Puisque Sacha m’avait confié s’être rendu en secret au dernier cours d’esthétique, je tâchai de le persuader de suivre ce séminaire à mes côtés le lundi suivant. Trois semaines après qu’il soit entré dans ma vie, je me retrouvais ainsi à le poursuivre dans les couloirs de la fac qui le travestissaient en étudiant, de sorte que je ne craignais pas que notre duo éveille les soupçons. Il m’avait rejoint dans l’après-midi, peu avant le début du cours, mais s’était opposé à ce que nous nous asseyions côte à côte dans la salle. J’avais tout essayé pour le convaincre de m’expliquer en quoi cela l’embêtait, mais je m’étais heurté à un sourire moqueur qui ne s’embarrassait même pas de réponses orales. Je tentais encore de lui faire cracher le morceau quand quelqu'un me donna une petite tape dans le dos. C'était Joséphine, l'une des organisatrices des assemblées générales.
- On aurait besoin de toi. Il y a un truc à régler pour demain, m'apprit-elle.
Je jetai un coup d'œil vers Sacha, m'attendant à ce qu'il en ait profité pour fuir. Mais il s'était arrêté quelques mètres plus loin, gênant la foule des étudiants qui le contournaient pour passer.
- J'arrive dans une minute, rassurai-je Joséphine.
- Ok, dit-elle en tournant les talons, on est en salle 3-21.
Je revins vers Sacha et le tirai dans un coin afin qu'il ne soit plus dans le passage.
- Tu vas être débarrassé de moi. Ça t'embêterait de prendre les notes à ma place ?
Les commissures de ses lèvres s’affaissèrent d’un coup pour former une moue hésitante :
- La prof parle vite…
- Tu écris juste ce qui te semble le plus important. Je dois y aller. À ce soir.
Je m’éloignai à reculons sur quelques mètres. Le flot de mes condisciples submergea la silhouette de Sacha avant même que je ne me retourne, mais j’étais certain qu’il était toujours là, qu’il n’avait pas bougé. J’avais eu le temps de voir son allure faussement confiante balayée par l’annonce qu’il allait devoir se débrouiller seul. Je devinais mon asocial de colocataire statufié dans sa timidité.
Nous nous retrouvâmes comme d'habitude à l'appartement quelques heures plus tard. Je lui demandai comment s'était passé le cours, pas même certain qu’il y avait mis les pieds, mais il me dispensa les informations importantes avec une fierté affectée de héraut solennel :
- La prof recommande de pas rater la séance suivante, en tout cas si on veut récupérer les billets d'entrée pour la nocturne d'une expo qui illustre le thème du cours.
Il avait dit tout cela d’une traite, très ferme dans sa voix. C’en était presque indigeste. Je hochai la tête avec une gravité dont j’espérais qu’elle ferait honneur à la sienne, puis je m’autorisai une attitude plus relâchée pour raconter à mon tour ma fin de journée, songeant qu’il avait le droit de savoir pourquoi il avait dû prendre le cours à ma place :
- Ç'a été une vraie galère de trier les sujets à aborder demain. On voulait discuter en priorité du problème de la sélection pour l'entrée à l'université mais on a appris que des agents anti-émeute avaient débarqué dans une autre fac alors que des étudiants étaient en pleine assemblée.
Sacha se renfrogna. Il venait de croiser les bras et de hausser les sourcils. Était-ce encore cette histoire d’arrestation qui lui traversait la tête ? Décidé à lui faire abandonner cette idée une bonne fois pour toute, je m’expliquai énergiquement, usant de mes mains, de mes bras, de tout mon corps pour lui faire comprendre l’indécence de la situation :
- Je veux dire, ils étaient juste en assemblée, ils n'essayaient même pas de bloquer ! C'est vraiment inadmissible. Pire encore : les organisateurs de l'assemblée ont été interdits d'accès à l'université. Et tu vois, ce genre d'événement, ça ne passe jamais aux infos. Tu te rends compte de la censure qu'on applique aux étudiants ? Tu te rends compte à quel point la situation est dictatoriale ?
- Hum.
- Les médias laissent penser aux personnes non concernées que les réformes vont renforcer la méritocratie quand c'est tout l'inverse qui va se produire ! Comment veux-tu que quelques profs examinent les dossiers de plus de deux mille candidats et estiment à partir de là leurs chances de réussites dans la filière qu'ils demandent ? Les candidats sont classés par des algorithmes et, à notes égales, un élève sorti d'une école parisienne ou d'un lycée international convaincra forcément plus qu'un élève venu de zone prioritaire.
- Hum.
- Comment ça, "Hum" ? C'est tout ce que ça te fait ?
J'étais parti pour refaire le monde toute la soirée après l'avoir refait l'après-midi, mais j'avais pour cela besoin de quelqu'un qui renchérisse ou s'oppose à ce que je disais. Or, Sacha ne faisait ni l'un ni l'autre. Pendant que je parlais, il s'était approché de la lucarne en soupirant. Agenouillé sur le lit, il l'avait ouverte et s'était penché au dehors, plongeant son visage dans le vent de la nuit.
Vexé de me sentir ignoré alors que j’énonçais des faits qui avaient de quoi indigner, je me laissai lourdement tomber à ses côtés pour le forcer à m’écouter. Le matelas tangua sous mon poids, ébranlant les genoux de Sacha dont le buste, cependant, trembla à peine.
- C’est l’avenir de la jeunesse qui est en jeu ! criai-je à son profil gauche, directement dans son oreille dégagée.
Il fit comme s’il n’avait rien entendu. Je repris mon laïus après une pause, cette fois rusant dans la forme, tournant ma phrase à l’interrogative pour susciter une réaction :
- Si tu étais une personne non concernée qui écoute simplement ce que disent les médias, est-ce que tu ne…
L’astuce fonctionna si bien que la réponse fusa avant même la fin de la question.
- Je suis une personne non concernée, entendis-je Sacha dire aux pigeons et aux antennes de télévision.
Ce n’était pas ce que j’espérais. Néanmoins, j’étais ravi d'avoir gagné une réplique sur laquelle rebondir :
- Donc tu crois à cette histoire de méritocratie ?
Mais de nouveau, il se taisait. Les poils de ses avant-bras s'étaient hérissés de froid. Sa posture à la fenêtre commençait à m’inquiéter. Par précaution, je le contraignis à se reculer et fermai la lucarne. Alors, il n’eut d’autre choix que de planter son regard dans le mien et de me répondre enfin, la voix encore pleine du vent aspiré au dehors.
- Non, j'y crois pas, dit-il. Je comprends juste rien à tout ce que tu me racontes.
- Si tu ne t'intéresses pas à la politique, la politique s'intéresse à toi, déclarai-je doctement.
- Ah oui, vraiment ?
Il me lança un regard si noir que j’en frémis et déduisis que le ciel était probablement couvert, ne lui offrant aucune étoile à se mettre dans les pupilles. Au moins, il paraissait être sorti de son mutisme, et il me demanda, désagréable ainsi que le bruit incessant des moteurs de voiture sous nos fenêtres :
- Et donc, comment tu t'intéresses à la politique, toi ? Qu'est-ce que vous faites, concrètement, dans vos assemblées, à part vous plaindre ?
- On vote, répliquai-je du tac au tac.
J'ajoutai que nous ne nous plaignions pas, mais il me questionnait déjà sur ma première idée, ne prêtant pas attention à la seconde.
- Qu'est-ce que vous votez ?
- Eh bien, réfléchis-je, dernièrement, une caisse de grève. Le problème, c'est que personne ne veut en prendre la responsabilité.
- Toi non plus, tu ne veux pas ?
Je penchai la tête sur le côté, le regard fuyant, incapable de lui répondre que je l’aurais sans doute fait s'il n'avait pas été là. Je dus pourtant être trop expressif car il devina sans mal ce que j'avais en tête :
- Tu n'as pas confiance en moi, hein ? Tu me prends pour un voleur ?
Je le taquinai pour détendre l'atmosphère, ce qui ne fit qu'aggraver sa mauvaise humeur :
- Mais tu es un petit voleur. Tu m'as piqué de l'argent pour te balader en métro.
- Quelques piécettes pour aller à la fac !
- Soit. Mais on en parle, du sac planqué sous le lit ?
La remarque partit comme un coup de feu au milieu de la conversation et le visage de Sacha, touché à bout portant, se teinta d’écarlate.
- Ose m’accuser de l’avoir volé ! Il est toujours, là, non ?! Avec tout ce qu’il contient ! Il a pas quitté l’appartement ! Je l’ai pas volé !
- Je ne t'en veux pas, tentai-je immédiatement de l'apaiser.
Je ne savais pas ce qui m’avait pris d’évoquer ce détail fâcheux. Ma langue s’était activée avant que j’aie le temps de la retenir.
Sacha me fonça dessus et, bien que plus petit que moi, me força à reculer contre le mur, repoussé par l'énergie qu'il dégageait.
- De toute façon, ce n'est pas toi qui aurais le droit de m'en vouloir. Ce fric, il est pas à toi. C'est quelqu'un d'autre qui te le donne.
- Tu as raison. On est pareils, toi et moi, dépendants de mes parents.
Gêné, je n'avais rien trouvé de mieux à dire que cela. Si j’avais mon avis sur l’emploi des deniers publics, je détestais parler d'argent quand il s'agissait du mien. Sacha relâcha sa pression, me permettant de décoller mon dos du mur. Il avait l'expression la plus dure que j'aie jamais vue chez lui.
- Non, on n'est pas pareils, Martin, murmura-t-il. Toi, tu fais des études, tu finiras par être celui dont les autres dépendent.
- Si seulement, soupirai-je. Tu connais le taux de chômage chez les jeunes ?
- Pour moi, rien ne…
- Bref, tu voudrais pas qu'on aille se regarder un bon vieux blockbuster hollywoodien ? m'écriai-je soudain. Ça nous changera les idées !
Abasourdi, Sacha fixa sur moi des yeux de mort-vivant, comme si je lui avais tiré dessus une seconde fois. Ma suggestion hors de propos me fit moi-même chanceler, mais elle m’avait semblé le seul moyen de ne pas faire de la soirée un carnage complet. Cela, sans doute, Sacha devait l’avoir compris, peut-être…
Malgré tous mes efforts pour lui tirer un sourire, il garda ensuite un air mélancolique plaqué sur le visage. Tout ce que je lui avais dit ce soir-là le faisait réfléchir. Dormir tout contre une personne qui réfléchit fiévreusement n'a rien de facile, mais je me dis que c'était pour le mieux.
Les dialogues, dans ce chapitre, sont bien écrits et sonnent de manière réaliste, ce qui contribue à développer les personnalités distinctes de Martin et Sacha. Le thème de l'engagement politique et des luttes étudiantes est bien intégré. Il souligne d'ailleurs le décalage entre tes deux personnages.
On ressent une volonté de Martin de partager ses convictions et ses préoccupations avec Sacha, bien que ce dernier semble initialement distant. Finalement, c'est plus le cours d'esthétique qui les rapproche. Martin est un narrateur avec une voix forte et des convictions marquées. Ça peut le rendre parfois désagréable ou légèrement insensible, mais ça participe à le rendre crédible, très humain.
Sacha, tel que décrit dans le chapitre, est davantage du côté de l'opposition silencieuse. Cela suscite la curiosité du lecteur quant à son passé et à ses motivations. Il semble avoir une certaine distance émotionnelle, caractérisée par son sourire moqueur et son attitude détachée.
Je trouve ça étonnant, d'ailleurs, qu'en terme de feeling, on ait plus d'empathie pour ce dernier, malgré son apparente froideur, sa distance. Alors que Martin, qui est plus transparent, qui expose ce qu'il pense et ressent, j'ai plus de mal à l'apprécier. C'est sans doute assez personnel, mais on ne s'attendrait pas à ce qu'une narration comme celle-ci amène de tels résultats.
Mais je m'égare. Chouette chapitre, donc, qui me donne toujours envie de poursuivre ma lecture.
A bientôt, donc !
Merci pour ta lecture et tous tes commentaires.