Le lendemain, Kalan se réveilla dans un lit qui n’était pas le sien. Il ouvrit grand les yeux, surpris et déboussolé avant que le souvenir de la nuit passée ne lui revienne en mémoire. Il resta pétrifié un instant, craignant avoir rêvé. Il tourna la tête avec une lenteur calculée, comme si un geste brusque aurait pu tout annihiler. À côté de lui, le dos fin de Wakami et sa chevelure verte reposant sur le coussin lui confirmèrent ce dont il se souvenait. Il déglutit avant de chuchoter :
— Wakami… Tu dors ?
— Je faisais semblant en attendant que tu partes discrètement et fasses comme si rien ne s’était jamais passé, avoua le Coloris sans se retourner.
Kalan dut prendre sur lui pour ne pas laisser transparaitre la peine que provoquaient ses paroles.
— C’est vraiment ce que tu veux ? demanda le jeune Sombre, déçu.
— C’est ce que j’avais en tête, oui, répondit Wakami en se retournant dans le lit pour faire face à Kalan. En même temps, comme le répète sans cesse Touma, je ne veux jamais de ce qui est bon pour moi.
Kalan n’osa pas regarder le beau Coloris et contempla le plafond, ne sachant que dire. Il avait passé une trop bonne soirée et sentait son cœur se serrer à l’idée que cet avis ne soit pas partagé. Il était en train d’y songer quand un coussin s’abattit sur son visage :
— Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter cet oreiller ? demanda-t-il, surpris, en le retirant.
— Je suis incapable de dire des choses douces, alors je t’envoie le coussin, répondit Wakami en haussant les épaules.
— Je ne peux rien espérer de mieux ? osa questionner Kalan.
— Je ne m’attendais pas à ce que tu réagisses comme ça, admit Wakami.
— Qu’est-ce que tu attendais ? Que je parte et oublie tout, comme par miracle ?
— Non, je m’attendais à ce que tu t’énerves contre moi, comme d’habitude quand je suis insupportable, pas que tu sois triste.
Kalan soupira et remit le coussin sur son visage, se coupant de Wakami et profitant de l’oreiller comme seule douceur qu’il était prêt à lui offrir. Le jeune Sombre devait s’empêcher de pleurer à tout prix et trouver la contenance de partir. Il aurait aimé réagir en s’énervant, mais il n’y parvenait pas. Il respira profondément quand le coussin lui fut ôter du visage. Il avait contenu ses larmes mais sentait ses yeux briller, prêts à les libérer. Wakami le regarda d’un air triste, ses cheveux en pagaille.
— Kalan, je suis désolé de t’avoir blessé. Je suis une enflure hautaine qui ne sait pas s’y prendre, admit-il.
— Je ne peux pas forcer tes sentiments, je suis juste déçu que…
Wakami l’interrompit en l’embrassant. Il se retira et regarda Kalan d’un air crispé, ne sachant comment réagir. Le jeune Sombre qui n’était pas sûr de comprendre tendit une main timide vers son visage, la posant contre sa joue. Le Coloris lui sourit timidement.
— Je ne comprends pas pourquoi un Sombre aussi gentil que toi s’accroche à un type comme moi, lui confia Wakami.
— C’est pour ça que tu es insupportable ?
— Je suis de toute façon difficile à vivre, mais disons que j’ai tout fait pour m’assurer que tu comprennes quel genre de personne j’étais et tu ne m’as pas rejeté pour autant.
— On dirait moi avec Ahia quand j’étais petit, lui sourit Kalan. Je mettais son amitié à l’épreuve et elle n’a pas lâché ! Je pense que tu me rappelles celui que j’aurais pu être si je n’avais pas reçu l’amour de mon amie et de mon frère.
— Vraiment ? Tu arrives à comprendre que je sois… comme je suis ?
— Oui… Tu n’as pas reçu d’amour de la part de tes parents, ni à Esli, j’imagine… Je sais que c’est douloureux, crois-moi, expliqua Kalan en se redressant.
— Tu veux dire que tes parents ne t’aimaient pas ? s’étonna Wakami.
— Je n’ai jamais connu mon père et ma mère… C’est compliqué. Elle m’aime, mais c’est difficile pour elle de m’aimer.
— C’est étrange, je ne suis pas sûr de saisir, commenta Wakami.
— Moi non plus. Disons qu’elle m’aime, oui, mais pas toujours. Dans le souvenir que j’ai visité quand tu as traité mes migraines, je la voyais clairement me dire qu’elle m’aimait, pourtant elle avait l’air crispée et se tenait à distance de moi, comme si elle ne supportait pas mon existence. Petit, je ne savais pas vraiment si j’étais digne d’être aimé. Je pense qu’il y a eu un problème avec mon père et que je lui ressemble.
— Nessan a eu les mêmes problèmes, alors ?
— Non, pas tout à fait. Il a les cheveux de ma mère, je suis le seul de la famille à être argenté, probablement comme notre père. Ça parait bête, mais c’est la meilleure explication que j’aie trouvée.
— Je ne savais pas que tu avais grandi ainsi.
— Enfin, je ne suis pas à plaindre ! Ma famille n’est pas si terrible et j’ai un frère formidable. Je ne veux pas me lamenter alors que tu as vécu pire.
Wakami haussa les épaules avant de répondre :
— Je crois que ça fait plutôt du bien d’entendre quelqu'un se confier à moi. Souvent, personne n’ose se plaindre, justement parce qu’on pense que ma vie a été plus difficile.
— J’y penserai la prochaine fois que je voudrai pleurnicher vers quelqu'un.
— N’en abuse pas ! prévint Wakami avec un sourire.
Kalan retrouva ses réflexes et lui envoya le coussin en pleine figure, ce qui entraina une bagarre factice qui les fit rouler hors du lit, ils se coincèrent dans leurs couvertures et se débattirent en vain pour en sortir, ce qui les fit éclater de rire.
— Notre grâce n’a pas de limite, s’esclaffa Wakami.
Kalan le regarda rire en souriant.
— Qu’est-ce qu’il y a ? s’inquiéta soudain le Coloris sous son regard.
— Tu… Tu es magnifique quand tu ris, expliqua Kalan, un peu gêné.
Wakami eut un sourire en coin et embrassa l’arrête de la mâchoire inférieure du jeune Sombre. Ils passèrent encore un moment, allongés l’un contre l’autre, dans cette atmosphère d’intimité. Wakami finit par se lever et demanda en s’habillant :
— Tu as faim ?
Le ventre de Kalan répondit à sa place par un long gargouillement.
— Je prends ça pour un oui ! poursuivit-il.
Wakami se noua les cheveux en se dirigeant vers la cuisine. Son chalet n’avait pas de murs intérieurs en dehors des toilettes sèches. L’entrée donnait sur une petite bibliothèque à droite et une cuisine à gauche. Le lit reposait au fond de la pièce, pouvant être coupé du reste de l’espace par un rideau épais qui était rarement tiré, créant un espace lumineux dans ce petit habitacle. Kalan entreprit de se vêtir et rejoignit Wakami. Ils coupèrent quelques légumes et se préparèrent un énorme plat de semoule de blé. Leur appétit était dévorant et ils se mirent à table avec plaisir.
— Tu penses qu’il est quelle heure ? s’enquit Kalan.
— Je dirais début d’après-midi. Tu n’as pas raté ton rendez-vous avec Nessan si c’est ce qui t’inquiète.
— Non, j’imaginais plutôt Nekoline en train de me juger pour ne pas m’être rendu au terrain d’entrainement.
— Cette Elfe est une passionnée, on ne peut pas tous suivre son rythme, répondit Wakami en haussant les épaules.
— C’est chouette d’avoir une telle passion. C’est pareil pour toi et le dessin ? demanda Kalan.
— Comment tu sais que je dessine ? s’étonna le Coloris.
Kalan avala sa semoule de travers, se souvenant que Wakami n’avait pas tenu à partager cette information avec lui.
— J’ai vu un fusain sur ta table extérieur quand tu m’as engueulé avec Popi parce qu’on t’avait dérangé… Je suis désolé, tu voulais garder ça pour toi…
— Tu ne rates rien ! C’est vrai, je dessine, mais pas avec la même passion que Nekoline pour le combat et puis… Je n’aime pas montrer mes dessins.
— C’est ton droit. Mais un jour, j’espère que j’aurais le droit de les voir.
— Tu es déjà le premier à avoir eu le droit de dormir chez moi, n’en demande pas trop, répondit le Coloris, le rouge aux joues.
— Qui sait ? Tu m’aurais demandé il y a deux jours si je pensais me retrouver à manger un plat de semoule chez toi au lendemain d’une telle soirée, je n’y aurais pas cru.
— Tu marques un point, admit le Coloris. Tu peux ajouter “avec une terrible gueule de bois” pour ma part.
— De mon côté, j’ai juste la tête qui tape un peu. Mais je ne suis pas parti avec une bouteille pour moi tout seul !
— Ne me rappelle pas toutes les erreurs que j’ai faite dans ma vie, la liste est trop longue, se plaignit Wakami. Je vais aller m’allonger dehors, l’air frais me fera du bien.
Il s’exécuta, plissant les yeux à la lumière du soleil. Kalan nettoya leurs vaisselles avant de le rejoindre. Il dut admettre que l’air frais de la montagne, l’odeur de la nature et le chant des oiseaux étaient apaisants. Voir Wakami allongé dans l’herbe le convainquit de se laisser aller à l’oisiveté. Alors qu’il s’installait, le Coloris l’attira vers lui, l’invitant à s’appuyer contre son torse.
— Kalan… Je suis content que tu ne sois pas parti en douce, finalement, admit-il tout bas.
Le jeune Sombre sourit et se laissa aller à la somnolence jusqu’à son rendez-vous quotidien avec Nessan. Lui aussi était content de la tournure que prenaient les événements.
Kalan quitta Wakami qui peinait encore à se remettre de son alcoolisation de la veille pour se rendre au sanctuaire. Il passa d’abord chez lui pour se changer où il trouva Popi qui s’étira sur le lit avant de sauter pour saluer son Elfe. Le petit chien décida ensuite de le suivre au sanctuaire, bien qu’il y ait probablement passé une partie de la journée. Isfan et Ahia étaient en train de discuter avec Nessan quand il arriva. Popi courut leur dire bonjour.
— Coucou vous trois, j’espère que je n’arrive pas trop tard ? s’inquiéta Kalan.
— Pas du tout, je viens de le réveiller, lui apprit Isfan. Je vais vous laisser. Je suis dans les couloirs si vous avez besoin d’aide, mais je garde une partie de mon esprit sur Nessan.
Kalan prit place sur une chaise à côté de son frère assis dans le lit.
— Ahia et Isfan m’ont dit que vous aviez fait la fête hier soir, lui sourit Nessan. Je suis content que tu sois quand même venu me rendre visite aujourd’hui.
— Bien entendu, j’ai eu la journée pour m’en remettre ! Tu as l’air plus serein aujourd’hui.
— Oui, je vais beaucoup mieux ! On a moins travaillé en séances puisqu’Isfan avait pris congé ce matin.
— Alors je peux profiter un peu de te parler, se réjouit Kalan.
— Exactement ! Je veux tout savoir de votre soirée, comment ça s’est passé ?
— On a beaucoup ri, dansé et échangé avec les Elfes de notre âge qu’on connaissait déjà un peu, expliqua Ahia. Par contre, Wakami est parti sans rien dire et Kalan avait pour mission de nous le ramener, mais on n’a revu ni l’un ni l’autre.
Ahia et Nessan se tournèrent vers Kalan, attendant son explication avec un regard insistant. Ce dernier était incapable de leur mentir, mais il ne savait pas à quel point Wakami souhaitait taire les événements.
— C’est vrai, j’avais oublié que j’étais parti avec cette intention, expliqua-t-il.
Un silence suivit ces paroles.
— Et ? demanda Nessan.
— Et du coup je ne l’ai pas ramené, c’est évident, répondit Kalan.
Nessan se tourna vers Ahia qui lui rendit son regard plein de sous-entendus et les deux éclatèrent de rire.
— Pas besoin des dons d’Ahia pour savoir que tu es tout retourné, s’esclaffa Nessan.
Kalan se gratta les cheveux, mal à l’aise. Il aurait menti aisément à n’importe qui, mais pas à ces deux-là.
— Ne tire pas cette tête, tu peux tout nous dire, on ne répétera rien, assura Nessan. Je dors la majorité du temps de toute façon !
— Je sais mais…
— Allez ! Laisse-moi emporter l’histoire d’une soirée surprenante quand je serai seul avec mes pensées, supplia Nessan. Je suis sûr que ça m’aidera à guérir.
— Menteur et manipulateur ! l’accusa Kalan en riant.
— Ne te fais pas prier, l’encouragea Ahia. Que s’est-il passé ?
— Et bien… J’ai fini par trouver Wakami et… Disons qu’on a décidé d’un commun accord de ne pas retourner à la place de fête.
— Qu’est-ce que vous avez fait à la place ? demanda Nessan.
— Tu veux un dessin peut-être ? s’impatienta Kalan.
— J’en étais sûre ! s’écria Ahia, victorieuse. Tu n’as pas dormi chez toi.
— Non… Mais Wakami s’est montré très prévenant !
— Rien d’autres à nous raconter ? demanda-t-elle, sourire en coin.
— On s’est embrassé et… Il m’a dit qu’à Mérin, les Allistes étaient très prudents et évitaient consciencieusement de profiter de l’alcoolisation d’un autre Elfe pour le forcer à faire quoi que ce soit. Apparemment, des cours sont donnés aux jeunes adultes afin d’éviter tout abus, mais aussi la transmission de maladie ou les grossesses non-désirées. L’Alliance semble prendre la sexualité très au sérieux !
— Je vois… Vous vous êtes donc juste embrassés et vous avez juste dormi ensemble, lui sourit Nessan.
— Oui, non, à peu près… Disons que je l’ai convaincu que j’étais d’accord pour deux trois autre choses… Bon ! Gardez ça pour vous ! Je suis incapable de vous mentir, c’est terrible, se plaignit Kalan.
— Mon frère, je suis heureux pour toi ! Ce petit potin m’a enthousiasmé. Si on sortait un moment ? J’aimerais prendre l’air.
Ahia et Nessan le taquinèrent encore un moment, sa meilleure amie insistant sur son incapacité flagrante à comprendre ses propres sentiments. Accompagnés de Popi, les trois amis d’enfance ne firent pas un grand tour, ramenant Nessan pour qu’il puisse manger en paix et se rendormir avant que les parties de son esprit endommagées ne l’assaillissent. Kalan s’étira de tout son long en baillant :
— Je n’ai pas récupéré de ma soirée, je vais retourner dormir ! J’aimerais être capable d’assurer la journée chargée de demain, je sens que Nekoline ne va pas me laisser tranquille.
— Je ne peux pas te jeter la pierre, je suis à bout de force, répondit Ahia. Je vais aussi me coucher, même si ma soirée était plus reposante que la tienne…
Kalan lui poussa l’épaule et lui tira la langue, ce qui fit sourire son amie de toutes ses dents, prenant plaisir à le taquiner. Puis elle prit une forme de chatte et sauta sur le lit avant de bailler et de se rouler en boule. Elle ronronna aussitôt, ce qui fit sourire Kalan qui lui souhaita bonne nuit et rentra avec Popi. Il se coucha dès son arrivée chez eux. Étendu sur le dos, des images de sa soirée avec Wakami se dessinèrent sur ses paupières. Il s’endormit le sourire aux lèvres.