15 . Le prix de la magie

Le silence dans l’aile Sud est pesant, troublé uniquement par le souffle irrégulier de Myra.

Elle est allongée, le teint cireux, les yeux clos, des bandages blancs enserrent sa taille et son bras gauche. D’autres plaies ont été nettoyées, recousues, refermées à la hâte. Des hématomes noirs tâchent sa peau, et sur sa tempe, un point de suture fragile retient la peau ouverte.

Sa respiration est trop lente, trop faible. Comme si chaque souffle était négocié.

Eugène n’a pas quitté la pièce depuis la veille. Il s’est effondré sur une chaise au petit matin, sans trouver le sommeil. Les soigneurs viennent et repartent en silence, sans le regarder. Il est assis près d’elle depuis des heures, la main posée sur le drap, à la lisière de ses doigts. Elle ne bouge pas. Pas même un frémissement.

La porte s’ouvre sans un bruit.

C’est Lior. Le jeune soldat s’avance avec hésitation, les bras le long du corps. Eugène lève à peine les yeux, encore prisonnier de ses pensées.

— C’est moi qui l’ai trouvée, dit Lior après un silence. Sur le champ de bataille.

Eugène tourna enfin la tête.

— Tu étais avec elle ?

Lior hoche la tête, les yeux sombres.

— Elle s’est effondrée au milieu du champ de bataille. Elle n’aurait même pas dû survivre à tout ça. Il y avait trop de sang, son armure était éventrée, elle respirait à peine. J’ai cru que c’en était fini pour elle.

Il marque une pause, baisse les yeux.

— C’est un miracle qu’elle ait tenu jusqu’ici. (jusqu'à être soignée ici)

Lior hésita un instant, puis sortit un objet de sa poche. Une chaînette d’argent, au bout de laquelle pendait l’amulette de Myra.

— J’ai vu son amulette quand je l’ai soulevée.

Il tourne lentement l’objet dans sa main.

— Y’avait du sang partout, des tripes, de la boue, des os cassés. Mais elle brillait, propre, intacte.

Lior leva les yeux vers Eugène.

— Même pas une éraflure, on aurait dit qu’elle sortait d’un coffre, pas d’un carnage.

Eugène se redresse légèrement, et tend la main sans dire un mot. Lior lui remet l’objet avec précaution, comme s’il avait peur de réveiller quelque chose.

La pierre centrale pulsait faiblement, comme si elle respirait. Elle semblait tiède, presque vivante.

Lior fit demi tour, et dit avant de sortir : 

— J’ai eu une drôle de sensation en la touchant. Je sais pas comment expliquer. Comme si elle me regardait.

Eugène ne dit rien, il fixe la pierre durant de longue minute, pendant que Lior quitte la pièce en silence.

C’est une certitude rampante, une conviction qu’il n'ose pas encore formuler. Elle a toujours été là, autour du cou de Myra. Présente dans chaque histoire, derrière chaque récit.

Il lève les yeux vers le visage inerte de Myra.

— C'est toi qui la tient en vie, ou c’est toi qui la tue ? Murmure-t-il.

Il quitte l’aile sud à pas feutrés, l’amulette glissée dans la poche intérieure de son manteau. Le palais est presque désert à cette heure. Seuls quelques gardes somnolents et les veilleuses vacillantes dans les couloirs accompagnent sa marche. Il ne sait pas exactement où il va, jusqu’à ce que ses pas le conduisent devant la porte du salon blanc.

La Reine ne dort jamais vraiment. Elle l’attendait peut-être déjà.

— Entre, dit-elle simplement, avant même qu’il frappe.

La salle est baignée d’une lumière laiteuse, filtrée par les rideaux tirés. Aldénor est installée dans un fauteuil près de la cheminée, un livre fermé posé sur ses genoux. Elle relève les yeux vers lui, et son regard, d’ordinaire insondable, trahit une inquiétude muette.

— Elle ne s’est toujours pas réveillée ?

Eugène secoue la tête, épuisé.

— Non. Et je crois savoir pourquoi.

Il sort l’amulette et la pose sur la table basse, entre eux. La pierre palpite faiblement, comme si elle respirait à intervalles réguliers.

— Ce truc absorbe quelque chose, Aldénor. Je l’ai toujours crue bénie, ou protégée. Mais je commence à croire que c’est l’inverse. Elle puise dans ses forces. Elle se nourrit d’elle.

Un silence.

Aldénor observe l’objet sans le toucher.

— Tu crois que c’est ce qui l’a sauvée ?

— Ou ce qui est en train de la tuer, murmure Eugène.

Un nouveau silence, plus lourd.

Puis la reine se redresse lentement.

— Il faut l’interroger.

Eugène relève les yeux, surpris.

— Qui ça ?

— Le seul qui pourrait te dire ce que cette chose est réellement. Le Gardien.

— Je croyais que tu ne voulais pas le contacter. Tu m’avais dit qu’il fallait attendre, que...

— C’était avant, coupe-t-elle doucement. Avant qu’elle ne soit à l’article de la mort. Avant que tu ne tiennes ça dans ta main en me disant qu’elle a peut-être passé un pacte sans le savoir.

Elle se lève.

Après plusieurs heures à veiller sur Myra, Eugène se décida à revenir dans sa chambre pour quelques heures de sommeil “correct”. Alors qu’il sortait de l’aile sud et qu’il traversait le long couloir menant à ses appartements, une silhouette l’attendait à l’orée des arches de la cour intérieure. Drapée dans un manteau brun, le capuchon rabattu, elle lui tourna brièvement le dos.

Mais Eugène la reconnut aussitôt.

— Vous…

Elle se retourna lentement. C’était bien elle. La femme de la taverne. Celle qui était partie avant que Myra ne finisse son histoire.

— Vous étiez là, dit Eugène. Le soir où elle a raconté la légende du Roi déchu.

La femme hocha la tête, sans sourire.

— Et c’est moi qui ai glissé le mot sous ta porte. Le Gardien t’observe/te surveille depuis longtemps.

Eugène se tut.

La femme fit un pas de côté et désigna un couloir derrière elle.

— Il est prêt à te recevoir.

Eugène hésita, son regard glissant un instant vers l’aile où dormait Myra. Puis il emboîta le pas à la silhouette.

Ils traversèrent le couloir en silence. La femme marchait avec aisance, à peine un froissement sous sa cape, comme si elle connaissait chaque pierre, chaque détour. Eugène, lui, sentait une tension étrange monter en lui. Il connaissait le château, ses ailes, ses escaliers, ses passages dérobés. Mais ce couloir, ce détour précis… il n’y était jamais passé.

Ils débouchèrent sur une petite porte que deux sentinelles laissèrent ouverte sans poser la moindre question. Dehors, la nuit était tombée sur la capitale. Les rues qu’il arpentait chaque jour semblaient… autres. Comme si quelque chose, imperceptiblement, avait changé leur texture, leur relief, leur teinte.

La femme marchait sans se retourner. Ils bifurquèrent dans un étroit passage entre deux bâtisses, passèrent sous une arche décrépite, puis débouchèrent dans un quartier qu’il ne reconnaissait pas. Les maisons étaient basses, aux toits arrondis, certaines semblaient faites de bois ancien, patiné par des siècles. Le silence régnait, étrange pour un centre urbain.

— Nous sommes encore dans la capitale ? demanda-t-il, incertain.

La femme ne répondit pas. Elle s’arrêta devant une petite maison, un peu à l’écart. Ses volets étaient clos, mais une lueur douce filtrait sous la porte.

Elle frappa une seule fois. La porte s’ouvrit sans bruit.

— Entre. Il t’attend.

Eugène franchit le seuil.

L’intérieur était modeste, une seule pièce circulaire, éclairée par des chandelles fichées dans des bras de fer. Au centre, un homme était assis. Il portait une robe grise aux plis si fins qu’elle semblait faite de brume, et ses traits, bien que paisibles, paraissaient étrangers à toute époque. Il avait les cheveux longs, presque blancs, mais son visage ne trahissait ni âge ni jeunesse.

Il leva les yeux vers Eugène. Ses pupilles étaient d’un gris liquide, mouvant.

— Tu as des questions, dit-il sans préambule. Mais tu portes les mots de celle qui réveille la mémoire du monde. Alors écoute.

Eugène resta figé. Il comprenait, soudain, que cet homme n’avait pas besoin d’introduction. Que sa présence, même silencieuse, suffisait à incarner ce qu’il était : un vestige. Une conscience ancienne.

Le Gardien.

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