13. Un carnet à déchiffrer

Par Dédé

Du haut de ses douze ans, Prune sent tous ses muscles se détendre.

Elle vient de demander à Lydie et Gilles, ses parents, s’ils pouvaient inviter un camarade de classe à dîner.

Yvan et elle ont une mission à accomplir. Il y a plusieurs jours, le garçon a trouvé un petit carnet en fouillant dans la cave de la demeure familiale. Un vieux journal intime de sa grand-mère. L’écriture de certaines pages a été effacée. Il a donc demandé à Prune, sa meilleure amie, de l’aider à déchiffrer le contenu de carnet.

Prune et Yvan, c’est une amitié pourtant récente.

Le garçon est arrivé dans la classe depuis quelques mois seulement. Ses camarades n’ont pas tardé à se moquer de sa couleur de peau et de son accent. On entendait beaucoup de « Yvan sur le divan », « Mets-toi dyvan ». D’autres l’appelaient « mousse au chocolat ». Prune ne l’a pas supporté. D’un tempérament timide, elle n’a pas pu rester là sans réagir.

Faire semblant de ne rien voir, rien entendre. Rester en retrait. Ce n’était pas elle.

La jeune fille a donc pris la défense du nouveau venu. Elle a dit aux autres de se taire. Ils n’ont pas aimé. Mais, elle s’en fiche. Yvan est devenu son ami et elle fera tout pour le protéger.

Cette histoire de carnet a bien intrigué la fille de Lydie et Gilles. Elle aime les enquêtes, les mystères. Avec ce journal intime, elle espère trouver des anecdotes réconfortantes pour aider son ami à aller mieux. L’ambiance de la classe pèse un peu sur son moral.

Elle voudrait le voir sourire.

Juste un peu.

Sans tarder, dès l’arrivée d’Yvan chez elle, ils filent dans la chambre. Prune a mis de côté une lampe torche, qu’elle a empruntée dans l’atelier de bricolage de ses parents.

Les deux enfants sont assis en tailleur, le carnet à cheval sur leurs genoux :

— Je vois rien avec ta lampe torche. Elle éclaire trop !

— Hé ! Je voulais essayer. Il y a certaines pages où l’encre est effacée. Je pensais qu’en pleine lumière, on y verrait mieux.

— Pardon… je ne voulais pas m’en prendre à toi. Mais… je sais pas… J’ai l’impression que ce carnet est important… Je veux lire. Tu comprends ?

— Évidemment que je peux comprendre.

La fillette se rapproche du carnet, réfléchit un instant avant de déclarer :

— Il faut déchiffrer l’alphabet de ta grand-mère.

— Déchiffrer son alphabet ?

— Oui ! Trouver comment elle forme chacune des lettres. Par élimination, on devrait trouver l’extrait à moitié effacé. On en voit encore quelques traces. Des boucles. Des barres. Des points, donc des « i » ou des « j ». Des ponts, peut-être des « m », « n », « u » ou « w »…

Yvan dévisage Prune, sans le vouloir.

— Yvan ? Ça va ?

— Tu sais que tu me fais peur, des fois.

— Peur, vraiment ?

— Quand tu as un éclair de génie et que tu es lancée dans de folles théories, oui. Mais, de la bonne peur.

Prune ne peut s’empêcher de rire.

— La bonne peur, ça existe ?

— Avec toi, oui.

Grâce aux quelques formes qu’elle a repérées, Prune arrive à retrouver un mot. Elle le note sur une feuille de papier, posée près d’elle.

— « Petits-enfants » ? lit Yvan par-dessus son épaule.

— Oui, je crois qu’elle parle de toi…

— Mais… vu les dates des premières et dernières pages, je n’étais même pas né…

Yvan ne comprend plus rien.

— Peut-être qu’elle parle des petits-enfants qu’elle aura un jour.

— J’ai encore plus envie de savoir, s’impatiente-t-il.

Prune se concentre sur ce qu’il y a avant ou après « petits-enfants » afin de saisir la phrase dans son intégralité :

— « J’espère que mes petits-enfants seront patients avec leurs amies ».

— Il y a vraiment marqué ça ? s’exclame Yvan avec des yeux aussi ronds que des billes.

— Non. Mais, c’est ce que j’aurais écrit à sa place. Ton impatience me stresse un peu. J’ai du mal à me concentrer.

Yvan se confond en excuses. Il est tout gêné.

Prune s’en est un peu voulue de s’être légèrement jouée de lui comme elle l’a fait. Cependant, elle a de quoi se rattraper. Elle a tout de même envie d’en savoir plus sur cette grand-mère. Pour être sûre qu’elle a bien compris la phrase déchiffrée.

— Ce carnet appartient à la mère de ta mère, c’est bien ça ?

Yvan acquiesce sans rien dire.

— Je crois que j’ai trouvé pourquoi elle parle de ses petits-enfants.

— Ah bon ? Pour de vrai ?

— Pour de vrai.

Prune prend une profonde inspiration. Elle ne veut pas faire subir à son ami un suspense insoutenable.

Elle a tellement forcé sur ses yeux, tellement réfléchi à la forme des lettres, aux différentes possibilités…

Elle est épuisée.

Pour une simple phrase.

— « J’espère que mes enfants et mes petits-enfants ne m’en voudront pas des choix que je ferai pour eux ».

Yvan est ému. Il sait de quels choix elle parle.

Avec son mari, elle a changé de vie. Quitter son pays pour être en lieu sûr. Avec leur petite fille, la mère d’Yvan, sous le bras. Le garçon se souvient que sa grand-mère parlait beaucoup de cette décision qui avait bouleversé toute les futures générations. Elle craignait d’avoir déraciné la famille qui n’avait jamais quitté le pays d’origine. D’avoir privé ses enfants et son petit-fils de leurs racines.

— La prochaine fois, je vais voir si je trouve d’autres carnets. Je n’ose pas lui demander mais j’ai très envie de savoir comment c’était… là-bas… dans son pays… D’où je viens… De lire son histoire. Pour ne pas oublier.

Yvan verse une larme.

Prune le prend dans ses bras au moment où Lydie les appelle.

Le dîner est prêt.

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