Quand je m’éveillai, au lendemain de cette soirée maussade, il flottait toujours dans l’air une tension latente. Je retins mon souffle jusqu’à ce que le bain de l’université revienne se couler autour de moi. Naturellement, je me remis à jongler entre les séminaires, les pauses café et les heures de recherche à la bibliothèque. Sacha m’adressa de nouveau la parole. D’abord tièdement. Puis normalement.
J’avais beau me creuser la tête, je ne comprenais pas pourquoi il s’était mis en colère. J’avais l’habitude que des gens s’énervent lorsque je leur parlais politique, mais Sacha n’avait pas exprimé d’opinion et, en y réfléchissant bien, il s’était braqué avant même que j’expose la mienne. Au fond, il était déjà fâché avant que j’ouvre la bouche et il attendait la première occasion pour laisser éclater sa frustration.
Je ne savais jamais dans quel état j’allais le retrouver en rentrant. Il arrivait qu’il soit de mauvaise humeur et, dans ces cas-là, il n’y avait rien à faire. Il ne m’agressait pas directement, mais je sentais dans son regard et dans ses gestes que quelque chose n’allait pas. J’avais l’impression qu’il détestait notre vie dans notre petite chambre et qu’il me détestait moi. Ces soirs-là, j’étais convaincu qu’il allait plier bagages et disparaître le lendemain.
Mais il restait. Et, le jour suivant, il était adorable. Alors, je ne voulais plus me poser de questions. J’appréciais tout simplement sa compagnie et mangeais avec un sourire béat le dîner qu’il m’avait concocté.
- C’est pas marrant, les repas, avec toi.
- Hein ? Pourquoi tu dis ça ?
J’avais répondu la bouche pleine, surpris par sa remarque.
- Tu racontes jamais rien, se plaignit-il. Qu’est-ce qui se passe, dans ta tête ? À quoi tu penses ?
Je m’empourprai jusqu’aux oreilles.
- Ben, si tu veux tout savoir, je me demandais si…
- Quoi ?
- Je me demandais s’il y avait moyen que je te laisse faire la vaisselle pendant que je vais prendre ma douche.
Il balança lentement la tête de droite à gauche en s’efforçant de cacher le sourire que ma stupidité avait provoqué. N’importe qui d’autre, à sa place, m’aurait considéré avec pitié et exaspération en me voyant ainsi faire l’enfant. Sacha, lui, acceptait mon côté ridicule pour lequel il semblait même avoir une forme de tendresse.
- Alors ? demandai-je, plein d’espoir.
- C’est mort.
Une semaine avait passé quand, le lundi suivant, je rentrai de l'université passablement affolé. Au même moment, Sacha s'apprêtait au contraire à quitter la chambre pour se rendre au cours d'esthétique.
- Changement de plan ! annonçai-je. Demain, il y a une journée de sensibilisation du public aux luttes étudiantes. Le truc, c'est qu'on n'est pas prêts du tout : il y a eu un problème à l'impression des cartels pour l'exposition historique des mouvements. Et puis il nous manque des tables et des chaises, mais ça c'est un détail. Il faut surtout qu'on se procure ce qu'on va poser dessus. Bref, j'ai besoin que tu ailles faire les courses pour la buvette.
- Quoi ?! s’exclama Sacha, avec les accents du désarroi le plus total. Maintenant ?
- T'inquiète, je t'ai préparé une liste. Bon, je compte sur toi, je file m'occuper des cartels !
- Faut que t'ailles sauver le monde ? railla-t-il.
Son visage affichait un profond mécontentement. Si excessif qu’il ne pouvait être qu’ironique. Je répondis à sa boutade en levant les deux pouces, heureux qu'il ait compris.
L'affaire des cartels fut la plus ennuyeuse dont je dus m'occuper depuis longtemps. J'avais heureusement, pour me soutenir, l'ardeur du combat dans le cœur et un bon camarade à mes côtés, avec qui nous eûmes des crises de fou rire en nous racontant des blagues que seuls peuvent comprendre des étudiants en philosophie. Je rentrai satisfait. Il était assez tard mais pas au point où j'aurais dû trouver mon colocataire roulé en boule sous la couette. Je notai qu'un grand sac de courses était posé sur le plan de travail et remis à demain la vérification de son contenu après m'être assuré que ce qui devait aller au frais avait bien pris place dans le frigo.
- Sacha ? appelai-je.
N'obtenant aucune réponse, je fixai la forme sous la couette qui se soulevait sans régularité.
- Je sais que tu ne dors pas, l'informai-je.
- J'ai froid, prétexta-t-il d'une voix morne.
- Tu veux que je vienne te réchauffer ? plaisantai-je, sarcastique.
- Non, c'est pas ce genre de froid.
Ce petit commençait-il donc à philosopher ? Je compris ce qu'il voulait dire en me retrouvant face à un silence pesant à peine traversé du ronronnement des voitures et du hurlement d'une sirène au loin. Il m’apparaissait que Sacha était de plus en plus souvent contrarié sans que j'en saisisse la raison.
L'orage éclata le lendemain matin. Je m'étais levé de bonne heure pour fignoler les derniers préparatifs et fouillais dans le sac de courses lorsque je tombai sur un produit qui me fit froncer les sourcils. Suspicieux, je lus la composition et une vague d'agacement monta en moi.
- Il ne faut pas acheter ce genre de trucs, avisai-je Sacha qui pliait et rangeait une pile de vêtements.
- T'aimes pas la pâte à tartiner ? répliqua-t-il sur un ton sec, le même que j'avais employé.
- Il y a de l'huile de palme dedans.
- Et alors ?
- Cette merde est un véritable cancer pour l'environnement ! On détruit des millions d'hectares de biodiversité pour planter cette calamité ! Tout ça pour que des industriels puissent se faire un max de pognon !
Sacha n'avait pas l'air de se soucier de ce que je lui disais. Je m'avançai vers lui pour le forcer à m'écouter.
- C'est criminel d'acheter ça !
Ce qui se passa ensuite, je ne m'y attendais pas. En oubliant nos dernières querelles, j’avais de même oublié à quel point il pouvait être virulent quand il prenait la mouche. J'en avais pourtant déjà fait les frais, me retrouvant coincé entre lui et un mur la semaine passée pour cette affreuse histoire d'argent. Cette fois, Sacha projeta à travers l'appartement toute la pile d'habits en hurlant :
- Putain, tu fais chier !
J'en restai bouche bée.
- Je m'en branle de tes histoires d'environnement et de tes problèmes de société !
D'un coup, il précipita au sol tous mes volumes de la Pléiade et quelques livres de poche. Je crus un instant qu'il allait me frapper mais de son poing jaillit finalement un index accusateur qui m'accabla de mots plus brutaux que des coups :
- Toi, t'es exactement comme les industriels que tu dénonces ! T'es un menteur, un insensible ! Tu gesticules dans tous les sens comme un insecte. T'es qu'un égoïste !
- Un égoïste ?! répétai-je, ahuri, car c'était bien le dernier adjectif dont je me serais qualifié.
- Oui, un égoïste !
Mon attention ne savait où se fixer, sur le visage effervescent de Sacha ou sur le linge et les livres, tombés pêle-mêle entre nous comme des soldats au champ de bataille.
- Tu ne penses qu'à toi, tu ne vis que pour toi !
Sacha franchit d’un pas la ligne de vêtements qui nous séparait. Par réflexe, je reculai vivement.
- Tu t'en fiches de moi !
Mon bras tendu en arrière pour éviter de me cogner tomba sur le plan de travail où trônait toujours l’objet incriminé. Le point de départ.
- Tu délires ! m’écriai-je en refaisant un pas en avant. Tu te rends compte que tu me fais une scène pour de la pâte à tartiner ?
- C'est toi qui as commencé !
- Qu’est-ce que j’ai fait ?
- Je me casse le cul à aller faire des courses pour ta buvette et t’es encore pas content !
- C’est faux, ne commence pas à faire un drame. Je t’expliquais juste que l’huile de palme…
- ‘‘C’est criminel d’acheter ça !’’ Gna, gna, gna…
Je repris un ton plus haut :
- L’huile de palme est à éviter ! Je ne plaisante pas quand je dis qu’il y a des vies en jeu !
- Mais j’en ai rien à foutre !
- Comment tu peux dire ça ?!
- J’en peux plus de t’entendre gémir à propos de ce qui se passe à l’autre bout de la planète !
- Mais on ne peut pas faire comme si tout allait bien dans le meilleur des mondes !
- T’en fais pas qu’ils auraient arrêté de la fabriquer, leur huile de palme, si ça leur convenait pas !
- T’es con ou tu le fais exprès ?!
- Ils peuvent tous crever !
Pour la première fois, je sentis comme des braises crépiter dans mon ventre. Il me fallut quelques secondes pour comprendre d’où elles venaient. Enfin, je mis les mots sur ce que je ressentais : c’était une profonde déception. J’avais l’impression de ne plus connaître Sacha. Ou de ne l’avoir jamais connu. Et pendant ce temps, il continuait de hurler :
- Tu me prends pour ton robot ménager !
- Non !… Mais c’est pas la question ! Ce… Ça n’a rien à voir !
- Oh si, ça a tout à voir ! C’est moi qui range, qui nettoie et qui fait le dîner en attendant que tu daignes enfin ramener ton cul !
Pourquoi revenait-il encore là-dessus ? Ce n’était pas le sujet !
- J’ai fait des efforts pour rentrer plus tôt, m’insurgeai-je.
- T’es déjà rentré trois fois après 22h en presque deux semaines. J’appelle pas ça faire des efforts !
J’aurais pu me contenter de répondre que 22h, ce n’était pas minuit, qu’on ne faisait rien de spécial ensemble de toute façon. Mais le feu dans mon estomac ronflait de plus en plus fort. J’étais furieux qu’il s’éloigne du problème initial après avoir dit des choses aussi inconscientes. Aussi horribles.
- Qu’est-ce que ça change que je sois là ou pas ? De toute façon, on s’engueule tout le temps. Je crois qu’on n’est pas fait pour s’entendre.
- Ah ouais ?
- Je peux pas vivre sous le même toit qu’un mec qui n’en a rien à carrer de la souffrance des autres, pourvu qu’il ait sa pâte à tartiner !
- Alors tu penses que je suis un connard ?
- Et pas qu’un peu !
- T’as qu’un mot à dire et je me casse !
- Je m’en souviendrai !
C’était l’exclamation parfaite, une menace lancée en l’air comme un grand coup de cloche. Je voulais que Sacha puisse mesurer la gravité de ses propos à l’aune de ma colère. Il avait certainement dit ces bêtises dans un coup de sang, et dans ce cas, j’espérais lui faire comprendre qu’il ne devait jamais les répéter, mais je n’en étais pas absolument certain… Au lieu de m’enlever ce doute qui me faisait frémir, il le renforça en me défiant d’un sifflement glacial :
- Qu’est-ce que t'attends ? Quand tu seras tout seul, tu pourras rentrer aussi tard que tu veux et passer tous tes week-ends dans des rassemblements de braillards.
- De quoi tu te plains encore ? Je t'y ai jamais traîné, rétorquai-je, le cœur au bord des lèvres.
- Tu crois que ça me plaît d'être laissé de côté ?
Sa voix avait encore blanchi, elle s’était maintenant réduite à un filet. Je crus à une antipathie insoutenable avant de m’apercevoir que l’émotion, l’énervement, avaient allumé dans ses yeux une buée translucide. D’un coup, la rage qui me brûlait l’estomac se tordit en un sentiment de gêne.
Planté devant le fatras de vêtements assaisonnés de philosophie, j’étais assez proche pour percevoir ses larmes : les rendre invisibles supposait de retourner près de la pâte à tartiner, ce à quoi je ne pouvais me résoudre.
- Tu crois que j'aime que tu m'ignores devant tes potes ? assena-t-il, étranger à l’embarras que me faisaient éprouver ses yeux emperlés. En fait, t'as honte de moi !
Je me demandai, sidéré, comment les malentendus avaient pu aller aussi loin.
- Mais non, tu délires…
Certes, j’avais toujours fait en sorte que sa route ne croise pas celle de Raph ou d’un autre de mes proches camarades, mais nous étions désormais habitués à vivre dans cette bulle séparée, parce que c’était mieux ainsi, non que je craigne qu’il entache ma réputation, préférant simplement pour lui un monde moins agité, moins sujet aux rumeurs de comptoir, enfin, c’était plus compliqué…
Le sanglot qui sourdait éclata pour de bon. Sacha se laissa tomber sur le lit, au milieu de ses hoquets. Il se pencha en avant, son bras disparut sous le sommier, comme s’il cherchait à s’enfoncer dans une caverne. Mais il le ramena d’un geste brusque, traînant à sa suite un sac oublié depuis des jours. Pétrifié, je le regardai tirer maladroitement la fermeture, attraper un vêtement au hasard qui traînait sur le sol, le fourrer en boule à l’intérieur.
Ce qui me restait de colère se liquéfia à ce moment. Quelque chose s'était disloqué entre nous. J'eus peur. Peur de le voir pour la dernière fois. Peur qu'il disparaisse à l'horizon. J'eus peur avant de comprendre que c'était lui qui avait le plus peur.
Il avait beau lutter pour se lever, les tremblements qui le secouaient le clouaient au matelas. J’attrapai vivement ses mains pour l’obliger à lâcher le sac, remontai jusqu’à ses épaules sur lesquelles j’exerçai de petites pressions pour le convaincre de me regarder. Il y consentit, m'offrant un visage de cœur brisé.
- Je… J’ai pas toujours été tout sombre… Je t'en supplie, Martin, ne me renvoie pas dans la rue. Ne me laisse pas tout seul.
- Je ne ferai jamais ça !
Sacha s’écroula en travers du lit. Je me penchai au-dessus de lui, me servant de mon corps pour lui créer un abri. Il passa un bras autour de mon cou, l'autre dans mon dos et m'aplatit sur lui, cherchant la prise la plus sûre pour me retenir.
Je prends toujours autant de plaisir à te lire, mais j'ai plus de réserves avec ce chapitre. Ce n'est pas évident, les scènes de dispute, et je trouve que la tienne manque de... naturel. Les répliques sont peut-être trop longues. Essaye d'utiliser un langage plus spontané, proche de celui que les personnes utilisent dans la vie quotidienne, surtout lorsqu'elles sont émotionnellement chargées. Cela peut aider à éliminer toute impression de formalisme. Les disputes réelles peuvent impliquer des interruptions, des superpositions de paroles ? Lors des disputes, les personnes peuvent parfois hésiter, répéter des mots, ou chercher leurs mots, aussi. Généralement, quand on est dans l'émotion, on est moins clair, moins précis. Enfin je crois. Ce sont des pistes, bien sûr. A toi de voir ce que tu veux en faire.
Je trouve aussi que certains échanges sont trop entrecoupées, on perd un peu le rythme, Qu'en penses-tu ?
Par contre, comme d'habitude, ton récit réussit à m'immerger dans la vie quotidienne des personnages : les détails réalistes participent pour beaucoup. Et tes personnages sont toujours attachants, pleins de contrastes.
Comment d'habitude, j'ai hâte de vois où tu nous emmènes !
A bientôt, donc !
Merci pour tes remarques toujours aussi pertinentes.