14) Eat and run

J’ouvrais les yeux à la sonnerie de mon réveil sans vraiment sursauter, mais avec tout de même une certaine énergie. Après tout, j’avais enfin pu avoir une nuit de sommeil normale dans cette chambre, après avoir passé la dernière tout habillée en travers de mon lit.

Je tendais rapidement la main vers le vieux réveil à cloche pour le faire taire et m’étirais longuement.

Je n’avais aucun goût pour les réveils modernes et les applications qui proposaient de jouer une musique ou de diffuser une station de radio. La raison était simple d’ailleurs : si j’associais une musique au fait de me réveiller le matin, alors elle garderait cette force évocatrice, et l’écouter pour le plaisir ne serait plus une option. Et puis, aucune technologie ne pouvait imiter le son chaotique et naturel du métal battu à toute allure par un mécanisme ayant ses propres forces et faiblesses, soumis aux changements de température et à l’usure, offrant chaque fois des nuances presque inaudibles, mais qui marquaient le subconscient d’une manière ou d’une autre.

Il était six heures trente, et mon cours d’histoire de la musique commençait à neuf heures. J’avais donc tout le temps que je désirais pour me préparer. Prendre une douche, limer et vernir mes ongles, me coiffer, un petit gommage, une crème hydratante et toutes les autres petites choses qui me font partir du bon pied le matin.

Mais encore me restait-il à choisir une tenue. Celle avec laquelle j’étais arrivée était au fond de la corbeille de linge sale, et celle que j’avais mise hier était au fond d’un sac plastique à part. Je ne savais pas trop quoi faire de celle-ci. Je doutais qu’autant de sang parte avec un lavage en machine. Mais je n’avais pas non plus vraiment envie de devoir m’expliquer devant l’employé d’un pressing ou d’une teinturerie.

Je misais sur le fait que je pourrais garder la troisième au moins deux ou trois jours.

Il fallait la choisir correctement. J’ouvrais donc ma penderie.

Il y avait de tout, du plus strict au plus décontracté. Il y avait également, je devais bien l’avouer, une ou deux tenues « sexy » que ma mère m’avait obligée à emporter avec un sourire qui m’avait mise mal à l’aise. On ne sait jamais, disait-elle. Profite d’être jeune et belle, mais sois raisonnable, avait-elle ajouté. Je secouais la tête en souriant, amusée lorsque je repensais à ses mots. Je n’avais jamais vraiment manifesté d’intérêt pour les garçons et ce genre de choses, et si j’étais du genre frivole, je pense que ça se serait remarqué avant mes dix-huit ans, tout de même. Cependant, j’appréciais d’avoir ce genre d’atout dans ma penderie, la simple idée de voir ces tenues suspendues là me faisait sourire, me laissait imaginer que j’avais un pouvoir de séduction. Des pensées futiles, mais agréables.

Je me décidais alors pour quelque chose de simple. Un pantalon en tissu noir, léger, mais chaud, tenu par une ceinture dont la boucle à anneau était simplement couleur acier. Avec un haut en lycra à manche longue, un peu ample pour ne pas être trop moulant, de couleur turquoise, par-dessus lequel j’enfilais une longue veste en coton, à bouton unique, qui me descendait jusqu’aux genoux.

Je m’habillais donc et pris quelques secondes pour m’observer dans le miroir qui ornait l’intérieur de la porte de ma penderie. Mon verdict était très positif, ce serait sans aucun doute mon style préféré à partir de maintenant. Je n’avais pas très envie de me promener et d’aller en cours dans des tenues trop chics ou trop élaborées. Mon intuition me soufflait que cela me donnerait l’air prétentieux parmi les autres élèves, qui semblaient avoir mieux intégré que moi l’aspect convivial de la vie sur le campus. Puis vint le moment d’attacher ma queue de cheval. Je n’avais pas envie de laisser mes longs cheveux aux quatre vents, mais j’avais également envie de marquer une décontraction en adéquation avec ma tenue. Alors je me décidais pour l’attacher un peu plus bas que d’habitude, ce qui ne manquerait pas de me donner un air moins strict. Du moins, je l’espérais.

Puis vint le choix cornélien… quelles chaussures mettre ? Je réfléchissais méthodiquement. Il ne faudrait pas autre chose que du noir, ce qui n’éliminait pas grand-chose. Je mis alors de côté tout ce qui avait des boucles un peu trop voyantes. J’optais donc pour une paire de mocassins discrets, assortie de hautes chaussettes noires afin d’amortir un éventuel courant d’air.

J’étais fin prête, et fière de l’être.

— Lili, tu es absolument parfaite ! complimentais-je mon reflet avec un sourire.

Je jetais alors un rapide coup d’œil à mon vieux réveil et grimaçais légèrement. Déjà huit heures. Je détestais me presser en prenant le petit déjeuner. De plus, je me souvenais un peu trop tard que le type de déjeuner auquel j’étais habituée n’était pas disponible ici. Ce qui m’amena à une deuxième pensée : mes charmants camarades, pensionnaires du bâtiment G, n’étaient pas du genre à faire leur toilette avant de petit déjeuner.

C’est donc en m’attendant au pire que je soupirais en attrapant mon large sac à main, qui n’avait pas besoin d’être changé, et me dirigeais vers la porte de ma chambre.

Quelque part, je fus à la fois choquée et soulagée en voyant ce qui m’attendait dans la salle commune. Cette fois-ci, pas de « petit déjeuner en famille » à mon intention, donc point d’odeur de graillon ni de risque majeur d’incendie. Cependant, le laisser aller était palpable. Et il se faisait même littéralement sentir. En effet, le trio de mes colocataires était affalé sur le sofa, devant la télévision, comme une petite meute de chiots dont l’odeur rappelait qu’ils n’avaient pas pris de bain depuis hier matin.

Trop réticente à prendre une profonde inspiration je me contentais de soupirer.

— Donc, c’est votre routine matinale habituelle ? Traîner jusqu’à pas d’heure devant des dessins animés, en mangeant d’horribles tartines de pain de mie au Nutella ? fis-je remarquer avec tiédeur, sans même les saluer.

— Hmm, mouais, répondit Mauricio sans lever la tête de l’accoudoir du sofa, la bouche encore pleine.

— Et, oh bon sang, est-ce que je vois bien ce que je vois ? m’étonnais-je avec stupeur. Vous trempez tous vos tartines dans le même bol de lait ? constatais-je avec effroi.

— Moins de vaisselle, justifia Hélène en retournant mâchouiller son morceau de pain.

— Chut, Lili, souffla Timothée en agitant sa main dans ma direction. J’ai pas encore vu cet épisode de Wakfu.

Je grimaçais de nouveau, mais sans résultat, puisque l’infâme trio me tournait le dos, fixant la télé en se tenant le plus grossièrement du monde. Cependant, je devais bien admettre qu’ils avaient fourni l’effort de mettre des vêtements qui couvraient leurs corps. C’était une sorte de progrès.

Et en admettant que je ne pouvais pas juger de leurs habitudes alimentaires, le tableau demeurait tout de même grotesque. Mauricio était allongé sur le côté, sa tête reposant sur le repose-coude du sofa, tandis que ses pieds étaient bel et bien au sol, sous la table basse. Timothée en avait profité pour poser un coussin contre les fesses du premier garçon et y reposer sa tête, semi-allongé sur le canapé tandis que ses jambes reposaient sur les cuisses d’Hélène, dont les pieds étaient posés sur la table basse, les jambes impudiquement écartées.

Je passais ma main contre mon visage, exaspérée. J’étais sûre et certaine que, même en dehors de mon milieu social habituel, ce genre de comportement n’était pas normal. Peut-être pour une famille qui n’était pas très à cheval sur les principes, mais pas pour des étudiants.

— Bien, soufflais-je à voix plus basse, ayant tout de même pris en compte la remarque de Timothée, qui semblait être passionné par l’épisode. Mauricio, est-ce que tu as eu des remarques déplacées toi aussi ? Suite à hier matin ?

— Ah, heu, ouais, plein, fit-il en rigolant légèrement.

— Et qu’est-ce que tu leur as répondu ? demandais-je presque en soupirant.

— Bah, rien, c’était marrant, fit-il en haussant les épaules.

— Oh je vois, répondis-je froidement. Tu peux me passer ça ?

— Oui, bien sûr.

Lorsqu’il me tendit le coussin que je lui désignais, je le brandis immédiatement pour décrire un grand arc de cercle et l’abattre sur son crâne.

— AÏE !! protesta-t-il, surpris et sonné.

— Chhhut ! fit simplement Timothée en montant le son de la télé.

— Espèce d’imbécile ! soufflais-je à l’intention de Morituri. Je t’avais demandé de démentir !

— Mais ça va, tout le monde aura oublié la semaine prochaine, gémit-il en se frottant la tête, puis il changea de comportement en me voyant brandir à nouveau le coussin. OK, OK ! Je vais le faire ! plaida-t-il.

— Et ce n’est pas tout, ajoutais-je en sortant mon bloc-notes de mon sac. Toi qui aimes bien le jogging, tu vas aller me faire quelques courses pendant ton temps libre.

— Heiiin ? Mais pourquoi moi ? protesta-t-il mollement, sans bouger d’un pouce.

— Haha, tu l’as bien cherché, pouffa Hélène en se penchant pour tremper sa tartine dans le bol de lait tiède sur la table basse. Fais ce qu’elle te dit, elle tient toujours ce coussin, ajouta-t-elle.

— J’étais sûr qu’une deuxième nana ici n’apporterait que des malheurs, gémit l’intéressé en semblant accepter son sort.

Pour faire bonne mesure, je lui rendis son coussin en le lui envoyant au visage pour le punir de son arrogance. Puis je lui tendis la petite liste de courses que je lui avais imposée.

— Tiens, fis-je simplement en plaçant mon papier dans la poche de son sweat-shirt taché et informe. Et prends-moi aussi du thé, et de quoi manger pour le reste de la semaine, ajoutais-je.

— Heu… genre quoi ? demanda-t-il sans même tourner la tête.

— Je ne sais pas moi, tu manges quoi d’habitude ? À part au petit déjeuner, précisais-je en grimaçant.

— Bah des trucs de pauvres ! Je sais pas c’que ça mange une riche, soupira-t-il en exagérant largement.

Je m’apprêtais à m’offusquer, mais me ravisais au dernier moment. Hélène m’avait proposé de jouer le jeu dans ce genre de cas, alors autant essayer de mettre la chose en pratique avec une personne que je connaissais :

— Je ne sais pas, du caviar Beluga, du saumon de Norvège frais, des gibelottes de sanglier à la sauce aux airelles et des blocs de foie-gras entier mi-cuit ! Si tu ne trouves pas, tu n’auras qu’à prendre ce qui s’en rapproche le plus, déclarais-je, pince-sans-rire.

Il y eut une seconde de silence pendant laquelle je plissais les yeux, incertaine du résultat, puis ce fut Timothée qui réagit le premier, profitant de la pause publicité de son émission.

— Elle t’a tué mec, jugea-t-il avec un petit rire.

— Grave, ajouta Hélène en tendant le poing à l’autre garçon pour qu’il y frappe le sien.

— Je suis maltraité dans ce bâtiment… soupira Mauricio.

— Mais non voyons, tu n’as que ce que tu mérites, répondis-je aussitôt, récoltant le ricanement d’Hélène et Timothée. Et puis je sais remercier ceux qui me rendent service, assurais-je avec un mince sourire encourageant.

Un très bref silence passa, pendant lequel Mauricio sembla tenter d’ouvrir la bouche, avant d’être arrêté par Hélène :

— Si tu essaies de faire une blague salace là-dessus, c’est sûr qu’elle t’arrache un œil, prévint-elle à juste titre.

— Timothée, tu serais assez gentil pour me passer ce coussin ? demandais-je.

— Bien sûr, répondit-il en s’exécutant.

Une fois l’objet entre les mains, je frappais de nouveau le pauvre Mauricio et rendait l’arme du crime à son propriétaire.

— Et du coup, c’est pour quoi faire ce que tu as noté ? demanda ma pauvre victime en soupirant, tournant enfin sa tête dans ma direction. Hey, ça te va bien, habillée comme ça ! remarqua-t-il.

— Je t’ai noté les ingrédients d’un vrai petit déjeuner, expliquais-je avant d’énumérer du bout des doigts. Des toasts, des haricots sauce tomate, des champignons frits, des galettes de pomme de terre et des œufs brouillés… Et merci pour le compliment, mais ça ne te sauvera pas, ajoutais-je avec un sourire.

— Zut, fit-il, faussement déçu. Et concernant les courses de mademoiselle, y a-t-il des choses auxquelles mademoiselle est allergique ? demanda-t-il avec un faux accent anglais catastrophique.

— Oui, affirmais-je alors en levant un doigt. Ne me prends pas de viande ni de poisson, je n’en mange pas.

— OK… fit-il mollement avant de retourner s’avachir sur le sofa.

— C’est vrai que ce look te va super bien, commenta Hélène qui se tenait désormais à mes côtés.

Ne l’ayant pas senti approcher, je sursautais vivement en reculant de quelques pas, par réflexe.

— Ne refais plus jamais ça ! lâchais-je d’un souffle, portant une main à ma poitrine.

— Haha, ouais pardon, l’habitude, déclara-t-elle en tirant la langue. C’est mon Emprise, en fait, expliqua-t-elle.

— Hum, comment ça ? fis-je, curieuse.

— Ben, tu vois les anges pleureurs dans Dr Who ? demanda-t-elle en pensant avoir l’idée du siècle.

Elle avait de la chance que je connaissais bel et bien cette série dans sa globalité. Mais pas parce que j’étais Anglaise, non, parce que c’était une bonne série. Et parce que Matt Smith.

— Heu, oui, les weeping angels tu veux dire ? corrigeais-je à tout hasard.

— Sûrement, réagit-elle avec un haussement d’épaules. Ben moi c’est un peu pareil. Tant que tu me vois pas, tu n’auras aucune idée de si et comment je me déplace.

— Manipulation cérébrale ? demandais-je.

— Ouaip' !

J’eus un petit rire amusé. C’était sans doute la première fois que j’apprenais quelle était l’Emprise de quelqu’un avant de la subir. Et ça me faisait vraiment très plaisir, en réalité. Du coup, profitant d’être sur ma lancée, je posais la question à Timothée :

— Et toi, Timothée ? fis-je en haussant un sourcil.

— Je sais pas, je l’ai eu que récemment, y faut que je mette le doigt dessus, répondit-il avec nonchalance en levant légèrement la tête. Hey, c’est vrai que ça te va bien, c’est plus décontracté, jugea-t-il.

— Oh, c’était l’effet recherché ! m’exclamai-je avec enthousiasme avant de faire tomber mon regard sur l’heure affichée dans le coin de la télé. Au bon sang, mon cours commence dans une demi-heure, je n’aurais pas le temps de passer à la cafeteria…

Les trois compères de l’improbable me lancèrent alors un regard étrangement bien coordonné, tant au niveau du timing que de l’expression présentée. Il y eut un moment de silence, au bout duquel je soupirai, vaincue, tandis que je déboutonnais ma veste pour la mettre à l’abri.

— Bon, très bien, je vais manger une de vos horribles tartines, mais c’est uniquement pour tenir jusqu’à midi…

Je mangeais donc en quelques minutes, faisant de mon mieux pour ne pas admettre que j’y goûtais pour la première fois et que j’adorais.

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