13. Mélies

Par Neila

Suivant une petite route de terre, Hayalee et les autres avaient presque atteint les abords de la ville quand, dans le ciel, Kaïen, Asha et Ahsrin firent demi-tour pour venir se poser à leurs côtés.

Un escadron de cavaliers planaient derrière eux.

— Restez calme, intima Kaïen, je m’en charge.

Les soldats atterrirent dans un concert de galop, cinq en tout, qui se déployèrent pour les encercler.

— Halte !

Leur cape bleu marine brodée de l’ancre blanche ne permettait aucun doute : des soldats takmassans. Ce détail empêcha Hayalee de céder totalement à la panique. Au moins, ce n’était pas des soldats noirs… et ils n’étaient pas si nombreux. Mais même si les rebelles sortaient vainqueurs, un affrontement, si près de la ville, risquait d’attirer d’autres soldats.

— Qui êtes-vous, d’où venez-vous et quelle affaire vous amène à Takmas ? débita une soldate, la plus gradée de la troupe.

— Nous ne sommes que d’humbles voyageurs venus de Kùlir pour admirer la grandeur de la citée des Mers, dit Kaïen.

Elle fronça le nez. Hayalee la comprenait. La réponse était vague et leur groupe franchement suspect. Entre la figure couverte d’hématome d’Hayalee et le bras en écharpe de Lisandra, il y avait de quoi se poser des questions. Mìr suait à grosse goutte, ratatiné sous les regards des soldats qui les détaillaient avec une méfiance évidente, la main sur la poignée de leur sabre. Ahsrin se préparait sûrement à brandir sa hache, dissimulée sous les pans de sa pèlerine. Asha, elle, avait remballé son arc lorsqu’ils avaient redécollé, mais peut-être cachait-elle d’autres armes. Elle souriait poliment, comme si ce contrôle n’était qu’une formalité.

— La région est en état d’urgence, leur signala sèchement un homme. Interdiction de survoler Takmas et interdiction d’entrer ailleurs que par la porte Ouest.

Une folle seconde, Hayalee crut qu’ils allaient s’en tirer avec un « pardon, nous nous y rendons de ce pas, merci ! », mais la soldate clama :

— Démontez, tous !

— Ce ne sera pas nécessaire, assura Kaïen.

Le choc se lut sur le visage de la femme : on ne contredisait pas un soldat. Elle allait rétorquer, peut-être ordonner à ses camarades de les mettre à terre, mais Kaïen asséna à sa place :

— Paix, mes amis.

Hayalee eut soudain l’extraordinaire sensation d’avoir plongé dans un bain d’eau chaude après une froide journée d’hiver. Un puissant frisson la parcourut de la tête au pied et ses muscles se relâchèrent si bien qu’elle faillit s’affaisser et tomber de selle. Son cœur cessa de palpiter comme une puce prise de démence pour battre une mesure lente, régulière. Son cerveau se remplit de coton. Elle ne s’était jamais sentie aussi bien depuis… depuis toujours, peut-être ?

À en juger par les expressions lointaines et béates qu’affichaient maintenant les soldats, elle n’était pas la seule à flotter sur un nuage. L’œil hagard, la chef de la troupe avait gardé la bouche ouverte sans qu’aucun son n’en sorte.

— Il n’y a pas d’inquiétude à avoir, nous n’avons rien de suspect, ajouta Kaïen de sa voix suave.

C’était vrai, ils n’avaient rien de suspect.

— Reprenez votre ronde et oubliez-nous.

La soldate referma la bouche, battit lentement des cils, puis elle tira sur les rennes de son cheval. L’animal fit demi-tour et partit au galop avant de se propulser vers le ciel. Les autres suivirent le mouvement. Hayalee n’éprouva aucun soulagement à les voir s’éloigner. Pour ça, il aurait fallu qu’elle s’inquiète en premier lieu.

— Eh, lâcha mollement Ahsrin. T’aurais pu éviter de nous engluer la cervelle…

— Pardon, répondit Kaïen. Persuader une troupe de soldats sur la défensive n’est pas une mince affaire, j’ai dû y mettre une bonne dose de volonté.

— Ouais, ben… ouais.

— Ha… fit Lisandra, qui dodelinait de la tête, à deux doigts de finir couchée sur Yasuo. J’ai compris.

Ce disant, elle s’ébroua comme un chien qui sort de l’eau. Hayalee avait vaguement conscience que tout ça n’avait rien de normal, mais la curiosité qui aurait dû l’assaillir ne vint pas. Elle n’avait pas envie de poser de questions ou de réfléchir. Elle voulait seulement rester là, avachie derrière Saru, à profiter des caresses du soleil et du vent. Elle croisa le regard de Mìr. Il lui adressa un sourire bienheureux qu’elle lui rendit.

— Ne traînons pas, dit Kaïen.

La traversée du faubourg lui fit l’effet d’un rêve dont Hayalee garda peu de détails en mémoire. Les aigles de Kaïen, Asha et Ahsrin qui allaient et venaient au ras des toits pour leur montrer la voie ; les maisons à pans de bois bordant les routes de terre ; l’agitation des riverains amassés devant les échoppes : tout ça lui parut très lointain.

Ils se rendirent sur la côte, où les eaux grises de l’océan léchaient une plage ponctuée d’embarcadères. La zone comptait essentiellement des habitations, des auberges et des entrepôts. Ils s’invitèrent dans un hangar à bateaux qui faisait également office d’écurie et de volière. Les hommes et les femmes qui y travaillaient devaient collaborer avec l’Alliance, car ils s’empressèrent de fermer les portes derrière eux, prirent leurs montures en charge et leur apprêtèrent deux bateaux sans rien demander en échange.

Quand l’angoisse revint planter ses doigts griffus dans la cervelle d’Hayalee, ils avaient trouvé refuge dans une cuisine obscure à l’ameublement dépareillé et attendaient le départ autour d’une tasse de thé. Une boite de gâteaux traînait sur la table et Hayalee se jeta dessus. Saru, Nahïs et Mìr ne tardèrent pas à l’imiter.

— Comment vous avez fait ?

Tous les visages se tournèrent vers Hayalee et elle réalisa avoir formulé la question à haute voix. Comme Kaïen lui souriait, elle s’autorisa à céder à sa curiosité retrouvée et demanda :

— Vous êtes un Descendant ?

— Oui.

— Vous pouvez plier les gens à votre volonté ? interrogea à son tour Lisandra. Les persuader d’agir d’une certaine façon ?

Son teint était de cendre, ses yeux soulignés de cernes et injectés de sang, mais le regard qu’elle posa sur Kaïen n’en était pas moins intense.

— Dans une certaine limite, répondit celui-ci.

— C’est-à-dire ?

— Mes paroles n’ont de pouvoir que si elles incitent à la paix, non à la guerre. Je n’aurais pas pu convaincre ces soldats de s’entre-tuer.

— Et c’est bien dommage, grommela Ahsrin, qui avait préféré un verre d’hypocras au thé.

Lisandra fronça les sourcils.

— La paix, c’est une notion assez vague.

— Pas pour moi, assura Kaïen, sans se départir de sa patience ou de son sourire.

— Si votre pouvoir de persuasion dépend de votre vision des choses, vous pourriez en jouer pour parvenir à vos fins. D’un certain point de vue, la mort peut-être considérée comme une forme de paix.

— Oui, intervint Saru, là, par exemple, si t’ordonnais à Lisandra d’aller se noyer, on aurait tous la paix.

Hayalee faillit recracher son thé par le nez, secouée d’une violente quinte de toux qui passa presque inaperçue à côté du rire tonitruant d’Ahsrin. Lisandra se raidit et serra les mâchoires.

La mesquinerie de Saru aurait pu paraître gratuite mais, pour l’avoir souvent entendu s’en plaindre, Hayalee savait qu’il détestait le manque de tact dont Lisandra pouvait faire preuve lorsqu’il s’agissait d’assouvir sa curiosité. Elle et Saru s’observèrent en chien de faïence tandis qu’Ahsrin continuait de s’esclaffer. La petite cuisine ne comptait qu’une fenêtre aux carreaux troubles de crasse et, dans la pâle lueur de la pièce, l’œil de Saru semblait presque aussi gris que les iris de Lisandra.

— On est parés, vint leur annoncer un des marins, à point nommé.

Quelques minutes plus tard, ils se séparaient pour embarquer à bord de misaines jumelles. Hayalee grimaça en se faufilant entre les caisses de sardines destinées à les faire passer pour d’innocents pécheurs.

— Pourquoi est-ce qu’on s’embête à prendre le bateau ? marmonna-t-elle.

— Ce sera plus sûr d’approcher par le port, expliqua Asha en posant une main encourageante sur son épaule. C’est le dernier endroit par lequel les soldats s’attendront à voir des évadés arriver.

— Mouais…

Recroquevillée sous le mât, Hayalee passa le trajet à lutter contre la nausée qui l’assaillait au gré de la houle. Elle aurait bien demandé à Kaïen de la persuader à nouveau de se détendre, mais il voyageait sur l’autre bateau.

Après plusieurs minutes à voguer le long de la côte, un élégant phare apparut sur les eaux grises, au bout de la digue artificielle qui protégeait le port. Hayalee oublia momentanément son malaise, écrasée par la grandeur du lieu.

Les bateaux étaient innombrables, de la barque de pêcheur au galion. Deux navires de guerre, fiertés de la marine psamienne, glissaient au large, leurs voiles aux couleurs de la cité des Mers repliées le long des verges. En haut du grand mât claquait le drapeau de Psamias où l’ancre blanche côtoyait l’aigle noir sous l’ange doré, brodés sur leur fond respectif : bleu, rouge, blanc.

Les marins manœuvrèrent jusqu’aux quais réservés aux pécheurs. Comme l’avait prédit Asha, la sécurité n’avait pas été renforcée et le veilleur venu à leur rencontre s’en repartit après avoir vérifié les permis des pécheurs, sans s’intéresser à l’équipage qui déchargeait les caisses de sardines.

Ils décidèrent de progresser par petits groupes, sans pour autant se perdre de vue. Ainsi, si l’un d’eux se faisait arrêter par une troupe de soldats ou de veilleurs, les autres seraient en mesure de leur porter secours. Lisandra, Yasuo et Ahsrin ouvrirent la voie, Nahïs, Mìr et Kaïen les suivirent de loin et Hayalee, Saru et Asha fermèrent la marche.

Progresser dans les rues étriquées de Takmas, se frayer un passage sur les ponts et les îlots grouillants de vie sans rattraper les autres ou se laisser distancer n’était pas une mince affaire. Par chance, la peau noire de Kaïen et sa grande taille le rendait immanquable. Par malchance, il attirait également l’œil des soldats. Une patrouille vint l’interpeler. S’arrêtant devant une échoppe de tissu, Hayalee, Saru et Asha observèrent la scène de loin, prêts à intervenir, mais les soldats repartirent après un court échange. Kaïen était vraiment un atout remarquable pour les rebelles.

Le vent faillit tourner quand un groupe de soldats noirs surgit sur l’autre berge du canal qu’Hayalee, Saru et Asha suivaient. La jeune femme saisit les deux adolescents par le poignet et les poussa à l’intérieur d’une librairie. Pour la première fois, Hayalee la sentit nerveuse. S’efforçant de gommer sa frayeur, Asha entama la discussion avec la libraire. Saru, lui, resta paralysé sur le seuil avec l’air de vouloir disparaître dans les tréfonds de sa capuche. Hayalee n’en mena pas plus large. Il s’écoula dix bonnes minutes avant qu’Asha ne se décide à les faire sortir. Après ça, elle redoubla de vigilance et de précaution pour s’assurer qu’ils n’étaient pas suivis.

Ils rattrapèrent Kaïen deux îlots plus loin. Il avait dû rebrousser chemin en s’apercevant qu’ils n'étaient plus derrière lui. Les deux groupes se retrouvèrent sur une place, à l’ombre d’une église. Asha fit signe à Kaïen, qui hocha la tête et reprit sa route, Nahïs et Mìr trottant dans son sillage.

Entre les détours, les demi-tours et les arrêts, regagner le fort leur prit un certain temps. À son approche, passants, veilleurs et soldats se firent plus rares, voire inexistants. Hayalee et Saru ne cachèrent pas leur soulagement lorsqu’Asha leur annonça qu’ils étaient sur le territoire de l’Alliance. Enfin, le bâtiment ovale fit son apparition et l’étau qui comprimait la poitrine d’Hayalee se desserra pour de bon.

Asha ne les emmena pas sur le pont-levis, l’entrée officielle du fort, mais dans une maison voisine. Ils atterrirent dans une cuisine à l’aspect tout à fait ordinaire, où pas moins de cinq personnes avaient été interrompues dans leur partie de dés. Elles ne portaient ni cape, ni broche, ni arme, mais Hayalee devina à leur attitude et à leur gabarit qu’il s’agissait de sentinelles. Lisandra, Yasuo et Ahsrin les attendaient. Kaïen avait conduit Nahïs et Mìr dans une autre maison.

Hayalee aurait voulu s’effondrer à la table, avaler une assiette du ragoût qui mijotait sur la cuisinière et ramper jusqu’à un lit – se terrer sous les couvertures pour toujours. À en juger par leurs traits tirés et leurs yeux vitreux, Saru et Lisandra ne demandaient pas mieux, mais leur mission n’était pas encore finie. L’Alliance attendait leur rapport.

Sans traîner davantage, ils descendirent tous dans la cave, puis dans un passage dissimulé derrière une étagère poussiéreuse. Tandis qu’ils s’enfonçaient un peu plus sous terre, une autre forme d’angoisse vint ramper dans les entrailles d’Hayalee. Jusqu’à présent, survivre avait été sa principale préoccupation. Maintenant qu’ils étaient tous en sécurité, qu’Asha et Ahsrin les guidaient le long du tunnel qui les menait sous le fort, Hayalee sentait approcher l’heure des explications et des blâmes.

Une agitation fébrile régnait dans la base : claquement de pas précipités sur le plancher, rumeur des voix. L’atelier du rez-de-chaussée, lui, était silencieux. La nervosité qui courrait dans les étages en était d’autant plus saisissante. À la sortie de l’escalier, les sentinelles n’affichaient pas la nonchalance qu’Hayalee leur avait connue deux jours plus tôt, mais échangeaient à voix basse, le ton et l’œil sombres. Elles s’interrompirent à leur arrivée et l’une d’elles annonça :

— Ils vous attendent. Dans la salle des cartes.

Asha acquiesça et montra la voie jusqu'au deuxième étage. Certaines portes étaient grandes ouvertes et les rebelles allaient et venaient d’une pièce à l’autre, s’interpelaient à travers le couloir. Le bureau réservé à la section communication était le plus bruyant de tous. Les piaillements suraigus des faucons messagers se mêlaient aux grattements fiévreux des plumes et aux requêtes pressantes des demandeurs ou donneurs de nouvelles.

— … toujours pas répondu ? s’impatientait un homme, planté sur le seuil.

— Toujours pas.

— Mais qu’est-ce qu’ils fabriquent ? Le commandant veut savoir combien on a de montures disponibles, il veut savoir maintenant.

— Eh ben donne lui les chiffres qu’on a maintenant, et dit lui qu’on en attend encore d’autres pour plus tard.

Manquant de percuter Ahsrin, une jeune femme émergea du bureau suivant et les dépassa au pas de course, les bras chargés de rouleaux de parchemin plus grands qu’elle. Elle les précéda dans le virage du couloir, puis devant une porte à double battant gardée par une sentinelle. Cette dernière ouvrit pour leur livrer passage.

Hayalee faillit chavirer en découvrant la dizaine de personnes rassemblées sous les bannières mauves de l’Alliance. Les profils étaient aussi variés qu’intimidants : une grande femme à la carrure de militaire, droite comme un i, les mains dans le dos ; un type au crâne rasé dont la peau était grêlée, boursouflée sur toute une moitié du visage ; un jeune homme très roux qui portait la marque des réprouvés… La table autour de laquelle ils faisaient cercle disparaissait sous les cartes et les rouleaux de parchemin. La plupart des chaises, inutilisées, avaient été repoussées contre les murs.

Salao était là, qui mâchouillait son cure-dent, une fesse posée au coin de la table. Au milieu du groupe, Hayalee repéra également la silhouette filiforme de Wïr, à la droite d’une petite femme replète vêtue d’une élégante toge blanche traversée d’une bande bleue. Si Hayalee s’y perdait dans le code des couleurs qui avaient trait à chaque poste, une chose était sûre : cette femme faisait partie des hauts fonctionnaires de la ville. Sa peau brune, ses paupières fardées, ses boucles d’oreilles et son collier d’ivoire lui conféraient une aura exotique. Ses cheveux bouclés, eux, étaient relevés sur sa nuque et retenus par un serre-tête en cuir, dans la plus pure tradition psamienne.

— C’est Mélies, chuchota Asha à l’intention d’Hayalee et Lisandra. L’intendante de la base.

« Nous avons réussi à nous faire des amis haut placés » avait dit Iltaïr. Il n’avait pas menti. Hayalee chercha le commandant, sans le trouver. Son absence lui causa autant de déception que de soulagement.

Wïr fut le premier à les remarquer. Il murmura quelque chose à l’oreille de l’intendante et celle-ci releva les yeux de la carte qu’elle examinait. Son visage s’éclaira et elle ôta les lunettes ovales perchées au bout de son nez.

— Ah ! Vous voilà !

Les conversations se turent et l’on s’écarta pour leur ménager une place devant la table. Hayalee resta à l’arrière du groupe, dans l’ombre d’Ahsrin.

— Pas d’incident ? demanda Salao. Des blessés ?

— Des soldats de la treizième nous ont cherché des poux à notre arrivée dans le faubourg sud, dit Asha, mais Kaïen s’en est occupé.

— Où est-il, d’ailleurs ?

— Parti emmener deux réfugiés chez Dagan – un père et sa fille. Des évadés que Fuyusuke et son équipe ont ramenés avec eux.

À ces mots, Mélies lança :

— Vous pouvez nous expliquer qui sont ces gens ? Salaodis n’a rien pu nous dire, si ce n’est qu’ils serraient « innocents »… Est-ce qu’on en est bien sûr ? On ne peut pas prendre le risque de leur offrir l’asile si certains sont réellement des criminels.

— Ouais, on se souvient comment ça a fini la dernière fois.

Yasuo prit la parole, sans s’émouvoir des regards qu’il s’attira :

— Il semblerait que ces gens n’aient commis aucun crime.

— Qui sont-ils, alors ? le pressa Mélies. Des dissidents politiques ?

— Des parents de Descendants.

La révélation déclencha plusieurs jurons.

— Par Milhilar ! s’exclama l’intendante. Voilà où ils disparaissaient !

— Alors ils ne les ont pas envoyés dans les camps… souffla le jeune homme roux. C’est une excellente nouvelle, ça !

— Dommage qu’ils soient tous éparpillés dans la nature, susurra Wïr, qui semblait plutôt trouver la situation amusante.

— Comment en est-on arrivé là ? demanda Mélies. On vous avait envoyé enquêter sur le Donjon, non ? pas le prendre d’assaut.

Ahsrin et Asha s’écartèrent, laissant Yasuo, Lisandra, Saru et Hayalee au centre de l’attention.

— Que s’est-il passé ? insista l’intendante. Racontez-nous.

— Les informations que nous avons pu glaner de l’extérieur étaient limitées, dit Yasuo. J’ai découvert que le directeur du Donjon, Rufus Rollo, est un soldat noir. Le profil des détenus était inhabituel. Mais nos recherches se sont vite heurtées à une impasse. Les gardiens de la prison en savent peu sur les chefs d’accusation des prisonniers.

Près de lui, Hayalee gardait les yeux rivés sur les cartes étalées devant eux, les doigts noués dans le dos pour en cacher les tremblements.

— Entrer en contact avec des prisonniers semblait être une bonne façon de tirer tout ça au clair, poursuivit Yasuo.

Elle se figea, lèvres entrouvertes. C’était vrai qu’ils étaient parvenus à cette conclusion, mais…

— L’opportunité s’est présentée, nous nous sommes infiltrés dans le Donjon.

Autour de la table, les yeux s’écarquillèrent, les sourcils se froncèrent. Hayalee décocha un regard à Yasuo.

Ce dernier continua sur sa lancée, racontant comment ils s’étaient fait enfermer, avaient rencontré Kylian et Mìr qu’ils avaient promis d’emmener en échange d’informations. Il n’évoqua rien des nombreux désagréments qui avaient déchiré leur équipe nouvellement formée, rien des initiatives insensées d’Hayalee. À l’entendre, ils avaient agi comme une seule personne du début à la fin, pris toutes les décisions ensemble. Tendue comme une corde d’arc, les mâchoires serrées, Lisandra fixait Yasuo, l’œil brûlant d’incompréhension.

— Si peu de discrétion… releva Wïr lorsque Yasuo eut fini de narrer leur fuite. Ça ne te ressemble pas, Fuyusuke.

Ses prunelles vert d’eau glissèrent du côté d’Hayalee et elle sentit tous ses organes lui remonter dans le gosier.

— La discrétion n’est pas toujours la meilleure option, dit Yasuo.

— Tout de même ! s’exclama Mélies. Vous auriez dû nous faire part de votre plan avant de le mettre en pratique.

— J’ai mal évalué les risques. J’assume l’entière responsabilité de la situation.

Bras le long du corps, Yasuo s’inclina à quatre-vingt-dix degrés et le geste désarçonna tant Mélies que sa désapprobation sembla se diluer. Hayalee, pour sa part, ne s’était jamais sentie si nauséeuse. Elle ne pouvait pas le laisser endosser la responsabilité de ses actes. Il fallait qu’elle rétablisse la vérité, qu’elle parle. Elle crut ne jamais réussir à extirper les mots de sa gorge.

— C’est m…

— C’est notre faute à tous, dit Saru, d’une voix assez forte pour couvrir celle d’Hayalee.

Lisandra n’aurait pas eu l’air plus scandalisée s’il s’était tourné vers elle pour la gifler. Elle ouvrit la bouche, mais Saru enchaîna avec le même aplomb :

— On a merdé, voilà. Maintenant, on peut continuer à en débattre, et pendant ce temps, il y a des gens qui se font tuer.

À en juger les haussements et les froncements de sourcils, se voir donner des leçons par un gamin de quatorze ans n’était pas au goût de tous. Dieu merci, Ahsrin intervint le premier, et distribuer des blâmes l’intéressait moins que distribuer des coups de poing.

— Le p’tit a raison. Il faut agir, et vite !

— Il va surtout s’agir d’être malin… glissa Salao.

La femme à l’allure militaire secoua la tête.

— Sauver les évadés semble compromis. Les soldats ont une longueur d’avance. À l’heure qu’il est, ils ont déjà dû rattraper la plupart d’entre eux.

— Pourquoi ne pas attaquer directement le Donjon ? proposa l’homme aux cicatrices. Demandons des renforts au QG et au sud et frappons fort, avant que l’armée n’ait le temps de reconstituer les défenses de la prison.

— C’est de la folie !

— On en arrivera là de toute façon. On ne peut pas continuer à laisser le gouvernement enfermer impunément les gens !

— L’armée a déjà mobilisé une division entière, on n’est pas de taille.

— Bien sûr que si, on a des Descendants. Regarde ce que ces quatre-là ont réussi à faire ! On en envoie dix comme eux et les soldats seront balayés ! dit-il en assénant son poing sur la table.

L’espace d’une seconde, Hayalee s’imagina carbonisant des bataillons de soldats. Ses jambes faillirent la lâcher. Elle dut reculer et s’adosser à la commode pour ne pas flancher.

— Non, dit Mélies. On ne peut pas rester sans rien faire, mais on ne peut pas non plus transformer Psizun en champ de bataille. Si on doit lancer l'assaut sur le Donjon, il va falloir trouver un plan qui limite au maximum les victimes.

Le poids qui menaçait d’écraser Hayalee se leva un peu. Elle inspira un bon coup pour retrouver ses esprits. Le type aux cicatrices n’eut pas l’air ravi.

— Tss, à prendre trop de gants, on n’arrive à rien.

— Williek, dit calmement la grande femme, on ne pourra jamais convaincre le pays de ne pas redouter les Descendants s’ils rayent des villes de la carte.

— Sarim a raison, trancha Mélies. Nous ne pouvons pas prendre cette initiative, de toute façon. C’est au QG et à Mara d'en décider. Hélory, informe-les de la situation, ainsi qu’au sud – qu’ils envoient un maximum de renforts. Envoyez également des messages dans toutes nos planques de la région, faites passer le mot chez tous nos alliés : qu’ils aident et abritent les évadés qu’ils trouveront.

— Et ensuite ? Les soldats n’hésiteront pas à fouiller toutes les fermes, tous les relais, toutes les auberges jusqu’à fond de cave. On ne va pas pouvoir les cacher indéfiniment.

— Hum… pourquoi ne pas apprêter un bateau ? proposa un homme resté jusque là silencieux.

Assis en bout de table, il parlait placidement, sans détacher l’œil des cartes qu’il étudiait à travers son monocle.

— Emmenons tous les évadés que nos hommes pourront récupérer sur la côte et évacuons-les vers le QG. Ici serait un bon point de rassemblement, dit-il en pointant une petite croix perdue en pleine nature.

La carte passa de main en main, jusqu’à Mélies.

— C’est probablement notre meilleure option…

— Dans ce cas, il va falloir envoyer toutes les équipes disponibles ratisser la région.

— C’est risqué… l’affrontement avec les soldats va être inévitable.

— Certes, mais on ne peut pas rester sans réagir. Les soldats n’hésiteront pas à abattre les évadés s’ils résistent, j’en ai bien peur. Le gouvernement ne prendra pas le risque que la vérité éclate.

— Nous sommes prêts, assura Asha.

Ahsrin approuva d’un grognement, Salao d’un hochement de tête. Hayalee ne put s’empêcher d’être impressionnée par leur courage. Chaque intervention pouvait être la dernière, pourtant ils s'y résolvaient sans flancher. Ils étaient prêts à mettre leur vie en jeu pour de parfaits inconnus.

— Asha, Ahsrin, dit Mélies, si possible, j’aimerais que votre équipe se rende à Psizun. Il nous faut des hommes au plus près de la situation. Avec Kaïen, vous êtes ceux qui avaient les meilleures chances de vous introduire dans la ville. Ce sera dangereux, mais…

— C’est tout ce qu’on aime ! tonna Ahsrin en gratifiant Asha d’un coup de coude. Être au plus près de la situation !

Sa coéquipière roula des yeux.

— Salao, prenez ce secteur, dit Sarim en lui indiquant une zone à l’ouest de Psizun.

— Comptez sur nous.

— Si vous trouvez des évadés, réfugiez-vous dans la planque la plus proche, faites-nous signe et attendez les instructions.

— Et nous ? demanda Saru. Qu’est-ce qu’on fait ?

La commandante le toisa, Mélies pinça les lèvres.

— Vous en avez déjà beaucoup fait. Allez à l’infirmerie, faites soigner vos blessures, reposez-vous.

Le message était clair : asseyez-vous dans un coin et restez tranquille pendant que les grands réparent vos bêtises. Hayalee aurait dû s’offusquer, élever la voix et insister pour prendre part au sauvetage des évadés… La vérité était qu’elle était soulagée de ne pas avoir à retourner dans cet enfer. Honteusement, inavouablement soulagée.

— Basil, Williek, Sarim, je vous laisse organiser la suite des opérations. Il faut que je retourne à la régence. Je vais voir si je peux m’entretenir avec le général Yulius et lui tirer un peu les vers du nez… savoir où ils en sont, combien d’évadés sont dans la nature…

Suivant Asha, Ahsrin et Salao, Hayalee, Saru, Lisandra et Yasuo prirent congé. De retour dans le couloir, ils trouvèrent Kaïen, en conversation avec une femme qui semblait l’avoir intercepté sur son chemin vers la salle des cartes.

— Comment vont Nahïs et Mìr ? s’enquit aussitôt Hayalee.

— Bien, assura Kaïen. Ils se reposent. J’ai prévenu le docteur de leur présence, il va leur rendre visite un peu plus tard.

— Vous tombez bien, interrompit la femme, plume et parchemin à la main. Le garçon que vous avez ramené, le blessé, là, il n’a pas encore repris connaissance et j’ai besoin de son nom.

— Kylian, dit Yasuo.

Elle griffonna, puis releva les yeux dans l’attente d’une suite qui ne vint pas.

— Kylian… comment ?

— Nous l’ignorons. Il ne nous a donné que son prénom.

— Est-ce que vous savez quoi que ce soit d’autre sur lui ? demanda-t-elle avec une certaine irritation.

— Son père est – ou aurait été – un Descendant. Aussi, c’est un ancien soldat.

— Qui ? Le père ?

— Kylian.

— Ah. D’accord. Ancien… pourquoi ?

— Il a probablement été radié et emprisonné quand son lien de parenté avec un Descendant a été découvert, avança Lisandra.

— Je vois… Il vous a dit dans quelle division il a servi ? Ça faciliterait beaucoup nos recherches.

— Commencez par chercher du côté de la dix-neuf et de la vingtième.

Hayalee, Saru et Yasuo se tournèrent à l’unisson vers Lisandra.

— Ce sont les divisions en postes à Mas, dit-elle, comme si ça coulait de source. Vous n’avez pas remarqué ? Il a juré en mil’rao.

— En… quoi ? lâcha Saru, et Lisandra soupira.

— Mil’rao, la langue la plus parlée dans l’archipel avec le psamien. Vous devriez le savoir, vous y avez passé dix-sept jours !

Hayalee se retint d’avouer que les seuls mots qu’elle avait mémorisés étaient « bonjour » « au revoir » et « prout » – le mot préféré d’Anja.

— Rien d’autre ? les interrompit la femme, qui les lorgnait toujours par-dessus son parchemin. Très bien… Prévenez-moi quand il sera réveillé.

Sur quoi elle fit volte-face et s’engouffra dans un bureau.

— J’espère que t’as pas défait ton sac, dit Ahsrin en envoyant une bourrade dans le bras de Kaïen, parce qu’on est reparti pour un tour !

— Ah ?

— On te racontera en cassant la croûte, j’ai besoin de reprendre des forces.

— Toutes les excuses sont bonnes pour t’empiffrer, glissa Asha.

— Que veux-tu ? Il faut entretenir cette machine de guerre ! dit Ahsrin en carrant les épaules pour faire ressortir ses biceps.

Salao secoua la tête, blasé, Kaïen haussa un sourcil. Tandis qu’ils s’éloignaient dans le couloir, Asha se tourna une dernière fois vers Hayalee et les autres. Les voir partir risquer leur vie pour rattraper ses erreurs rendait Hayalee malade. La jeune femme tendit le bras vers l’adolescente et lui effleura la joue.

— Ne soyez pas frustrés. Chacun de nous a un rôle à jouer. Aujourd'hui, c'est à nous de prendre le relais ; demain, ce sera votre tour.

Les beaux yeux en amande d’Asha se plissèrent sur un sourire si doux qu’il parvint presque à apaiser le mal qui rongeait Hayalee. Presque.

— Nous nous reverrons, promit-elle.

Et elle s’en alla rattraper ses coéquipiers. Hayalee les regarda disparaître dans l’escalier, le cœur plus lourd qu’une pierre.

— L’infirmerie est au premier, marmonna Saru.

Ils s’y rendirent sans échanger un mot. Hayalee aurait voulu remercier Yasuo pour la façon dont il l’avait couverte. Saru, également, mais elle sentait la colère de Lisandra planer au-dessus d’elle comme un oiseau de mauvais augure. La moindre parole à ce sujet était susceptible de la faire exploser et Hayalee n'avait pas la force d’encaisser ses reproches.

Après l’agitation de la salle des cartes, l’infirmerie leur offrit un calme bienvenu. La pièce comptait cinq lits aux draps immaculés et exhalait une odeur de plante, parfois masquée par celle de la vase qui remontait des fenêtres entrouvertes. La rumeur lointaine de la ville accompagnait le tic-tac d’une horloge à pendule. Un petit feu brûlait dans un poêle à bois. La chaleur qu’il dégageait se mêlait à la brise venue du dehors, créant des courants tantôt frais, tantôt chauds.

Un seul lit était occupé. Le cœur d’Hayalee bondit lorsqu’elle aperçut le jeune homme aux cheveux sales et au teint cireux : Kylian. Son nez et un de ses yeux disparaissaient sous de gros pansements. Le reste de sa figure oscillait entre le jaune et le violet. Il était encore assoupi. Assis à son chevet, vêtu de la tunique blanche des soigneurs, un jeune homme veillait, un livre à la main. Il releva la tête et les salua.

— Comment il va ? demanda Saru.

Avant qu’il ait pu répondre, un homme d’âge mûr, le visage flanqué d’épais favoris, émergea d’un bureau où étagères et plans de travail dessinaient les reliefs d’un atelier d’apothicaire.

— Il devrait s’en sortir, dit le nouvel arrivant. Son état était critique, mais la transfusion lui a fait beaucoup de bien.

Sa robe de docteur ondoya tandis qu’il approchait. Bien que ses traits soient tirés par la fatigue, ses yeux n’en étaient pas moins souriants.

— Une transfusion, c’est…

— Quand on transfuse du sang d’une personne à une autre, dit Lisandra.

Si Hayalee avait entendu parler de cette technique en cours de science naturelle, l’idée ne la fit pas moins grimacer.

— Vous avez pu trouver un donneur compatible ? questionna Lisandra, intéressée.

— Kiru est donneur universel.

Le jeune homme assis sur le tabouret sourit.

— Je me présente : je suis le docteur Friheden, dit l’homme aux favoris. Vous devez être l’équipe revenue de Psizun ? Ne restez pas là, installez-vous, je suis à vous dans une minute.

Avec la permission du docteur, Hayalee prit le fauteuil qui faisait l’angle de la pièce, le tira au plus près du poêle, enleva ses bottes et s’y pelotonna. Faisant tout autant fi des manières, Saru s’étendit en travers d’un lit avec un soupir de contentement. Lisandra s’assit sur un tabouret, le dos droit. Yasuo resta en faction près de la porte.

Le docteur approcha de Kylian et replia les couvertures, dévoilant la poitrine nue du jeune homme. Son abdomen disparaissait sous les bandages. Le docteur les examina, écouta le cœur et la respiration de son patient avant de prendre sa température. Son hochement de tête approbateur laissa entendre que la fièvre avait baissé.

— Qui a réalisé les points de suture ? s’enquit-il en remontant les couvertures sous le nez de Kylian.

— Moi… avoua Lisandra.

— C’est du très beau travail, dit-il, et le visage de Lisandra retrouva des couleurs. Minutieux et propre, je n’ai eu qu’à refaire quelques points qui avaient sauté… Vous êtes apprentie ?

— Pas vraiment. Ma mère est soignante, elle m’a enseigné les bases.

Comme Lisandra semblait la plus amochée, avec son bras en écharpe, il s’avança d’abord vers elle.

— Qu’est-ce qui vous est arrivé ?

— Chute de cheval. Je me suis démis l’épaule, expliqua-t-elle, tandis que le docteur enlevait délicatement l’écharpe pour constater les dégâts. Aussi, j’ai peut-être une légère commotion.

— Ah ? Vous avez…

— Des maux de têtes, vertiges, nausées, perte de l’équilibre, énuméra Lisandra. Mais il se peut que ces symptômes soient partiellement ou entièrement dus à la fatigue. J’ai beaucoup utilisé ma singularité – mon pouvoir, corrigea-t-elle devant le froncement de sourcil du docteur – et dormi seulement trois heures ces dernières quarante-huit heures. Le manque de sommeil m’affecte plus vite que la moyenne.

Elle avait débité tout ça d’un trait. Le docteur marqua un temps d’arrêt, impressionné ou inquiet, difficile à dire.

— Je vois, dit-il finalement tout en couvrant un des yeux de Lisandra avec sa main. Vous êtes une Descendante ?

— Oui. Il faut que vous sachiez, mon pouvoir est visuel et mes iris se referment complètement quand je l’utilise. À la longue, ça fatigue mes yeux et mes réflexes pupillaires deviennent plus lents. Ça pourrait fausser votre diagnostic.

— En effet.

Quand le docteur eut fini de l’observer, ausculter, tâter et questionner, il n’eut pas l’air inquiet mais lui prescrit du repos et l’enjoignit à rester à l’infirmerie pour qu’il puisse surveiller son état. Lisandra dut être arrivée aux mêmes conclusions, car elle enleva ses chaussures et se glissa de bonne grâce au fond d’un lit.

Hayalee eut droit au même traitement. Son poignet ne semblait pas cassé, tout juste foulé. Pour finir, le docteur se tourna vers Yasuo.

— Et toi ?

— Je vais bien.

Friheden le lorgna par-dessus ses lunettes.

— Je peux jeter un œil ?

Consentant à approcher, Yasuo vint s’asseoir sur un tabouret et ôta son haut. Un hématome de la taille d’une grosse tomate s’épanouissait dans son dos, tout près de sa colonne vertébrale. Le docteur pinça les lèvres.

— Qu’est-ce que c’était ? demanda-t-il sur le ton de celui qui redoute la réponse.

— Un carreau d’arbalète.

— À quelle distance… ?

— Hum… trente pieds, peut-être.

Le docteur se figea momentanément et les ailes de son nez frémirent.

— Je sais que tu as la peau et les os solides, mon garçon, mais arrêter des tirs d’arbalète à avec ton corps… c’est un miracle que tes organes n’aient pas éclaté.

À bien y regarder, le torse et les bras de Yasuo étaient ponctués d’ecchymoses. Hayalee l’avait cru invincible, avec sa peau qui se couvrait d’acier, pourtant il y avait bien une limite aux coups qu’il pouvait encaisser. Une limite qu’il avait failli franchir pour empêcher Hayalee de se faire tuer.

— Tu as mal, quand tu respires ?

Kylian poussa un grognement. Le docteur se retourna, Hayalee bondit sur ses pieds et Saru et Lisandra se redressèrent.

Papillonnant des cils, Kylian ouvrit les yeux – ou tout du moins l’œil qui ne disparaissait pas sous les pansements.

— Quéce…

Il déglutit et essaya de s’asseoir.

— Doucement, dit le docteur, qui s’empressa de venir le soutenir.

Kylian eut un mouvement de recul, l’air à la fois groggy et prêt à mordre.

— Z’êtes qui ? J’suis où ?

Son regard affolé repéra Hayalee, puis Lisandra, Saru et Yasuo. S’ils n’avaient pas été là, Kylian aurait sûrement écrasé la cruche d’eau sur la tête du docteur et filé sur le champ. Ce dernier dut sentir le danger, car il recula d’un pas et leva les mains en signe de paix.

— Je suis le docteur Friheden. Vous êtes en sécurité, à Takmas. Tout va bien.

Kylian balaya la pièce du regard, s’arrêtant un instant sur la porte.

— C’est quoi, cet endroit ?

— Une infirmerie.

— Oui, je vois bien. Ce que je veux dire, c’est…

— Nous sommes dans une des bases de l’Alliance, l’informa Yasuo.

Kylian se crispa un peu plus.

— Ne vous agitez pas, le prévint le docteur, vous allez faire sauter les points de suture. Kiru, apporte-moi l’extrait de penicillium, ajouta-t-il, et le soigneur fila dans l’autre pièce.

— Tu avais perdu connaissance, dit Lisandra, et tu avais besoin de soin de toute urgence. T’amener ici t’a sauvé la vie.

— Combien de temps… articula Kylian en se tâtant le visage. Combien de temps depuis qu’on a quitté le Donjon ?

— Vingt-deux heures.

Kiru accourut, un gobelet à la main. Il le tendit à Kylian, qui fronça le nez.

— C’est quoi ce truc ?

— Un médicament qui vous aidera à lutter contre l’infection.

Une fois de plus, son œil obliqua vers la porte, puis glissa sur les visages rassemblés autour de lui. Le geste frileux, il se décida à prendre le gobelet et en renifla le contenu.

— C’est important que vous le buviez, insista le docteur.

Kylian dut se rendre à l’évidence que l’empoisonner après s’être donné autant de mal pour le soigner n’aurait eu aucun sens, car il finit par boire.

— Comment vous sentez-vous ?

— Comme si je m’étais fait tirer dessus et tabasser.

— Comment est la douleur, dans votre abdomen ?

— Douloureuse.

Le docteur lui adressa un regard appuyé, qu’il nuança d’un sourire indulgent.

— Je peux vous donner un peu de jus de pavot…

— Non ! tonna Kylian, faisant sursauter Hayalee et Kiru. Je veux dire… c’est pas la peine, ça ira.

— Vous êtes sûr ? Vos blessures sont sérieuses, la douleur doit être insupportable.

— Je supporterai. J’ai l’habitude.

— Bon… Si vous vous en sentez capable, il faudrait que vous mangiez quelque chose. Vous devez absolument reprendre des forces. Vous tous.

Personne ne le contredit : ils étaient tous affamés. Le temps que le soigneur revienne avec de quoi les sustenter, Hayalee, Saru, Lisandra et Yasuo rapportèrent à Kylian tout ce qui s’était passé depuis qu’il avait perdu connaissance, ainsi que les mesures prises par l’Alliance. Hayalee s’attendait à voir Kylian s’arracher du lit d’un instant à l’autre et exiger qu’on le laisse partir, mais il se tint étrangement calme et silencieux. Il mangea le bol de soupe qu’on lui mit sur les genoux, puis se rallongea et se laissa happer par le sommeil. Il devait avoir compris qu’il n’avait rien à craindre des rebelles.

Hayalee ne tarda pas à l’imiter. Le ventre plein, au chaud près du poêle, elle s’endormit la tête sur l’accoudoir. Elle eut vaguement conscience qu’on lui glissait un oreiller sous la joue et qu’on la drapait d’une couverture. Après ça, le noir.

La porte claqua. Un tonnerre de voix éclata.

Hayalee se redressa d’un coup, le cœur au bord de l’explosion. Une seconde de pure panique, elle se crut dans le Donjon, au milieu des affrontements. Puis leur retour à Takmas lui revint en mémoire et la terreur retomba d’un cran. Elle avait l’impression de s’être assoupie quelques minutes. L’horloge lui indiqua qu’il s’était écoulé deux heures.

— Où est-il ?

Une cape sur les épaules, Mélies se tenait à l’entrée de l’infirmerie, encadrée par l’homme aux cicatrices – Williek –, la grande femme à l’allure militaire – Sarim – et le réprouvé aux cheveux roux dont Hayalee ignorait le nom. Deux sentinelles les accompagnaient, la main sur la poignée de leur arme. Saru et Lisandra, chacun dans un lit, paraissaient aussi hébétés qu’Hayalee. Kiru émergea du bureau, alerté par le vacarme.

— Qu’est-ce qui se passe ?

— Où est le garçon ? Le prisonnier !

— Il… commença-t-il en tournant la tête vers le lit de Kylian.

Le lit était vide.

— Il était là il y a encore dix minutes ! assura le soigneur.

En fin de compte, Kylian n’avait pas renoncé à ses velléités de fuite. Il avait simplement attendu le meilleur moment pour mettre les voiles. Le docteur était parti – s’occuper de Nahïs et Mìr, peut-être – Yasuo avait également disparu.

— Il n’a pas pu aller bien loin, dit Sarim en se tournant vers les autres.

— Il est toujours dans le bâtiment, annonça Lisandra, dont les iris s’étaient déjà refermés. Dans la cour. Et il n’y a pas de raison de vous affoler, le commandant Wïr lui a mis la main dessus.

Un hurlement monta dans le fort, un cri de douleur qu’Hayalee reconnut sans peine pour l’avoir souvent entendu ces dernières heures. Lisandra se trompait : ils avaient toutes les raisons de s’affoler.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Flammy
Posté le 05/04/2023
Coucou !

Bon, le retour au bercail s'est bien passé ^^ Kaïen a vraiment un pouvoir très puissant et surtout très utile, surtout dans ce genre de situation =o Après, la question de est-ce que la définition de paix peut vraiment être tordue est très intéressante et je me demande si on en aura l'occasion d'en apprendre plus dessus, ou sur la définition de paix de Kaïen ^^

Yasuo est vraiment quelqu'un de bien =D Mais bon, quelqu'un de très difficile à cerner xD Il aurait pu balancer sans trop de problème Hayalee, mais non seulement il l'a protégée sur le champs de bataille, mais aussi face à leurs supérieurs. C'est un peu la meilleure nounou du monde ='D Mais du coup, je me demande quand même ce qui a pu le pousser à faire ça, parce qu'il est pas simple à décrypter. De l'affection, un sens des responsabilités, autre chose ? Bon, et puis bon, si en prime ça fait péter un câble à Lisandra, j'ai envie de dire, c'est parfait !

J'espère que les résistants vont réussir à réparer un minimum les pots cassés, même si bon, on se doute que ça va pas être facile et qu'il y aura des pertes ^^' Faudra juste éviter de parler des pertes à Hayalee, sinon elle va finir par terre pour un bon moment. Mais en même temps, est-ce qu'ils auraient réussi à en apprendre autant sans passer par ça ? C'est un peu toute la question qui restera sans réponse x)

Et sinon, bien sûr, Kylian voulait pas rester là et il avait de bonnes raisons de pas vouloir rencontrer les résistants, probablement un passé chargé x) Un ancien soldat noir ? Quelqu'un d'important ? Enfin, avec les cris de la fin du chapitre, je suppose qu'il a été reconnu, qu'on va pas tarder à en apprendre plus et que ça risque de ne pas être triste ^^

Bon courage pour la suite =D
Neila
Posté le 22/04/2023
Coucou Flammy ! Désolée, je tarde à répondre à chaque fois. x’D Mais c’est toujours un vrai plaisir de lire tes retours. <3

Yasuo, la meilleure nounou du monde, mdrr. Ça résume assez bien le personnage. Faudra attendre un petit peu pour mieux le comprendre, mais une fois qu’on le connaîtra un peu mieux, rétrospectivement, ça devrait devenir clair. Y aura peut-être des flashback du point de vue de Yasuo, d’ailleurs, pour revenir sur ce moment là et ce qui s’est passé de son côté.

C’est gentil, de ne pas complètement condamner Hayalee. ^o^ Personnellement, je pense aussi qu’ils auraient rien appris sans donner de coups de pieds dans la fourmilière, mais ça se discute. Y aura forcément eu des pertes, mais pour l’instant j’essaye d’épargner Hayalee en les lui mettant pas trop sous le nez. Pour l’instant.

Pour Kylian, la réponse au prochain chapitre. :p Qui est le dernier du point de vue d’Hayalee. Tu me diras ce que t’en penses. Hésite pas non plus à me dire ce que t’as pensé de tout l’arc, maintenant que c’est la fin. Si faut enlever/rectifier des trucs, si ça manque de quelque chose ou qu’il a trop d’autre chose. I’m ready. è.é

Encore merci, Flammy !
Vous lisez