15. Atkos

Par Hinata

Atkos ouvrit d’un bras le pan de la tente et s’y engouffra. Il alla directement déposer son arc et son carquois et s’apprêter à ressortir aussitôt quand son regard passa sur le lit de ses parents. Sur les coussins, son père et sa mère dormaient paisiblement dans les bras l’un de l’autre.

Atkos ne les avait pas vus endormis ainsi depuis une éternité. Cela devait bien faire trois ans qu’il ne dormait plus dans la tente familiale. Comme tous les gens de son âge, il restait jour et nuit avec ses amis. Ça lui allait très bien, il en avait rêvé si longtemps. Cela n’empêchait pas la nostalgie de lui pincer le cœur de temps à autres.

Il se rappelait les siestes de son enfance, lové sous les ailes noires de son père, blotti contre la peau sombre et chaude de sa mère. Il s’en rappelait comme du paradis sur terre, mais ses parents, eux, devaient être bien contents de ne plus avoir de petit oiseau ronfleur entre eux.

Ils faisaient un beau tableau tous les deux…même si, près de sa mère au teint d’ébène, son père semblait plus blanc qu’un os. Ses longs cheveux noirs n’aidaient pas à rehausser la couleur de sa peau. Ils tombaient en cascade sur son épaule, fins et lisses comme du crin de centaure. C’était bien pour ça que son père pouvait se permettre de les garder aussi longs. Atkos, lui, comme son frère et sa mère, les avaient bien trop épais pour pouvoir les laisser pousser sans mourir de chaud. Depuis tout petit, les deux garçons les portaient ras, comme leur mère. Sans doute que si la faune avait pris pour habitude de se faire plutôt des tresses plaquées sur le crâne, ils auraient suivi cet exemple.

 

Le sourire aux lèvres, Atkos se glissa finalement hors de la tente et avant de s’éloigner, jeta un dernier regard par-dessus son épaule. D’un tissu orange vif, un peu délavé par le temps, cette toile montée sur piquets de bois et de fer était l’abri de leur famille, son toit, son sanctuaire. Ils la montaient à quatre depuis presque vingt ans, et en moins de temps qu’il n’en fallait pour le dire. Pour Atkos, même s’il n’y dormait presque pas, ce grand bout de tissu qu’on brinquebalait partout, était et resterait son foyer.

Se détournant de la tente orange, il s’élança à travers le campement. Comme d’habitude, un calme parfait régnait à ce moment de la journée. Le soleil culminait au zénith : la plupart des hybrides s’étaient alanguis à l’ombre, fuyant la chaleur qui, malgré le vent qui soufflait sans interruption sur la Plaine, alourdissait l’atmosphère.

Au premier endroit assez spacieux qu’il trouva, Atkos s’envola. Il ne tarda pas à repérer ses amis, regroupés dans l’herbe en dehors du campement. Sans attendre, il accéléra dans leur direction et se mit à tourbillonner avant de descendre en piquet. Ses amis l’acclamèrent en riant quand il atterrit à toute allure d’une longue roulade dans les hautes herbes.

Il se relevait en ébrouant un peu ses plumes quand la voix hésitante de Gil’hem demanda à la ronde :

− Vous voulez vraiment jouer maintenant, avec ce soleil ?

Il essayait d’avoir l’air tranquille, avec ses mains croisées derrière la nuque, mais sa queue qui lui battait nerveusement les flancs, trahissait sa nervosité naturelle. Atkos se croyait introverti avant de le rencontrer. Comme quoi, on trouvait toujours pire que soi. Et meilleur aussi, comme ne manquait pas de le lui rappeler Mistith à chaque partie de chasse.

− Pour une fois qu’on est près d’un lac, ce serait bête de ne pas en profiter, pointa Zacharias qui s’échauffait déjà en roulant des épaules.

− Oui, peu importe la chaleur, on pourra tout de suite aller se rafraîchir dans l’eau !

− Ah regardez, le voilà enfin.

− Oooooy, brailla Jym qui bondissait dans leur direction en brandissait le ballon qu’ils attendaient.

À peine à portée de tir, il arrondit le bras et propulsa la balle en cuir dans les airs. Atkos s’élança pour la rattraper, mais il se fit doubler au décollage par Brag qui s’en empara avant lui. À partir de là, le ballon ne s’arrêta jamais plus de quelques secondes, volant non seulement de main en main mais aussi de pied à sabot en passant par la croupe des centaures et la queue des Ecailles, quand ils ne rataient pas leur coup.

Gil’hem n’avait pas eu tort d’appréhender la chaleur : Atkos sentit rapidement un filet de sueur lui couler le long de tempes et entre les omoplates. Et encore, il avait la chance de pouvoir profiter de l’air frais de la vitesse. Ceux qui restaient cloués au sol devaient vraiment étouffer. Meg, entre autres, était en train de devenir plus rouge qu’un iguane à crête.

Des éclats de voix firent dévier son regard de ses amis à un autre groupe. Atkos ne les avait pas remarqués avant, ils avaient du arriver pendant la partie. Et si…

Son cœur rata un battement. Elle était là. Même depuis le ciel et à cette distance, il l’aurait reconnu entre mille. Alors au milieu d’une petite vingtaine de personnes…

Elle avait cette démarche assurée, ce maintien toujours fier. Un bandeau sombre autour de sa poitrine, qui laissait nus son ventre et ses épaules. Des cheveux dorés qui le fascinaient. À la chasse, elle les portait toujours en chignon, mais le reste du temps, ses lourdes tresses tombaient librement au creux de son dos. Elles voltigeaient autour de son corps quand elle se mettait à danser. Et elle avait ce sourire…

− Atkos à toi !

La balle passa près de lui mais il la manqua et une de ses amis la réceptionna à sa place avant de la relancer en jeu.

− Oy beau pégase, l’interpela Brag, tu bayes aux corneilles ?

Plutôt que de lui répondre, Atkos chercha la balle du regard. Rouh allait l’envoyer vers le sol en direction d’Henebor. Atkos fondit en piquet pour l’intercepter avant le faune. Il positionna ses bras tendus vers le bas juste à temps pour renvoyer le ballon dans le ciel.

− Pas mal, admit Henebor tandis qu’Atkos se laissait atterrir dans l’herbe avec un sourire victorieux.

Avec ça, Brag lui ficherait la paix pendant un moment. Est-ce que Mistith était encore là-bas avec ses amis ? Tout en reprenant son souffle, les mains sur la taille, il tendit le cou en direction de l’autre groupe. Mais ils étaient installés trop loin, d’ici il ne voyait rien.

− C’est encore elle que tu cherches comme ça ?

Gil’hem baissait sur lui un regard entendu.

− Franchement, je ne vois pas ce que tu lui trouves, soupira le centaure.

− Tu plaisantes ?

− Non. Cette fille est la personne la plus arrogante que je connaisse.

− Elle a juste confiance en elle. Et avec raison.

Evidemment que Gil’hem la trouvait crâneuse, il était tout le contraire, réservé à l’extrême. Il avait fallu longtemps à Atkos et ses amis pour l’apprivoiser. Enfin, Atkos n’y avait pas été pour grand-chose à vrai dire. Ce n’était pas trop son genre de faire des efforts pour approcher les autres. Pour lui, ça marchait, ou pas. Et pour l’instant, avec Mistith, ça ne marchait pas.

La faune restait hors de portée. Quand par miracle elle posait le regard sur lui, il était incapable de le soutenir plus d’un battement de cœur et détournait aussitôt la tête. De toute façon, il n’avait pas de quoi l’intéresser vraiment. Pas encore en tout cas. Il y arriverait sûrement un jour. Il deviendrait l’un des meilleurs archers du clan, l’un des meilleurs chasseurs, peut-être même un joueur d’arène.

− Eh oh, protesta Rouh depuis les airs, tout le monde arrête de jouer ou quoi ?

− On crève de chaud, râla Polioth qui s’éventait d’une main.

− Les derniers arrivés au lac sont des oies plumées ! beugla Jym en se mettant à courir comme un dératé.

Atkos suivit le mouvement, bondissant dans l’herbe pour se donner un maximum d’élan avant de décoller. Il avait beau avoir les mêmes pattes musclées que Jym et les autres faunes, ses ailes le gênaient trop pour les égaler. Dans les airs, en revanche, il les battait sans problème.

− Sans rancune ! cria-t-il à son ami en le dépassant.

Emporté dans un galop effrayant, Gil’hem suivait les Ailés de près, ses colliers tressautant à chaque foulée. Contrairement à eux, il fut toutefois forcé de freiner des quatre sabots en débarquant sur le bord du lac bondé de monde.

Atkos survola la foule de personnes venues profiter du point d’eau. Tout le monde était amassé sur une seule portion de rive, un espace dégagé en pente douce qui donnait accès à une eau peu profonde. Pour le reste, le lac était bordé d’arbres et de véritables forêts de joncs. Et surtout, personne n’avait pied nulle part ailleurs dans le lac, et comme les hybrides ne savaient pas nager… Heureusement, Atkos savait voler.

Il rasa la surface de l’eau, s’amusant des ondulations que provoquait le souffle de son battement d’ailes. Son ombre le suivait, filant à toute allure en dessous de lui.  Même sans se baigner, la simple proximité de l’eau et des arbres le rafraîchissait. Atkos enroula finalement ses ailes autour de lui pour faire demi-tour et retourner vers la plage.

Gil’hem s’était tracé un chemin prudent jusqu’à l’eau, s’immergeant peu à peu jusqu’au garrot. Brag et Rouh allèrent se disputer une place sur son dos, se disputant aussi pour savoir qui avait gagné la course en fin de compte. Le reste du groupe ne tarda pas à faire son apparition, les faunes d’abord, suivis Ecailles, fendant la foule à grands cris avant de pénétrer dans l’eau avec des gerbes d’éclaboussures.

Ils chahutèrent dans l’eau comme des gosses, puis Atkos sentit que ses gestes se faisaient plus lents, ses ailes commençaient à fatiguer. Il abandonna un moment ses amis et vola s’asseoir sur la branche maîtresse d’un arbre à l’autre bout du lac. 

Il s’était levé à l’aube pour la chasse, peut-être avait-il besoin de se reposer un peu. Il ne serait même pas obligé de bouger de là : il pouvait dormir à califourchon sur cette branche, adossé contre le tronc.

À peine avait-il fermé les yeux qu’un bruissement d’ailes les lui fit rouvrir. Brag était venu s’accroupir sur sa branche, à moitié caché par le feuillage. Il observait le lac avec attention. Atkos était sur le point de reposer sa tête contre le tronc quand son ami lui fit signe de venir voir.

Atkos s’approcha et baissa les yeux vers le lac. Il n’y avait rien. Rien que l’eau, un peu verdâtre, et quelques feuilles d’arbres qui flottaient à la surface. Comme il relevait la tête pour interroger son ami, l’Ailé lui donna une tape à l’arrière du crâne pour qu’il la rebaisse. Et Atkos le vit, un mouvement de poisson dans l’eau. Sauf que ce qui nageait en dessous d’eux n’avait rien d’un poisson. Et ce n’était, évidemment, pas non plus un hybride. Ça alors…

Il avait bien sûr entendu parler, et pas qu’un peu, de la nymphe qui marchait avec le clan en ce moment. Apparemment elle voyageait avec deux enfants. Et en plus de ceux-là, le clan accueillait aussi une dizaine d’elfes. Rien de bien exceptionnel. Mais une nymphe dans la Plaine, ça, c’était du jamais-vu. D’ailleurs, Atkos ne l’avait jamais vue, parce qu’il n’avait pas tellement cherché à la voir. De toute manière, Rouh qui l’avait aperçue leur avait déjà fait la description détaillée. Atkos se souvenait d’ailleurs l’avoir sérieusement soupçonnée d’exagérer sur la pâleur de la nymphe et la longueur de ses oreilles.

− C’est elle, lui souffla Brag avec des frissons d’excitation dans la voix.

Oui, ça ne faisait plus aucun doute. La jeune fille passa lentement en dessous d’eux, nageant maintenant tout près de la surface. Son corps ondulait sous l’eau, à peine caché par les vêtements violets qui flottaient autour d’elle. Ses cheveux verts ressortaient sur la blancheur de sa peau.

Alors la nymphe roula sur le dos, se laissant flotter à la surface, le visage baigné de soleil. Heureusement pour eux, elle gardait les yeux clos. D’ailleurs, à flotter là comme ça, complètement immobile, elle ressemblait un peu trop à un cadavre au goût d’Atkos. C’est alors que la fille prit une grande inspiration, gonflant sa poitrine tandis qu’un sourire affleurait sur ses lèvres.

Brag prit un air ravi et glissa en direction d’Atkos un regard lourd de sous-entendus. D’accord, elle était intrigante et agréable à regarder, mais enfin ce n’était quand même pas très poli de l’observer comme ça, cachés dans un arbre. Sachant pertinemment qu’il ne rallierait jamais Brag à cet avis, Atkos se contenta de quitter la branche et s’éloigna du lac à grands coups d’ailes tranquilles. Il atterrit en souplesse à la lisière Est du camp, bien décidé à trouver un endroit ombragé où dormir.

Il ne s’était pas beaucoup enfoncé dans le campement quand un son familier le fit s’arrêter. Il connaissait ce bruit, mais qu’est-ce qu’il signifiait, impossible de mettre le doigt dessus. Le grincement se mua bientôt en un véritable fracas de bois brisé et de tissu déchiré. Une tente qui s’effondrait !

Ce genre d’accident n’était pas si fréquent, mais tout le monde en avait déjà été témoin. Atkos se dirigea sans hésiter vers le bruit. On pourrait avoir besoin d’aide là-bas.

Quelques personnes le précédaient déjà. D’autres avaient seulement sorti la tête pour voir ce qu’il se passait. Arrivé sur les lieux, Atkos prit place dans le cercle qui se formait autour de la tente affaissée. Pour le moment, tout le monde chuchotait, mais personne ne bougeait.

Sous le gros tas de tissu, en revanche, on percevait clairement du mouvement et même des bruits de lutte. Il y avait au moins deux personnes là-dessous, et qui mettaient plus d’énergie à se battre qu’à tenter de sortir.  C’était de toute évidence leur querelle qui avait fait s’affaisser la tente en premier lieu. Alors que certains semblaient hésiter, malgré tout, à dégager les décombres, la plupart tournèrent les talons pour laisser ces gens régler seuls leurs différends. Atkos allait opter pour ce second choix quand un cri de douleur retentit. 

Une longue lame perça au-dehors et tout le monde recula vivement. Un râle affreux se fit entendre, figeant de stupeur toutes les personnes présentes. Est-ce que vraiment quelqu’un venait de mourir là-dessous ? Et qu’est-ce qu’une arme faisait dans cette tente ? Qui était le fou furieux responsable de tout ça ?

La toile remua, arracha des glapissements effrayés à un garçon qui disparut dans le campement. Un étrange individu, épée à la main et le visage dissimulé jusqu’aux yeux derrière une écharpe, s’extirpa finalement des débris. Même à ce moment-là, personne ne prononça un mot.

Qui aurait l’idée de se battre comme ça au beau milieu du campement ? C’était quoi ce foulard devant le visage ? Il y avait autre chose dans son attitude qui perturbait Atkos.

− Lâche ton arme, étranger !

C’était ça : cette personne n’était pas hybride. Elle se tenait sur deux pieds, n’arborait ni ailes ni queue reptilienne. En revanche, l’étranger brandissait, pointée sur eux, cette longue épée tâchée de sang.  

Derrière lui, la tente effondrée ne bougeait plus. Par tous les vents, ce fou furieux avait bel et bien tué celui qui s’y trouvait.

− Lâche ton arme, assassin ! tonna de nouveau la voix d’un faune aux poings serrés.

L’étranger masqué n’avait toujours pas bougé. Qui était-il ? Un elfe ? L’un de ceux que le clan avait accueilli ? Ou un rôdeur ? Un fugitif ?

Le faune qui avait parlé amorça soudain un mouvement dans sa direction et l’instant d’après, l’épée lui passait au travers du corps. Tout le monde se mit à hurler et courir dans tous les sens à la fois. Au milieu du chaos, Atkos entrevit l’assassin se jeter sur une autre personne, puis une autre. D’un furieux battement d’aile il s’éleva dans le ciel, hors de portée du danger.

Son cœur battait trop fort, sa respiration s’emballait. A peine en hauteur, il aperçut entre les tentes d’autres silhouettes cagoulées, arme en main. Atkos cligna des yeux pour s’assurer qu’il n’hallucinait pas, mais non. Partout il voyait les étrangers circuler avec lenteur, comme des fauves en pleine partie de chasse. Certains sortaient des tentes, d’autres y entraient. Parfois un cri se faisait entendre mais c’était tout.

Un sifflement lui vrilla l’oreille gauche. Des projectiles. Ne pas rester à découvert. Mais si ni le ciel ni les tentes n’étaient… La tente ! Les parents !

Tout en volant de droite à gauche pour ne pas faire de lui une cible facile, Atkos sonda frénétiquement le campement du regard. Là ! Il s’élança à tire d’ailes en direction de la tache orange.

En atterrissant alors qu’il n’en avait pas la place, Atkos faillit se tordre l’aile. Mais il réussit, et haletant, ouvrit grand la tente de ses parents. Oh non.

Il se précipita sur son père gisant sur le sol.

− Papa ! Regarde-moi ! Je suis là, regarde-moi !

Les yeux clairs de son père continuèrent de fixer le néant. Atkos passa une main tremblante au-dessus de la coupure profonde qui traversait sa gorge de part en part. C’était grave. Il fallait faire quelque chose ! Le soigner !

− À l’aide ! Quelqu’un ! Maman !

Sa mère ! Où était-elle ? Elle était ici avec lui, il l’avait vue ! Et maintenant ? Où était-elle partie ? Non, c’était absurde, jamais elle n’aurait abandonné son père comme ça…Elle l’aurait emmené avec elle, elle aurait trouvé un moyen de…

− Merde, Papa, ne sois pas mort…

Atkos laissa tomber sa tête sur la poitrine de son père, y colla l’oreille pour chercher le battement de son cœur. Il ne demandait pas grand-chose. Juste un son, si infime soit-il. Son père n’était pas mort. Il ne pouvait pas. Pas déjà. Pas aujourd’hui. Pas comme ça.

Que s’était-il passé ? Pourquoi ? Où avait disparu sa mère ? Par tous les vents, faites qu’elle aille bien…  Pas elle, pas elle aussi…

Il devait se lever, partir à sa recherche. Mais ses bras ne répondaient plus, restaient agrippés à son père, crispés à lui faire mal. Mais ce n’était rien, rien à côté de cette douleur dans sa poitrine, sous son crâne, partout, partout…

Qu’est-ce que… De la fumée ? Beaucoup de fumée. Des vapeurs pénétraient sournoisement dans la tente, empoisonnant déjà l’air d’une odeur piquante. Un incendie. Si la tente prenait feu avec lui à l’intérieur, il était mort. Il fallait sortir. Tout de suite.

Atkos souleva son père en grognant sous l’effort et se glissa sous son aisselle, agrippant fermement ses bras pour l’empêcher de glisser. Ses jambes tremblaient sous lui. Au poids du corps inerte de son père s’ajoutait celui de ses grandes ailes noires qui traînaient par terre. Atkos raffermit sa prise d’un mouvement d’épaule et se traîna vers la porte. Enfin il trébucha à l’extérieur de la tente.

La fumée le prit à la gorge et il fut secoué par une toux violente qui lui déchiraient les poumons. Ses jambes se dérobèrent sous lui et son père glissa sur le sol. Ses yeux le brûlaient. Il ne voyait rien, perdu dans un nuage de fumée grise. Atkos essaya de se protéger le visage derrière les bras mais ça ne servait à rien. Il pleurait, tremblait, suffoquait.

Complètement aveugle et à bout de forces, Atkos se remit debout et tituba entre les tentes en quête d’air respirable. Il se cogna, se griffa, trébucha sur des sacs, des cordages. Une forme surgit brusquement de la fumée, le percutant de plein fouet. Un Ecaille avec deux jeunes enfants dans les bras. L’homme se figea, hésita à repartir puis sans prévenir, lui fourgua l’un des gamins dans les bras. Atkos sentit le petit Ecaille s’agripper à lui, ses griffes se plantant dans sa peau.

L’homme lui montra le ciel avec insistance avant de disparaître à nouveau dans le nuage de fumée. Atkos ouvrit ses ailes, serra très fort l’enfant contre lui, et parvint par miracle à prendre son envol.

Il vola à l’aveugle en grands battements d’ailes, cherchant un air respirable sans savoir où le trouver. Soudain, Atkos sortit du nuage de fumée. Il baissa les yeux vers l’enfant qui toussait dans ses bras, puis parcourut le campement du regard.

Du haut du ciel, le garçon repéra aussitôt le point de départ de l’incendie. Le feu se propageait à vue d’œil en direction de la partie déjà enfumée du camp. Personne ne cherchait à éteindre les flammes. Les attaquants progressaient vers le nord du camp. Les précédant de peu, certains hybrides alertaient tout le monde, faisaient sortir les familles de leurs tentes qui fuyaient ensuite dans la direction opposée au feu et aux étrangers qui se rapprochaient.

En plusieurs endroits, cependant, Atkos nota la formation de groupes armés qui se préparaient à accueillir l’ennemi. Mais les étrangers semblaient de plus en plus nombreux, sortant des tentes et se faufilant le long des parois. Là où ils étaient passés, plus rien ne bougeait.

Atkos vit des centaures emmener les enfants faunes et Ecailles sur leur dos et disparaître dans la Plaine. Quant aux Ailés, petits et grands, ils parsemaient le ciel et restaient, comme Atkos, abasourdis devant l’affreux spectacle qui se déroulait en bas. Le faune ailé chercha parmi eux la silhouette noire de son grand frère, mais en vain.

Dans ses bras, l’Ecaille blotti contre son torse se mit à pleurer, secoué par de gros sanglots. Atkos devait le mettre à l’abri quelque part. Mais où ?

Il parcourut des yeux la partie sud du campement. Toutes ces tentes n’abritaient-elles plus que des cadavres ? Combien de personnes ces masqués avaient-ils égorgés sans bruit avant qu’on ne remarque leur présence ?

L’endroit toutefois, aussi sinistre fût-il, semblait plus sûr que la partie nord, où les attaquants finiraient par arriver. Mais de toute manière, songeait Atkos, si personne n’arrêtait les flammes, toute la zone serait bientôt mortelle.

Un grand cri de douleur retentit non loin, faisant sursauter Atkos qui resserra dans un spasme son étreinte autour du gamin. Le souffle court, Atkos vit un Ailé perdre dangereusement de son altitude et s’écraser sur une tente. D’autres projectiles fusèrent. Sans attendre, Atkos retourna d’un grand coup d’aile dans le nuage de fumée, à l’abri des archers.  

Il n’y avait rien à comprendre. Des étrangers aux visages masqués attaquaient le clan. Ça n’avait pas de sens. Sans les griffes du petite Ecaille qui se cramponnait à lui, Atkos aurait vraiment cru à une hallucination, un cauchemar particulièrement vivace. Mais tout était vrai. Et la seule chose sur laquelle il devait se concentrer, c’était justement ce gosse terrorisé. Il devait à tout prix le mettre en sécurité. A l’abri du feu et des épées. Mais oui, il aurait du y penser plus tôt.

Abritant de son mieux l’enfant haletant contre lui, Atkos fila le plus vite possible à travers la fumée, tout droit en direction du lac. Quand l’épais nuage gris ne fut plus assez dense pour les cacher, Atkos descendit raser les hautes herbes.

Ne pas regarder en arrière. Voler vite et bas pour ne surtout pas se faire repérer. Ne pas regarder en arrière.

La plage était déserte. Où avait disparu la foule de gens amassée là ? Non, il préférait ne pas savoir ce qui avait bien pu leur arriver.

Atkos survola le lac, en profita pour mouiller son visage et celui du petit, puis fila se percher dans un arbre au feuillage abondant, et surtout à l’opposé de la plage. Enfin, il put reprendre son souffle, détacher le gamin de lui et vérifier rapidement qu’il n’était pas blessé. Non, l’Ecaille tremblait comme une feuille, mais à part ça, tout allait bien. Il avait même arrêté de pleurer.

Atkos le fit s’asseoir à côté de lui et passa un bras dans son dos pour l’empêcher de tomber. C’est alors qu’un mouvement en-dessous d’eux lui raidit l’échine. Une forme bougeait dans les roseaux. En regardant plus attentivement, Atkos finit par discerner non pas une silhouette mais dix, vingt…une foule de personnes cachées là !

Tous se tenaient accroupis dans l’eau, immobiles et parfaitement silencieux, dissimulés par les joncs. Un peu plus loin, dans un coude que formait la rive et où le niveau de l’eau était plus profond, Atkos en distingua encore d’autres. Ceux-là se maintenaient hors de l’eau à la seule force des bras, agrippés aux racines qui trempaient dans le lac.

Depuis combien de temps étaient-ils tous cachés ici ?

Des gens se camouflaient-ils tout le long de la rive boueuse et broussailleuse du lac ? En tous cas, Atkos était presque sûr d’entrevoir d’autres personnes dans les arbres. Il n’était pas seul, un tas de gens se trouvaient exactement dans la même situation que lui. Si les assassins venaient les chercher jusqu’ici…Non, il préférait de pas penser à ce qui arriverait.

Serrant toujours dans ses bras le petit Ecaille, Atkos se força à prendre de longues et profondes respirations. Son père était mort, sans doute même incinéré à l’heure qu’il était. Quant à sa mère et son frère, ils pouvaient être n’importe où. Ce n’est pas eux qui seraient allés combattre les assaillants. Ils avaient sûrement dû fuir dans la Plaine.

Comme tous les Ailés, Atkins avait plus de chances que les autres d’échapper à l’agresseur, à condition qu’il vole bas pour éviter les flèches. Et leur mère…

Une silhouette surgit soudain au loin, courant vers le lac à en perdre haleine. Une silhouette de faune, à la peau noire comme l’ébène. Se pourrait-il que… ?

Atkos cala son protégé à califourchon près du tronc et se leva pour mieux distinguer la scène. La faune parvint en haut de la rive dégagée et la descendit en diagonale sans s’arrêter. C’était elle ! Il reconnaissait sa toison noire et son crâne rasé. C’est alors qu’une deuxième silhouette apparut derrière elle, un individu au visage dissimulé par une bande de tissu.

L’étranger, bien droit sur ses pieds, chargea une arbalète et la leva vers la fuyarde. Au moment où le carreau partit, sa mère glissa sur la pente boueuse, évitant le trait mortel. Atkos n’attendit pas plus longtemps pour voler à son secours. Jamais il n’avait mis autant de force dans chaque battement d’ailes. Il allait s’abattre sur cet homme, le percuter à toute vitesse pour le mettre à terre, lui arracher son arme des mains et… Non ! L’étranger armait à nouveau son arbalète. Allez ! Plus vite ! Il visa, tira puis leva les yeux vers Atkos qui continuait de lui fonçait dessus. L’étranger le reçut de plein fouet mais au lieu de s’écrouler comme prévu, l’envoya rouler dans la poussière. Atkos se réceptionna et à peine sur ses sabots, se jeta sur l’ennemi. 

L’autre esquiva son attaque et lui assena aussitôt un violent coup d’arbalète sous le menton. Atkos entendit ses dents s’entrechoquer, un goût de sang lui envahir la bouche. Il sentit basculer en arrière, atterrir dans de l’eau qui lui arrivait aux coudes. Son adversaire se dirigeait lentement vers lui, les yeux baissés sur son arbalète qu’il n’arrivait plus à armer.

Atkos se rappela soudain sa mère, la chercha frénétiquement du regard. Il fallait au moins qu’elle s’en sorte, qu’elle en profite pour s’enfuir.

Il vit d’abord le corps affalé, complètement inerte, puis le carreau d’arbalète encore fiché dans son dos, et enfin les tatouages qui recouvraient ce corps. Ce cadavre d’une faune qu’il ne connaissait absolument pas.

Atkos roula sur le côté et se mit à ramper. Il ne voulait pas mourir. Pas comme ça. Pas maintenant. Fuir, fuir le danger.

Le niveau de l’eau se mit à monter vite. Trop vite. Mais le bruit de l’arbalète en train d’enclencher un nouveau carreau le fit encore accélérer sa fuite. Il eut juste le temps d’inspirer une grande bouffée d’air avant de perdre pied et s’immerger totalement. A quoi tout ça rimait ? Il allait se noyer. Mourir quand même, seulement plus lentement.

Ses ailes l’attiraient vers le fond, lourdes et inutiles. Ses pattes de faune pédalaient dans l’eau, brassant de petits remous et aidant de leur mieux ses bras à remonter ce corps qui coulait comme une pierre. Atkos fatiguait déjà. L’eau était partout, opaque, si dense, oppressante. 

Quelque chose lui griffa la peau. Le tueur n’avait pas abandonné la partie. Il l’avait manqué cette fois, mais il tirerait encore, et même sans le voir, finirait par le toucher.

De l’air ! Il brassa de plus belle. Ses poumons allaient exploser, l’eau devenait de plus en plus sombre et trouble. Il ne pouvait plus. Plus la force. Plus d’air. Plus rien.

 

 

 

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Notsil
Posté le 07/06/2020
Oh, que d'action dans ce chapitre ! On était sur un rythme tout doux, on s'apprêtait naïvement à la rencontre du groupe avec Atkos (tout s'était si bien déroulé jusqu'ici :p), et paf ! L'attaque surprise des gars masqués. Bien joué ^^
Question sur les Ecailles tiens, ils ont la queue en plus ou à la place des jambes ? J'ai pas réussi à savoir.
Je pensais que le pouvoir de l'eau allait se révéler à lui dans cette situation critique ; manifestement, pas encore.
J'ai aussi cru que la 1ère faune était plutôt son amoureuse que sa mère (qui ouf est sauve pour l'instant a priori). Mignon tout plein d'ailleurs ce ptit côté énamouré chez lui :p
Bon, je compte sur Nesli ou une révélation soudaine pour le sauver :)
En détail :
"Les précédant de peu, certains hybrides alertaient tout le monde, faisaient sortir les familles de leurs tentes qui fuyaient ensuite dans la direction opposée au feu et aux étrangers qui se rapprochaient." -> je trouve qu'on a du mal à comprendre que ce sont les familles (et pas les tentes ^^) qui fuient, c'est un peu proche.
"à condition qu’il vole bas pour éviter les flèches." -> alors j'aurais pensé que bas il était autant sinon plus vulnérable, vu qu'il est facilement à portée. Sauf si en volant bas il est camouflé par les herbes / buissons ?
Hinata
Posté le 08/06/2020
Yay, cool que ça t'ait prise par surprise ! =D

Les Ecailles ont leur queue en plus des jambes, elle est dans le prolongement de leur colonne vertébrale ^^

Merci pour les relevés de phrases, je suis tout à fait d'accord avec tes remarques, je ferai les modifications ;)
_HP_
Posté le 05/06/2020
Mais.... non... NON !!!
Aktos ! J'espère que Nelsi est toujours en train de nager, et qu'elle va le sauver !

Je suis... choquée. xD Je m'attendais à tout sauf à ça ! Qui, pourquoi, comment, d'où, pouvoirs... ? Beaucoup trop de questions... Je suppose que Aktos et Fenore vont se joindre au trio, ça nous ferait les 5 Révélés, je suppose... Encore faut-il que certains révèlent leur don.
Et je cherche toujours désespérément le lien avec le prologue et le résumé, soit Murn.... Bref. Je veux des réponses xD

"Le reste du groupe ne tarda pas à faire son apparition, les faunes d’abord, suivis Ecailles, fendant la foule à grands cris avant de pénétrer dans l’eau avec des gerbes d’éclaboussures" → "suivis des Ecailles", ou "suivis par les Ecailles", non ? ^^
Hinata
Posté le 06/06/2020
Eh si.... SI. SI. (mouahah, je suis plutôt sadique dans le fond moi je crois XD)

Yeaaah je suis trop contente que tu sois choquée et surprise par la tournure des évènements * - * J'ai tellement l'impression que tout est hyper bateau et prévisible haha, c'est chouette de voir que...Bah non, pas forcément ^^ après si ya des trucs wtf ou hyper pas logiques, hésite pas à me dire hein, faut quand même que l'histoire reste vraisemblable haha

patience, mon enfant, les réponses viendront... (et si c'est pas le cas, t'auras le droit de m'engueuler et je devrais y remédier fissa ^^")

Oh, oui, petit souci dans cette phrase, merci pour le relevé !
Alice_Lath
Posté le 04/05/2020
Jle savais bien huhu, y'a tout qui s'emberlificote, mais d'où viennent ces étrangers? Est-ce qu'ils ont utilisé des pouvoirs? Et où est le groupe de Nesli? Je suis sûre que la nymphe va venir sauver Atkos de la noyade huhu, comme ça il va rejoindre leur petit groupe. À moins qu'il ne découvre qu'il est un Révélé, ça peut marcher aussi. Bon, en tout cas, c'est mes deux hypothèses pour le moment, je pars là-dessus.
Hinata
Posté le 04/05/2020
Coucouuu
Que de questions, huhu ^^ C'est choueette !
Mercii encore <3
Xendor
Posté le 06/04/2020
Oh là là, je demandais du grabuge, j'en ai eu ! Mais je ne pensais pas du tout de cette manière ! Je pensais une aventure tranquille en fait, vuq eu c'était le ton. Bon avec des histoires de jugement et tout mais pas de guerre aussi vite. Et là, sbam ! Une agression à main armée, et groupée qui plus est ! Rhaaaaaaaa ! Survivez !

Je demande ce qui va arriver à Aktos. Ces étrangers sont ... cheloux. Je dirai des hommes à première vue, mais il faudrait que je relise le début pour en être sûr. Je suis content du chapitre, j'ai hâte de lire la suite :)
Hinata
Posté le 06/04/2020
Héhé exactement XD
Ah bah je suis contente si c'est pas prévisible ^^
Bon en vrai ça fait un peu les montagnes russes niveau action/tranquillité, la courbe est pas hyper respectée XD Donc ne fais pas tout de suite une croix sur ce que le ton suggérait ^^
Merci pour ton comm !
Hâte de publier la suite ;)

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