14. Bàstien

— Êtes-vous devenue folle ?

— Ce plan est complètement insensé !

— Pourquoi ne pas envoyer l’armée ?

— Pourquoi ne pas faire confiance aux duchés les plus proches, celui de Maràvie ou celui de Cràte ?

— Vous laissez le destin de l’empire aux mains d’un groupe d’enfants sans expérience et d’un criminel ?

Assise dans l’un des salons de ses quartiers, l’impératrice Évàngeline Ière était plongée dans ses pensées. Ses doigts aux ongles soignés pianotaient sur une table en bois laqué avec un bruit régulier qui faisait écho au tic-tac de l’immense horloge trônant, telle une reine antique prostrée, dans un coin de la pièce.

Les réactions à son initiative, au Conseil des Ministres, avaient été à la hauteur de ce qu’elle avait redouté. Elle s’en souvenait encore, même maintenant, des jours – des semaines ? – après le départ d’Antoìne. Depuis combien de temps l’avait-il quittée ? Depuis combien de temps n’avait-elle pas eu de nouvelles ? Une pile de messages de la plus haute importance s’était formée sur son immense secrétaire, dans une pièce voisine. Elle ne l’avait pas touchée, elle avait peur de les ouvrir. Peur de ce qu’elle pourrait y découvrir. Pourtant, elle n’allait pas pouvoir rester dans le déni plus longtemps. C’était inévitable, elle le savait.

À ses pieds, Bàstien jouait. Il faisait courir des figurines, en forme de chevaliers, de wyvernes et de dragons, sur les tapis moelleux car peu usés qui recouvraient le sol. Bàstien, qui avait les mêmes yeux bleus qu’elle et les cheveux bruns de son père – Ràndolphe ou Antoìne ? Peu importait.

L’impératrice soupira, releva la tête et jeta un coup d’œil à l’horloge de la pièce. Officiellement, elle s’était déchargée de ses devoirs pour le reste de la journée car elle voulait passer du temps avec son fils. En réalité, elle voulait pouvoir lire les messages seule pour ne pas être dérangée et se protéger d’elle-même. Ses propres émotions étaient ses pires ennemies – c’était la première chose qu’elle avait appris en montant sur le trône. Elle ne savait pas comment elle réagirait si les nouvelles étaient mauvaises.

La journée avançait et elle n’allait pas pouvoir repousser l’échéance plus longtemps. Le prochain Conseil des Ministres était prévu le lendemain matin et ils avaient tous reçu des missives similaires. Elle ne pouvait pas arriver sans savoir ce qu’elles contenaient.

Elle fit un signe de la main, une porte s’ouvrit et une servante entra. Elle portait un plateau d’argent sur lequel elle avait transposé la pile de messages. Elle le posa sur la table, en face de l’impératrice, et se retira avec une révérence.

À une heure près, c’était l’heure du thé, et quel thé amer contenait ce plateau ! Les lettres étaient classées comme elles les avaient empilées au fur et à mesure de leur arrivée : de la plus récente à la plus ancienne.

Évàngeline jeta un regard à son fils, qui n’était pas le moins du monde préoccupé par ce qu’il se passait autour de lui. Elle soupira une nouvelle fois et se saisit du premier rouleau de parchemin. Le sceau se brisa entre ses doigts avec un bruit sec.

Elle lut toutes les missives une par une. Elle ne releva le nez que lorsqu’elle eut fini. Le plateau d’argent fut vidé et s’entoura progressivement de rouleaux dessellés qui, lorsqu’elle les mettait de côté, reprenaient leur forme cylindrique originale dans un froissement de papier.

Évàngeline s’était trompée. Elle n’avait pas employé la bonne stratégie : ouvrir les missives dans son salon privé lui enlevait la quasi-totalité des informations. Les messages étaient concis et courts, les vrais rapports se trouvaient dans son bureau officiel. Elle jeta un nouveau coup d’œil à l’horloge. Peu importait l’heure, elle convoquerait son premier secrétaire hors des horaires de bureau s’il le fallait.

Elle saisit les trois missives les plus importantes, ramassa ses jupons, ajusta son voile et se leva.

— Où est-ce que tu vas ? demanda Bàstien alors qu’elle quittait le salon.

— J’ai du travail.

Le garçon, la main refermée autour d’une figurine en bois qui représentait un dragon, fit la moue.

— Encore ?

— Oui.

 La grimace de Bàstien s’accentua.

— D’accord.

L’impératrice retint un soupir agacé. Elle n’avait pas à recevoir d’autorisation de son fils – il n’était pas encore empereur.

Une fois dans son bureau officiel, Évàngeline fit appeler son premier secrétaire, qui ne tarda pas à arriver. L’homme avait une stature sèche et allongée, ses cheveux gris foncé étaient soigneusement peignés de chaque côté de son visage et il portait tous les jours le même costume. Il était ennuyeux mais terriblement efficace et d’une patience infinie. Il attendit que l’impératrice l’interpelle pour s’avancer.

Évàngeline observa les trois messages qu’elle avait sélectionnés et posés sur son bureau – non pas sur un plateau d’argent mais sur un sous-main en cuir noir, qui ressortait sur le bois rouge du meuble. Le message le plus récent portait des nouvelles en provenance des Terres Sauvages. Il décrivait des émeutes, apparues dans certaines tribus, qui s’étaient brusquement vues mues par un élan belliqueux. L’une d’entre elles, la tribu du Cerf, était même parvenue à mettre en déroute le détachement armé de l’empire qui y était stationné. Elle s’était libérée des limites de son campement et avait pris la route, sans doute pour se lancer au secours de ses sœurs. Cela devait bien finir par arriver tôt ou tard. Le second message, plus ancien, était plus inquiétant encore. Le corps de Finnòdon, dragon de feu impérial, avait été retrouvé sans vie dans les steppes des Terres Sauvages. L’impératrice déroula complètement le message correspondant et fit un signe de tête à son premier secrétaire. Elle voulait des détails.

— Un rapport d’autopsie est-il disponible ? demanda-t-elle.

Le premier secrétaire eut une grimace presque imperceptible.

— Nos experts ont eu du mal à s’approcher du corps. La région est très instable. Il est mort non loin du camp permanent que nous avions installé pour la tribu du Cerf et…

— Je vois, le coupa l’impératrice.

Elle aimait bien son premier secrétaire. Contrairement au reste de son entourage, il n’enveloppait pas chacune de ses phrases de politesses mielleuses. Il privilégiait l’efficacité au-dessus du reste et Évàngeline lui en était souvent reconnaissante.

— Que pouvons-nous affirmer pour l’instant ?

— La chose la plus évidente est la cause de la mort. Le dragon a été frappé par une lance de chevalier-wyverne, qui s’est profondément enfoncée dans sa poitrine.

— D’autres blessures ?

Le premier secrétaire secoua la tête.

— Vraiment ? Depuis quand l’acier suffit-il à terrasser une bête pareille ?

— Nos élémanciens ne sont pas encore arrivés sur place.

— Je vois. Qu’en est-il…

Évàngeline jeta un bref coup d’œil au dernier message, toujours enroulé sur lui-même. Elle n’avait pas envie de le relire.

— Qu’en est-il de ça ?

Professionnel, le premier secrétaire conserva une expression neutre.

— Que voulez-vous savoir ?

Évàngeline eut un geste de la main. Comme si elle cherchait à minimiser le contenu de la missive.

— Les questions habituelles. Où, quand, comment.

— À mi-chemin entre la tribu du Cerf et la frontière entre l’empire et les Terres Sauvages. Sa mort doit remonter à une semaine environ. L’autopsie est formelle : il a certes été éventré, mais ça n’est pas la cause du décès.

— La chute ?

— La chute.

Évàngeline eut un soupir qui n’exprimait aucune émotion particulière. Alors il était mort en exécutant ses ordres, sa mission. Il lui avait été fidèle jusqu’au bout. C’était une bonne chose.

— Le rapatriement est en cours.

— Bien sûr.

Une horloge sonna, quelque part au sein du palais. C’était peut-être celle de son salon privé, où se trouvait Bàstien. Bàstien, qu’elle n’allait pas pouvoir regarder sans le voir. Lui, ou Ràndolphe. Peu importait.

La journée officielle de travail était terminée mais le premier secrétaire ne se retira pas. Il attendait. Les traits d’Évàngeline se durcirent.

— Des nouvelles de l’équipe ?

— Aucune. Nous cherchons des témoins et nous essayons de déterminer s’il reste des survivants. Si monsieur le stratège a été tué, alors il est probable que personne n’ait survécu.

Évàngeline eut un ricanement.

— Aucun chevalier-wyverne n’est stationné dans les colonies ! s’exclama-t-elle. Et pourtant, on retrouve mon dragon terrassé par une de leurs armes ? Je suis sûre qu’il y a des survivants. Envoyez vos meilleurs élémanciens pour réaliser l’expertise. Je veux aussi trois escadrons de chevaliers-wyverne sur place au plus vite. La tribu du Cerf n’ira pas bien loin. Et lorsqu’ils en auront fini avec elle, ils s’occuperont des autres.

Le premier secrétaire acquiesça.

— Je les retrouverai tous et je les ferai tuer devant mes yeux. Et si le Conseil des Ministres n’approuve pas la manière dont j’utilise mon armée… nous piocherons dans ma garde personnelle.

— Bien.

— J’ai fait une promesse à ces quatre idiots, vous savez. Je dois la tenir. Si Finnòdon ne les a pas tués, alors ils mourront de ma main.

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Edouard PArle
Posté le 25/02/2022
Coucou !
Ca se finit comme ça ? Voilà qui donne très envie de lire la suite !
J'ai beaucoup aimé le fait de revenir sur le pdv de l'impératrice, ça fait un joli clin d'oeil au début. Ce personnage est vraiment super intéressant, d'autant plus avec la punition annoncée à l'encontre de Marc et cie...
J'imagine que l'introduction du personnage de Bastien n'est pas innocente, il aura sans doute une place importante dans ta future histoire. Mais laquelle ? En tout cas, vu son âge j'imagine qu'il y aura une ellipse conséquente...
Je ne sais pas si tu avais déjà évoqué auparavant la relation entre l'impératrice et Antoine mais ça ne m'a pas surpris tant que ça. Il fallait combler le vide laissé par l'empereur. Mais maintenant qu'Antoine est mort, le personnage va devoir prendre un nouveau tournant.
Petite remarque :
"Où est-ce que tu vas ?" -> tu vas où ? (vu qu'il ne me paraît pas très âgé avec sa figurine de bois)
C'était une histoire très sympa à lire en tout cas, merci de l'avoir écrite (=
Au plaisir !
Thérèse
Posté le 28/02/2022
Un grand merci pour ta lecture, tes commentaires et tes remarques ! Et tes théories sur la suite, seront-elles vérifiées ? :) En tous cas, je suis contente que l'histoire t'ait plu, merci encore de l'avoir lue juqu'au bout !
Edouard PArle
Posté le 01/03/2022
Tu penses publier le roman à partir de quand ? Je suivrai ça avec intérêt (=
Thérèse
Posté le 09/03/2022
Ouah, ça c'est un commentaire qui me fait plaisir !

Alors j'ai réfléchi à la publication mais j'hésite pas mal... bon, il y a le fameux syndrôme de l'imposteur mais surtout le fait que je ne suis pas sûre que le format très court soit adapté à l'édition traditionnelle... je ne sais pas trop, en ce moment je travaille juste sur la suite ^^
Edouard PArle
Posté le 09/03/2022
Hâte de découvrir la suite (=
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