Le soleil matinal cogne déjà fort sur les dalles blanches de la terrasse. Layla plisse un œil en sortant, son petit frère, derrière, la colle comme son ombre. Devant eux, la famille s’est réunie autour d’un déjeuner en plein air, l'odeur du thé à la menthe flotte dans l'air. Tout est impeccable, nappes brodées, assiettes assorties, verres qui brillent. Le silence n’a pas disparu, mais ici, il est masqué par le vernis des bonnes manières. De nouvelles personnes se sont ajoutées, sa tante, la sœur de sa mère, qu'elle ne s’attendait pas à voir ici. Encore moins dans cette robe, chic à la bordure des traditions, parfaitement repassée, parfaitement portée. Une femme sûre d’elle, de son rôle, de sa place. Lorsqu’elle aperçoit Layla, elle se lève d’un bond avec une expression heureuse. "Que tu es belle !" s’exclame-t-elle en l’enlaçant sans attendre, un parfum de luxe l'enveloppant. "Tu as bien grandi… Tu es devenue une vraie femme maintenant." Le rire qui suit est léger, malicieux. Trop spontané pour être calculé. Layla reste figée une seconde dans ses bras, troublée par la tendresse qu’elle y ressent. Une tendresse simple. Presque maternelle. Elle ne se rappelle plus du dernier semblable avec sa mère. Derrière sa tante, un jeune homme se tient debout, raide comme un piquet, les mains dans le dos. "Tu le reconnais ? C’est ton cousin. Vous étiez inséparables quand vous étiez petits !" Layla le dévisage. Elle cherche dans ce visage l'enfant qu’elle avait connu. De vagues souvenirs flous subsistent. Maintenant, se tient devant elle, un jeune homme, mince, bien coiffé, une montre brillante au poignet. Il garde une posture droite, un modèle d'éducation. Il lui adresse un simple signe de tête, une gêne partagée, dans leur regard évitant. Elle répond par un sourire poli, sans savoir quoi faire de ce silence nouveau. "Allez donc vous balader tous les trois !" ajoute la tante, tapotant l’épaule de son fils. "Vous devez avoir plein de choses à vous dire. Moi, j’en ai mille à dire à ma sœur." Elle les pousse presque du regard. Layla hésite un instant, puis jette un coup d’œil à sa mère. Son regard est ailleurs. Trop calme. Trop lisse. Presque satisfait. Comme si tout cela n’était qu’un arrangement en coulisses dont on lui révèle maintenant la mise en scène. Layla comprend. Ou croit comprendre. Un étrange frisson la parcourt. Mais au lieu de résister, elle décide de suivre, de jouer le jeu. Pas pour leur plaire. L'affrontement direct n'apporte rien, sa joue, encore légèrement rosâtre, en témoigne. Et peut-être, au fond, éprouver ce qu'elle croit ressentir pour Ahmad. Pour savoir si c'est réel… ou juste l'illusion du premier. Alors elle sourit. Un sourire qu’elle ne ressent pas tout à fait. Et le silence joue... "Allons-y." Ils s’éloignent, elle, son cousin, et le petit frère qui gambade devant, ravi de l’aventure. Le jardin semble s’étirer devant eux à l’infini.
Ailleurs, mais sous un même ciel, Ahmad essuie son front d’un revers de manche. Le soleil est plus haut, plus fort. Il pose la tondeuse contre le mur du garage, encore tiède de sa course à travers la pelouse. Le temps passe autrement ici. Il ne le voit pas défiler. Et pourtant, la fatigue s’installe dans ses bras, dans ses jambes. Une fatigue qui ne pèse pas. Une fatigue qui soulage. Il frotte ses paumes contre son pantalon, observe un instant l’intérieur du garage. Il soupire doucement. Il aurait dû commencer par là. Il se promet de mieux penser l’ordre des tâches la prochaine fois. Il entre, soulève une caisse, déplace une planche, remet les outils à leur place. Les clés dans le panneau, les flacons d’huile alignés, les boulons dans leurs bocaux. Il nettoie rapidement l’établi, gratte les traces noires d’un ancien bricolage. Le garage prend forme, retrouve une logique. Au-dessus de l’établi, son regard tombe sur une photo, pas encadrée, juste attachée par une punaise, un coin jauni par l'usure. Il ne l’avait pas remarquée plus tôt en entrant. Au bord d'une plage, trois visages. L’homme de la mosquée, légèrement plus jeune, debout derrière deux enfants. Le garçon, un large sourire étiré jusqu’aux oreilles, l'index et le majeur levés dans un signe de paix, ou de V pour victoire. La fille, plus grande, cheveux au vent, tente de les rattraper. On distingue à peine ses traits. Puis l’homme, il les tient tous les deux, une main sur chaque tête. Il rit, yeux plissés, bouche ouverte. Une chaleur douce, presque étouffante, serre le ventre d'Ahmad. Il fixe la photo attentivement. Il s’attarde sur le garçon, sur cette main posée sur la tête, sur ce sourire franc et ce lien qui semble si naturel. Un bref pincement au cœur surgit. Il essaie d’imaginer ce que ça fait. De grandir avec un père. Il n’a jamais eu ce genre d’image à fixer. Ni ce genre de geste à recevoir. Pendant une seconde, une toute petite, il s’imagine à la place de l’enfant. Il ne sait pas ce qui l'affecte le plus. Le manque, ou l’idée même que ce soit possible. Il regarde de nouveau la figure paternelle, une lueur mélancolique se dégage de son visage malgré son rire. Peut-être l'absence d'une épouse. Serait-il veuf ? Il se redresse soudain, presque honteux. Il n’a pas été payé pour fouiller dans la vie des autres. Il détourne les yeux, cœur lourd, et retourne au rangement avec plus d’application encore. Il veut que tout soit prêt, à sa place, qu'il n’ait plus à réfléchir où chercher. Il veut que ça avance, il se doit d'avancer... Une fois le garage rangé, il sort. Le ciel a tourné au bleu pâle, presque blanc. L’air est doux, presque tiède. Un calme rare flotte dans le jardin. Il s’assoit un instant sur les marches, laisse ses bras tomber sur ses genoux, observe les ombres qui s’allongent sur les dalles puis laisse ses yeux se perdre dans les feuillages, entre lumière et mouvement. Une brise traverse le jardin, lui rappelant l'odeur du parc avoisinant son école. Un visage. Il secoue la tête. Mais un nom s’impose, entre deux silences, comme toujours. Layla. Il ferme les yeux. Il ne veut plus penser à elle. Il essaie de ne plus penser du tout. Mais c’est elle qui revient. Pas ses mots. Pas son rire. Juste sa présence. Comme une empreinte... L'action est le meilleur remède aux réflexions persistentes. Il se lève, prend la débroussailleuse. Il attaque les bords du jardin, les contours oubliés par la tondeuse, les racines épaisses, les coins près du mur. Il avance avec soin, précis, concentré. Jusqu’à ce qu’un geste un peu brusque manque d’abîmer un rosier. Il coupe net le moteur et s’approche. Le rosier penche, fragile, comme s’il venait de se réveiller trop vite. Il est magnifique, et l'odeur qu'il dégage est enivrante. Il est d'une bonne hauteur, presque en fleur, avec des tiges fines, élégantes, et de petites épines. Ahmad se penche, tente de le redresser. Une piqûre sèche, vive lui fait retirer sa main. Une perle de sang coule le long de son doigt. Il reste figé. Il fixe la goutte rouge. Le rosier ne bouge pas. Il semble même le regarder en retour. Il repense à Layla. Pas à un moment en particulier, mais juste à elle. À cette façon qu'il a eu de se refermer. De la blesser sans le vouloir. Ou peut-être pour la protéger... se protéger. Il ferme la main, laisse la goutte rejoindre le sol, au pied du rosier. Un donner pour un rendu. Parfois, pense-t-il, la beauté blesse pour ne pas être cueillie... Il sourit, puis relance le moteur murmurant inaudiblement, trahissant sa propre promesse. Mais le vers, une fois né, ne pouvait plus être étouffé.
"Derrière la beauté, se cachait un rosier épiné,
Impossible à cueillir, malgré qu'elle opinait,
Une leçon apprise, de cette blessure inopinée,
Débroussaillant ces doutes, qui me turlupinaient."
On continue les chemins séparés d'Ahmad et Layla, même si j'ai l'espoir que cet ailleurs où se trouve Ahmad n'est pas si loin d'elle! Chacun d'eux progresse, Layla s'explore, se questionne. Ahmad continue à se dédier à son travail, agir pour ne pas penser.
La progression pour Layla est très intéressante, on sent les arrangements de l'ombre et du coup un fond d'histoire familial surprenant (écho de cette photo que regarde Ahmad) huhu
J'ai encore beaucoup aimé ma lecture, très fluide, très sensoriel.
Merci!
C'est ça, chacun progresse dans son coin, l'Acte 3 est là pour développer les personnages dans leurs mondes respectifs. J'espère que leur éloignement géographique ne sera pas trop long pour vous ;p
Mais après un Acte 2 assez mouvementé, je voulais redescendre en intensité et les faire grandir. À moi d'introduire des événements ou personnages pour que la lecture reste plaisante même si l'intrigue principale entre nos deux tourtereaux n'avance pas entre eux.
En tout cas, je te remercie encore une fois énormément pour tes retours et ton soutien. Pour ce que tu as dit et t’es abstenue de dire aussi ;)
Merci à toi avant tout 🤗
Très belle continuation !
Merci beaucoup pour ton commentaire. Toi et moi, c'est un peu comme ces deux personnages, dans une moindre mesure… qui avancent chacun de leur côté, mais n’oublient pas l’autre. 😉
Merci pour ce fil invisible que tu tisses à chaque chapitre. Très belle continuation à toi !
PS : j’espère que ce message ne semble pas trop familier ;p