Arrivé dans sa chambre, Popi l’accueillit en branlant la queue, étalé sur le lit.
— Bonhomme, tu auras la place pour toi tout seul une bonne partie de la soirée ! Je t’ai laissé de quoi boire et tu peux sortir comme tu veux, lui expliqua-t-il en le caressant.
Il choisit des habits présentables que Touma lui avait “offerts” et emporta également un vêtement chaud, pour la nuit. Kalan se rendit ensuite vers la bâtisse commune. Toutes les portes étaient ouvertes en grand et des tables avaient été aménagées à l’extérieur pour accueillir plus de monde. Des poêles avaient été installés et des lanternes étaient accrochées pour offrir de la lumière même lorsque la nuit tomberait. Les Allistes avaient été efficaces, tout était parfaitement en place. Voir tous ces Elfes de races différentes entremêlés procura un plaisir inattendu à Kalan. Une petite foule s’était amassée sur le côté, mais il ne parvenait pas à voir ce qui occupait leur attention.
— Tout le monde, cria la voix d’Omèle. Votre attention s’il vous plait ! Je vous prie de faire un peu de place et d’écouter notre troupe de théâtre et les Elfes de Blige nous raconter leurs histoires. Allez ! Tout le monde s’assied, vous êtes oppressants, agglutinés de la sorte !
La petite foule se répartit autour les tables. Kalan aperçut Ahia, Nekoline, Epoline, Orielle, Isfan, Ehiro et Wakami et alla les rejoindre. Ses camarades avaient enfilé des tenues élégantes, même Nekoline avait accepté de se séparer de sa tenue de guerrière, mais Kalan vit un petit poignard accroché au bas de son pantalon. Un peu plus loin, Touma lui fit de grands signes. Elle était accompagnée de sa famille, de Yashi et du ménage de Ligoth. Quand le silence s’installa, une Sombre restée debout prit la parole :
— Permettez-moi de me présenter pour les quelques personnes qui ne me connaissent pas, je suis Nemia de la troupe de théâtre. Nous avons passé plusieurs mois sur les terres de Linone et je suis ravie de vous retrouver.
Cette brève entrée en matière fut accueillie par des exclamations, les Allistes partageaient apparemment son ravissement. Nemia sourit avant de reprendre :
— Ce fut un voyage périlleux où nous avons dû sans cesse feinter la garde. Heureusement, nous ne sommes pas considérés comme dangereux, puisque nous nous donnons simplement en spectacle. Remercions leur naïveté ! Car ce soir, nous avons le plaisir de vous présenter Gohac, Temar et Joul qui viennent directement de Blige, au nord du royaume, et ont accepté de parler au nom de leur village tout entier. Sachez que nous avons convaincu bien plus d’Elfes que cela de l’urgence et de la gravité de la situation, mais c’est le premier village entier à nous suivre sans hésitation ! Merci pour votre attention, je leur laisse à présent la parole.
Elle se recula dans un mouvement théâtral. Les trois Elfes concernés étaient chacun d’une race différente, mais ce fut le Cornide qui s’avança pour prendre la parole.
— Je vais m’exprimer pour mes camarades, pour la simple et bonne raison que ma voix porte loin. Je m’appelle Temar et je suis un villageois de Blige. Nous avons été particulièrement touchés par les paroles de vos amis. Nous savons depuis longtemps qu’un problème pourrit la gouvernance de Linone, mais nous nous croyions seuls. Blige a toujours été un village où les trois races elfiques cohabitaient. Nous avons une tradition de paix et de bienveillance qui s’est dégradée avec le temps. Au lieu de faire scission et de nous saboter, nous avons décidé de nous réunir pour réfléchir au problème. Nous avons réalisé que les lourdes taxes de Réonde nous empêchaient de vivre sereinement et que le regard porté à nos Sombres avait mené à des disputes au sein de notre communauté. Nous avons partagé ce constat sans trouver de réponse. Votre troupe de théâtre ne nous a offert aucune solution, mais nous a fait comprendre que nous n’étions pas seuls ! Nous avons compris que cet état d’injustice et de malveillance serait un jour renversé et nous tenons à être présents quand cela arrivera. Vous nous avez offert de l’espoir ! Et quand bien même nous devions par malheur échouer, je refuse de rester les bras croisés, je refuse de voir nos enfants grandir dans un royaume malveillant et sans avenir. Alliance, vous pouvez nous compter parmi vous !
Une acclamation suivit cette déclaration. L’Alliance ne se résumait plus à un simple village dans les montagnes, peut-être même que d’autres Elfes finiraient par les rejoindre.
— Nous en avons fini avec les discours, déclara Nemia. Nous n’avons pas fait tout ce chemin pour nous ennuyer ! Place à la fête ! Place à la nourriture et aux boissons, ajouta-t-elle avec un clin d’œil.
Ceux qui s’étaient bravement proposés en cuisine amenèrent des plats sur chaque table, ainsi que de l’eau, des sirops, de la bière et du vin. Les cuisiniers prirent ensuite part aux festivités. Kalan mangea bien et goûta au vin qui était délicieux et il se resservit peut-être un peu trop. Epoline et Nekoline furent les seules à ne pas toucher une seule goutte d’alcool. Personne n’en abusa pour autant et le repas se partagea dans les rires et la bonne humeur. Ehiro leur raconta l’histoire d’un journal intime d’une ancienne noble, débusqué un jour dans un amas de détritus que des gardes avaient mis à brûler. Il les fit particulièrement rire par ses commentaires acerbes sur les confidences de cette noble qui se plaignait de menus problèmes ridicules aux yeux du peuple. Quand il leur raconta la scandaleuse histoire du petit chien qui avait osé uriner sur des primevères fraichement plantées (comme si les chiens pouvaient faire la différence), Epoline s’exclama :
— Mais c’est le journal de ma grand-mère que tu as trouvé !
— Sérieusement ? s’esclaffa Ehiro. L’ancienne reine ?
— Non, celle du côté de ma mère. Je l’ai peu connue, mais elle nous rabâchait les oreilles avec cette histoire de pipi sur des fleurs, tu te rappelles Neko ?
— Esli voulait peut-être faire taire mes émotions, mais ta grand-mère a éveillé mon ennui mieux que personne, maugréa la jeune Sombre.
— C’est magnifique ! Je ne vous raconterai pas les histoires frivoles que j’y ai trouvées dans ce cas, déclara Ehiro avec sérieux.
— Non, je t’en prie, supplièrent Epoline et sa Gardienne en se bouchant les oreilles.
— Nous, on veut savoir ! s’écrièrent tous les autres.
Les six camarades éclatèrent de rire en voyant le visage déconfit de la Princesse.
— On rigole, Epo ! On ne veut rien savoir non plus, assura Isfan. Je préfère ne pas me couper l’appétit !
Les jeunes Allistes continuèrent à plaisanter jusqu’à ce que chacun ait récuré son assiette. Un groupe de musique entreprit alors de mettre de l’ambiance, composé d’Elfes de toutes races d’une cinquantaine d’années dont Maître Holl ! C’était donc luth à la main qu’il passait ses soirées festives. Leur groupe commença par des morceaux subtils puis, la soirée avançant, se lança dans des rythmes endiablés, invitant les convives à danser, sauter et s’amuser. Isfan et Orielle se entamèrent une danse complexe dont certains enchainements se soldaient par de lamentables échecs qui les faisaient rire aux éclats. Yashi faisait danser les filles de Touma, une enfant sur chaque pied, tandis que la Cornide partageait un moment de calme avec son mari. Fylen tira ses compagnons par le bras et les invita à se joindre aux festivités. Nekoline, désireuse de mouvoir son corps, se leva à son tour et déclara :
— Allez, hop ! Tout le monde sur la piste de danse.
— Mais je ne sais pas danser comme ça, se plaignit Epoline. On ne m’a appris que les pas de la cour…
— Moi non plus, admit Kalan.
— J’ai vu comment tu te battais, tu sais danser Kal, contredit Nekoline.
Orielle et Isfan s’approchèrent de la table, remarquant qu’un mouvement avait été enclenché :
— Je t’apprendrais à danser Princesse, déclara la Coloris.
Elle la traina par la main et l’emmena sur la piste de danse improvisée. Nekoline tira son élève de la même manière et l’entraina à sa suite. Kalan envoya un regard implorant à Ahia qui rit aux éclats et le suivit. Isfan prit également Ehiro et Wakami avec lui et les entraina et les camarades se retrouvèrent à danser ensemble. Ahia, aidée par la désinhibition de l’alcool, dansa en changeant de forme. C’était aussi chaotique que beau et Kalan était touché de la voir s’amuser librement avec toutes les espèces qui la caractérisaient. Nekoline guida son élève dans des pas de danse qui ressemblaient à des mouvements de combats. La Gardienne lui sourit, amusée. C’était à la fois étrange et envoutant et Kalan se prit au jeu. Il dut demander une pause, étant à bout de souffle. Il s’assit sur une table et se servit un verre de vin pour se désaltérer. Il regarda ses proches danser et s’amuser et les trouva incroyablement magnifiques. Il laissa son regard se perdre dans l’enchainement de leurs mouvements. Wakami glissait souplement sur ses jambes, ses bras fins se mouvaient avec élégance et sa fluidité capta l’attention du jeune Sombre. Il le vit faire pivoter Ahia qui se retrouva dans les bras de Nekoline avant qu’il rejoigne Isfan et Orielle. Wakami était toujours si gracieux… Une étrange sensation se logea dans le ventre de Kalan. Le Sombre suivait distraitement les membres délicats du Coloris quand Touma le fit sursauter :
— Alors, on ne danse plus ?
— Touma ! J’étais perdu dans mes pensées.
— Je vois ça, oui.
— Nekoline m’a épuisé. Même en dehors de l’entrainement, elle ne me laisse aucun répit, dit-il en riant.
— Peut-être, mais vous étiez sublimes à regarder !
— Et toi, la soirée se passe bien ?
— À merveille, Yashi a fatigué les filles, les filles ont fatigué Yashi. Nous allons rentrer tout ce monde et profiter du calme avec Calib ! Nous avons pu discuter avec les Elfes de Blige qui sont partis se coucher.
— Oh, je ne leur ai pas parlé…
— C’est dommage, mais tu as tellement de monde à connaître, tu ne peux pas être partout. Il se fait tard, je te laisse Kalan, bonne soirée et ne bois pas trop !
— J’essaierai, répondit-il, n’étant pas sûr d’avoir déjà atteint la limite du raisonnable.
Ahia vint le chercher pour l’emmener tourner et sauter avec elle. Leurs gestes décousus et insensés les firent rire à s’en tordre le ventre. Les deux amis d’enfance finirent par regagner la table autour de laquelle leurs camarades, repus de danse, s’étaient installés. Nekoline proposa de raccompagner Epoline qui tombait de fatigue. La Princesse ne refusa pas et elles saluèrent leurs compagnons. Les autres ne semblaient pas fatigués.
— Où est passé Wakami ? s’étonna Kalan qui n’avait pas vu le Coloris s’éclipser.
— Il est parti sans rien dire, il finit toujours la soirée de cette manière, expliqua Orielle. Il finit par aller marcher seul. J’ai essayé une fois de le suivre pour le retenir, mais je me suis fait recevoir ! Je n’ose plus, depuis, admit-elle.
— Peut-être que Kalan serait capable de le raisonner, avança Isfan, sourire en coin. Tu es le seul à savoir briser sa façade de glace.
— Mmmh, réfléchit Kalan. Pari tenu !
— Tu es fou, il est vraiment insupportable quand on lui ôte sa solitude ! prévint Orielle.
Isfan donna un petit coup de coude dans les côtes de son amie pour la faire taire.
— Il est toujours insupportable ! tempéra Kalan. Au pire, je reviendrai seul, au mieux, je vous le ramènerai !
— Sois tout de même prudent, il a trop bu, si tu veux mon avis, conclut Orielle en haussant les épaules.
— Bien, votre intrépide Sombre s’en va guerroyer contre le démon des nuits, déclara-t-il en s’éloignant. Souhaitez-moi bonne chance !
Ses camarades l’encouragèrent en cœur et Ahia lui envoya un petit signe de soutien agrémenté d’un clin d’œil.
Kalan quitta l’agitation du centre du village. L’air frais le fit frissonner et il enfila le tricot qu’il avait pris soin d’emporter avec lui. Il n’avait pas la moindre idée d’où trouver Wakami. Chez lui ? Non, Orielle avait parlé de marche en solitaire. Il décida de laisser ses pieds le guider, profitant de la balade en plein air. Il passa par l’écurie afin de saluer Chardon et le petit hongre l’accueillit en faisant vibrer ses naseaux. Kalan le caressa puis il laissa les chevaux dans le calme et profita du paysage qu’éclairait l’aube à peine naissante. Il contempla le petit lac qui s’étendait en dessous du village, étendue d’eau qui laissait le ciel clair se refléter à sa surface. Il décida de profiter de cette fin de nuit magnifique pour contempler ce spectacle de plus près. En s’approchant, il plissa les yeux, ce qu’il avait pris pour un rocher de loin avait remué.
— Wakami ? demanda-t-il, incertain.
— Encore toi ? Tu ne me lâches jamais, répondit le Coloris.
— Je t’ai pris pour un gros caillou.
— Je suis un conifère ou un rocher ? Il faut savoir.
— Tu es une enflure hautaine emplie de bonnes intentions, je te l’ai déjà dit !
Kalan s’assit à côté du Coloris qui avait emporté une bouteille avec lui. Wakami lui jeta un œil avant de se replonger dans la contemplation du lac. L’aube éclairait ses traits fins et son air songeur. Le cœur de Kalan se mit à battre d’une étrange façon.
— Orielle m’a dit qu’il était impossible de t’approcher quand tu partais seul de ton côté, fit remarquer le jeune Sombre qui se tenait pourtant près de lui.
— Elle a raison, mais je sais que tu ne lâches pas le morceau…
— Tu ne veux pas revenir vers les autres ?
— Non, j’ai eu ma dose aujourd’hui.
— Tu ne t’es pas amusé ?
— Si mais… J’ai besoin d’être seul.
— Besoin, vraiment ? Ou c’est encore une manière de te punir ?
Kalan avait la sensation qu’un poids s’était abattu sur son ami, la présence de la bouteille chapardée ne lui semblait pas non plus de bon augure.
— Alors ça, ça me regarde ! se renfrogna le Coloris.
— Allez, viens avec moi ! Retournons vers les autres.
— Je n’ai pas envie.
— Wakami, ne m’oblige pas…
— T’obliger à quoi ?
— À t’entrainer de force ! déclara-t-il en lui sautant dessus.
Ils luttèrent chacun pour prendre le dessus, mais les cours de Nekoline n’avaient pas encore porté leurs fruits, ou Kalan tenait moins bien l’alcool, car Wakami finit par le dominer. Les deux Elfes étaient essoufflés d’avoir ri de leur bataille. Le Coloris maintint Kalan sur le dos, ses mains lui fixant les poignets au sol.
— Là, tu ne bouges plus, déclara-t-il en souriant.
Kalan gesticula, mais il dut s’avouer vaincu. Il sourit, acceptant sa défaite et regarda le Coloris qu’il avait réussi à rendre de meilleure humeur. Son beau visage était juste au-dessus du sien, les deux Elfes étaient très proches. Kalan sentit son cœur s’emballer et son ventre fourmiller. Les paroles d’Ahia lui revinrent en mémoire et il déglutit en plongeant ses prunelles dans celles de Wakami, la lumière éclairant partiellement son visage.
Il eut l’impression que sa tête se vidait et que ses membres tremblaient. Il était terriblement attiré par cet Elfe et son corps réagissait à son contact. Il avait souvent pensé à lui depuis leur première rencontre, fasciné par sa beauté et par la bonté qu’il cachait derrière une façade d’arrogance. Là, près l’un de l’autre, il comprenait que ses sentiments étaient plus forts qu’il n’avait voulu l’admettre. Était-ce possible que cela soit réciproque ? Kalan n’osait plus bouger, à peine respirer, de peur de briser ce moment et de faire s’éloigner Wakami. Ce dernier scruta son visage et approcha le sien en fermant les yeux. Leurs lèvres se rencontrèrent et ils échangèrent un baiser. Puis Wakami se retira et libéra les bras de Kalan.
— Je… Désolé… Je ne voulais pas te coincer… Je… J’ai trop bu et…, tenta de se justifier le Coloris.
Ses excuses firent fondre son cœur, mais Kalan ne lui laissa pas le temps de se cacher derrière des excuses et lui agrippa l’arrière de la tête, l’attirant contre lui. Ils s’embrassèrent avec fougue, couchés au bord du petit lac de montagne. Wakami finit par se dégager. Il sourit et caressa le visage de Kalan, remontant ses doigts jusqu’à jouer avec ses mèches folles.
— Tu es sûr de vouloir retourner auprès des autres ? demanda-t-il tout bas.
— Finalement, je trouve qu’on est bien ici, répondit Kalan en souriant.
Le sourire du magnifique Coloris fit battre son cœur et réchauffa son corps. Avoir le pouvoir d’illuminer le visage de cet Elfe splendide et gracieux lui fit tourner la tête, plus encore que le vin.