit une voix envoûtante. Je vous souhaite la bienvenue dans l’Anti-Chambre au nom de mon frère et de moi-même, la Scribe de ces lieux. Je vous en prie, relevez-vous.

La jeune Occupante à la chevelure carotte et à la peau constellée de taches de rousseur fut la première sur ses pieds. Qu’avait-elle à être aussi méfiante ? Ils se trouvaient dans l’antre d’un pharaon, sûrement un homme très puissant qui avait fait de grandes choses en son temps. Khéops, Ramsès II, Toutankhamon, Ezéchiel était prêt à côtoyer un de ces rois de l’Égypte antique, il avait le sentiment de s’être préparé pour ce moment toute sa vie et toute sa mort. L’Israélien au collier de barbe avait hâte de rencontrer le frère de cette charmante femme.

L’ancien historien posa enfin son regard sur celle qui les accueillait. Elle n’était pas très grande et son visage était juvénile. Le quarantenaire lui donnait seize ou dix-huit ans. Elle portait une couronne Decheret vermeille et plate au fond relevé. Près du front, une tige de la même couleur surgissait en spirale incurvée vers l’avant. Ezéchiel connaissait la signification de ce couvre-chef, decheret désignait « La Rouge ». Il ne fallait très certainement pas s’opposer à cette femme qui était bel et bien importante comme l’avait précisé leur guide.

Celle-ci avait en effet un air autoritaire et ses traits anguleux étaient étirés. Son nez pointu et légèrement retroussé était un peu haut dans son visage en forme de diamant. Son front et sa mâchoire plutôt étroits contrastaient avec ses larges pommettes. Une longue tunique blanche l’habillait. Ceinturée à la taille, elle était élégamment parcourue de fil d’or dans des formes non reconnaissables d’aussi loin. La jeune femme se tenait assise, les jambes croisées l’une par-dessus l’autre, sur un immense trône égyptien surélevé de quelques marches par rapport aux convives.

Des reptiles de toute sorte étaient dessinés sur le siège, à moins qu’ils ne soient réels. Ezéchiel crut voir un caméléon cligner un ses yeux globuleux et un serpent liane se dérouler du bras de la Rouge. Le reste de l’assise était composé de dorures et différentes pierres précieuses apposées dans des dessins complexes et géométriques. L’historien rêvait de pouvoir s’approcher et l’examiner.

— Pakhé, présente-moi nos invités, l’enjoignit leur hôte avec un sourire limité. Phoèni n’a pas su me donner plus d’informations que leur nombre et ton message.

Le garçon ne semblait en rien impressionné face à cette puissante femme, il s’inclina respectueusement et annonça :

— Grande Ouadjet, Scribe parmi les Scribes, reine parmi les rois, pharaonne parmi les pharaons, récita l’enfant. Voici Gaum, l’ancien vétérinaire de Madagascar. Luciana, la sorcière d’Italie.

Cette dernière s’indigna face à son appellation, mais Pakhémetnou poursuivit sans avoir eu l’air d’être interrompu :

— Cet homme se prénomme Ezéchiel. Né en Israël, il a été libraire et historien.

À sa présentation, le concerné s’inclina bien bas afin de montrer son respect pour la Rouge.

— Et pour finir, Maleine, conclut l’adolescent.

Un silence se suspendit entre chaque personne présente dans la grande alvéole. Tout le monde attendait une suite qui ne vint pas.

— Je n’ai pas le droit à plus de précisions sur mon pays de naissance ou mon ancienne fonction ? rouspéta la dernière intéressée.

Le garçon repoussa sa tresse dans son dos avec un geste mécanique avant de sourire de toutes ses dents.

— Je ne suis pas devin, affirma-t-il. Je n’ai fait que révéler les informations que vous avez dévoilées pendant le trajet.

— Ça suffit avec le protocole, s’énerva Luciana qui semblait bouillir de l’intérieur. Qu’est-ce que nous faisons là ? Et quel est cet endroit ? Je me trouvais dans les souterrains, dans le Grand Théâtre, et je me suis fait agresser. OK, ce lieu est magnifique, mais ça serait aimable de votre part de nous donner un peu plus d’informations sur la situation, non ?

Même si Ezéchiel ne comprenait pas totalement la colère qui habitait la jeune femme, il admettait s’être posé de nombreuses questions également lors de leur trajet depuis le Sphinx. Cet endroit ne pouvait être l’Entre-Deux et Pakhémetnou leur avait affirmé que ce n’était pas non plus le Paradis. Ce dernier se plaça face à l’Italienne dans une position provocante, les lèvres étirées.

— Si vous suivez le protocole, alors vous aurez les réponses que vous espérez, ricana l’adolescent en tripotant machinalement la fine tresse sur son épaule.

Luciana grogna. Sa susceptibilité était claire et l’enfant devant elle semblait en jouer. Ils se défièrent du regard un moment, puis la jeune rousse tourna les talons.

— C’en est assez, je m’en vais. Vous ne voyez pas qu’ils cherchent à nous retenir ici ? fit-elle à l’intention des trois Occupants trop abasourdis pour intervenir.

Elle allait retourner par là où ils étaient arrivés lorsqu’elle fut agrippée par une petite main. Pakhémetnou ne semblait plus rire. Ses yeux gris étaient devenus dangereux et menaçants. Ce fut le geste de trop pour Luciana qui entra dans une colère folle. Elle se jeta sur le garçon et le frappa en lui criant dessus :

— Ne me touche pas ! Je ne t’ai jamais autorisé à me toucher sale porc, répétait-elle comme si elle extériorisait quelque chose qui ne concernait pas l’enfant.

Elle paraissait finalement plus effrayée et désarçonnée face à la situation que furieuse. De ce qu’Ezéchiel avait lui-même relevé pendant leur traversée, la jeune rousse était l’Occupante la plus ancienne. Alors pourquoi réagissait-elle avec le moins de maturité ? À côté, Gaum s’était assis à même le sol et avait rapporté ses genoux contre son torse. Il semblait être entré dans une sorte de méditation les yeux fermés. Maleine et le quarantenaire s’observèrent, interdits.

— ASSEZ ! rugit la femme qui s’était levée de son siège doré.

Tous se figèrent. Ouadjet fulminait, son teint bronzé était devenu écarlate. Ezéchiel ne put s’empêcher de la comparer à la Princesse Louise. Quelque chose chez cette Égyptienne lui rappelait leur Créatrice. Distraite, Luciana ne put rien faire contre la riposte de Pakhémetnou. Le garçon attrapa le poignet tacheté de la jeune fille et le tira dans son dos. De son pied, il plia les genoux de la rebelle et la maintint au sol. Celle-ci était maîtrisée et ne se débattait plus.

***

Maleine

Dans la Pyramide de l’Anti-Chambre, Maleine était dépassée par les événements. Un peu vexée de ne pas avoir été plus présentée à la maîtresse des lieux, elle se recroquevilla sur elle-même. Depuis qu’elle était décédée dans les belles années du disco aux Pays-Bas, poignardée par son merveilleux mari qui préférait voir sa peau bleue plutôt que beige, la femme de 73 ans ne s’était jamais sentie aussi démunie qu’à cet instant. Et ce n’était pas parce qu’elle n’avait pas été annoncée correctement, mais bien à cause de qui se passait devant elle.

Pourtant, à ce moment-là dans la grande alvéole cerclée de colonnes d’ivoire, elle aurait pu profiter de la sobre décoration des lieux. Mais c’était le combat entre l’adolescent et la jeune femme qui attirait son attention. La petite avait du cran et elle savait se battre. Maleine admira les mouvements gracieux des deux adversaires. Ils semblaient danser, tournant l’un autour de l’autre comme des félins.

La Néerlandaise aux cheveux bleus fut alors surprise par le cri d’Ouadjet et sursauta. Pakhémetnou profita de la confusion générale pour prendre le dessus dans l’affrontement. La petite était à présent à genoux, un bras dans le dos maintenu par son rival. Maleine chercha du regard les gardes. Ils allaient forcément être arrêtés et jetés en prison. Cependant, ils n’y avaient qu’eux, personne ne vint pour les incarcérer.

La jeune Égyptienne qui semblait diriger cet endroit s’était levée et s’approchait à présent du groupe. Elle tenait une tablette de marbre dans une main et un pinceau dans l’autre. Que comptait-elle faire ? se demanda la femme aux cheveux bleu-gris. Dessiner une représentation de la situation épouvantable et ridicule dans laquelle ils se trouvaient ? Sans remarquer tous les questionnements qui passaient dans la tête de la septuagénaire, la Scribe posa la pointe de son instrument sur la pierre lisse et commença à ébaucher quelque chose.

Maleine ressentit alors comme un courant d’air. Les poils de ses bras se hérissèrent, son intuition lui hurlait de rester sur ses gardes. L’homme à la tête ronde près d’elle semblait éprouver la même sensation, tandis que Gaum s’était roulé en boule sur les dalles. Luciana demeurait immobile, tenue par son bourreau. Devant les yeux sidérés des Occupants, des lignes et des courbes se dessinèrent dans l’espace entre eux et Ouadjet. La vieille femme observa cette dernière et remarqua qu’elle effectuait les mêmes mouvements sur sa tablette que ce qui se manifestait devant eux. De plus en plus nette, l’esquisse devint concrète et une balance à plateaux apparut.

Haut comme la jeune reine qui était responsable de son émergence dans la réalité, l’objet de justice était malgré tout imposant. Il semblait être possédé d’une sorte d’énergie propre, comme animé, mystique. Les deux plateformes circulaires et noires étaient tenues par des chaînettes dorées. Dans l’une d’elles se trouvait une large plume d’autruche, tandis que l’autre était vide. Un cobra de jade s’enroulait autour de l’unique pied de la balance fait d’obsidienne. Le reptile était immobile, pourtant Maleine était persuadée d’avoir discerné un tressaillement.

La Scribe contourna son œuvre et s’arrêta devant la septuagénaire. Sa façon de se mouvoir ressemblait à un serpent. La Néerlandaise jura à présent avoir vu celui sur l’outil de justice tourner son regard incrusté d’émeraudes vers elle. La vieille femme voulut reculer, mais elle était hypnotisée. Tout autour d’elle paraissait figé, chacun retenait sa respiration.

— Maleine, susurra Ouadjet qui était très près de son interlocutrice. Tu es l’Âme la plus jeune et pourtant ta peau semble si âgée, fanée. On dirait une feuille de parchemin abîmée. Mais qu’en est-il de ton cœur ?

L’intéressée voulut répondre, mais sa bouche ne s’ouvrait pas. Elle ne contrôlait plus son corps. La femme à la haute couronne rouge approcha une main vers la petite poitrine de sa prisonnière. Ses doigts étaient longs et terminés d’ongles taillés comme des griffes. C’est alors qu’Ouadjet enfonça ses serres dans la peau de la septuagénaire. Les phalanges s’engouffrèrent dans le buste de la victime qui ne put que contempler son cœur qui se faisait extirper de sa chair.

Maleine crut qu’elle allait tomber, mourir une fois de plus, souffrir. Mais elle ne ressentit rien. Elle restait debout, pétrifiée et regardait la petite femme aux allures de déesse porter son organe sur le plateau libre de la balance. Le support tremblota, s’enfonça faisant s’élever la plume d’autruche, avant de revenir en position d’équilibre parfait. Ouadjet semblait satisfaite. Elle collecta délicatement le muscle sanglant et le remit tout aussi habilement entre les poumons.

Telle une poupée de chiffon, la septuagénaire s’effondra. Elle resta un instant au sol pour reprendre son souffle et laisser son corps guérir de lui-même. Ce fut alors le tour de Gaum. Il était étendu sur les pavés clairs quand la Scribe s’empara de son cœur. Le Malgache réussit tout aussi facilement le test que Maleine. Et lorsqu’il récupéra ses capacités de bouger, il enfonça sa tête sous ses bras en sanglotant. L’homme à la peau d’ébène semblait avoir du mal à vivre tous ces bouleversements.

Ezéchiel eut plus de difficultés que les deux premiers à prouver que son âme était pure. Les deux plateaux jonglèrent un moment avant de trouver l’harmonie. Ouadjet avait un regard plus dur quand elle réintégra l’organe vital de l’ancien libraire en place. Pendant toute la manœuvre, personne n’osait parler et ni la Scribe ni Pakhémetnou ne commentait la longue épreuve de la pesée. C’était apparemment une étape importante de l’Anti-Chambre et Maleine nota à quel point chaque geste était précis.

Il ne restait plus que Luciana. Cette dernière était toujours agenouillée et maintenue par le garçon à la fine tresse. Elle ne dit rien lorsqu’Ouadjet planta ses griffes dans sa poitrine, elle l’observa déposer son cœur sur la plateforme sombre et attendit comme tous les autres dans l’alvéole. La septuagénaire avait une nouvelle fois retenu sa respiration. La petite voulait tellement avoir la possibilité de rester dans ce lieu. Elle avait été séduite par la végétation et des larmes de bonheur avaient accompagné les éléphants qu’ils avaient croisés.

Maleine était peut-être la plus âgée physiquement, mais la jeune rousse avait passé plus de quatre cents ans dans l’Entre-Deux. Alors l’ancienne Néerlandaise comprenait que ce soit Luciana parmi tous les autres qui souhaitât le plus découvrir l’Anti-Chambre. Que se passerait-il si la plume se trouvait plus lourde ou plus légère ? Elle n’aurait sûrement jamais sa réponse, les plateaux venaient de s’immobiliser à l’exacte même hauteur.

***

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