La salle d’armes résonne saturée de bruits métalliques, le raclement des épées sur les meules, le choc des armures ajustées, le martèlement des bottes sur la pierre. L’air est lourd d’odeurs du cuir neuf, d’huile d’arme et de fer.
Myra traverse ce vacarme sans un mot. Les serviteurs s’écartent sur son passage, les soldats se redressent instinctivement. Une présence qui impose le silence, même quand elle n’ouvre pas la bouche.
Ses mains vont, ses yeux inspectent, ses ordres tombent, précis, clairs. Mais sous cette apparence, sous la carapace, la tension la ronge.
Ses gestes sont précis et assurés, en apparence. Sous l’armure, ses jambes sont lourdes, comme prises dans du plomb. Elle sent, à chaque pas, ce foutu décalage, à peine perceptible, entre sa volonté et son corps. Comme une mécanique qui se dérègle doucement, mais sûrement.
Elle n’en dit rien. Elle ne dira rien.
Une recrue s’approche pour lui tendre le harnais du baudrier. Trop neuf encore pour se plier facilement. L'odeur âcre du cuir tanné lui monte aux narines. Myra tend la main pour le saisir, elle sait ce qu’elle veut faire, elle voit le geste dans son esprit, mais ses doigts n’ont pas la force attendue, pas l’élan au bon moment. Ils effleurent le cuir, glissent, la prise se dérobe une fraction de seconde trop tard. Ce fichu décalage, encore. Son corps qui répond de travers, plus lent que sa volonté.
Un éclair de colère passe dans ses yeux. Elle rattrape le baudrier d’un geste sec, ajuste les sangles sans un mot. Le cuir gémit sous ses doigts tandis qu’elle fixe la boucle principale, celle qui portera sa lame, et la seconde, plus discrète, qui maintient la dague contre sa hanche.
Tiens bon, bordel.
Ce mot résonne dans sa tête comme un coup de maillet. Elle n’a pas le luxe du doute, pas celui de la faiblesse, lorsqu’une bataille les attend. Elle a vu les cartes, évalué les risques, connaît le plan en détail. Les ordres ont été donnés. Elle ne peut vaciller maintenant.
Dans un coin de la salle, elle aperçoit la Générale Viliane, penchée sur une carte grossièrement accrochée au mur. La route des [nom de route], puis Stonefrost, et enfin les reliefs boisés qui bordent le camp ennemi. Ce chef, qui a réussi à rallier tous les clans du nord. Toutes leurs tentatives de capotage d’alliance des derniers mois ont échoué, et le problème est devenu sérieux. C’est le moment parfait pour les intercepter, avant qu’ils ne parviennent jusqu'à Stonefrost.
Myra serre les poings, lève le menton, et se met en marche.
Un pas après l’autre. Jusqu’au bout.
*
Le sol tremble doucement sous les sabots impatients. Un grondement sourd, régulier, comme le battement d’un cœur collectif qui attend le signal. L’air est lourd, chargé de poussière et de l’odeur de terre piétinée.
Myra chevauche en tête, les Fils de Cendre s’étirent derrière elle, rang serré, l’armure mate sous la lumière pâle du matin. A sa droite, Kardam, le regard d’acier rivé sur la ligne ennemie. Les bannières claquent au vent. L’armée royale se déploie en arc, comme une mâchoire prête à refermer ses crocs.
Devant eux, la vallée s’ouvre, large, érodée par les siècles. Et en bas, l’ennemi. Une masse sombre, désordonnée mais immense. Des lances dressées, des étendards inconnus, des gueules haineuses.
Ils ont le nombre. Nous, le reste.
Myra abaisse son casque. Un simple geste, instinctif. Le métal cogne contre sa tempe, son souffle s’aligne sur celui de sa monture. Elle sent le cuir de son gant crisser sur la garde de son épée.
Autour d’elle, les Fils de Cendre sont silencieux. Le calme avant la tempête, un moment suspendu avant… Le Cri.
Elle l’arrache à sa gorge, brut, rauque, et les sabots s’élancent. La terre explose sous eux. En face, la marée noire s’ébranle à son tour. Deux flots se jettent l’un contre l’autre, dans la poussière soulevée par les chevaux, les bannières qui s’effilochent dans le vent.
Le premier choc est titanesque.
Le fracas des lances qui se brisent, le claquement des boucliers qui volent en éclats, le métal qui mord la chair. Les lignes se heurtent, se brisent, se mêlent, les corps s’arrachent des selles.
Myra encaisse l’impact, les dents serrées. Sa lame se lève, tranche net une épaule qui s'effondre dans le chaos. Son cheval, pris dans une bourrasque de la mêlée, se cabre sous un coup de lance mal placé. Elle accompagne le mouvement, rétablit sa monture et pivote sur sa selle. Elle pare une hache qui veut lui fendre la cuisse. Elle bloque, dévie, riposte.
Elle n’a plus le temps de réfléchir.
Un cavalier lui fonce dessus, gueule déformée par la rage. Myra se baisse, la lame fend l’air et trouve la gorge. Le sang jaillit, chaud, poisseux, son bras vibre jusqu’à l’épaule. Déjà un autre, à gauche. Trop près, elle plonge son épée dans un flanc, retire d’un mouvement sec.
Tout n’est que tumulte, de poussière qui colle à la peau, et le goût métallique du sang et de la peur.
La première heure n’est que ballet sanglant. Autour d’elle, les Fils de Cendre manœuvre comme un seul corps, s’ouvrent un chemin dans la mêlée, silhouettes fulgurantes et disciplinées. Elle les distingue à peine entre les tourbillons de poussière, mais elle les sent, présents, fidèles.
Dans un instant suspendu, elle aperçoit une ouverture, une brèche. Elle crie un ordre, deux Fils la suivent sans hésiter, s’enfoncent avec elle dans la faille entre les lignes adverses. Une hache fend l’air, elle pare, riposte à l’épaule. Du sang éclabousse son plastron sombre et ruisselle entre les plaques.
Elle s’avance encore, fend, tranche, respire.
Encore.
Mais quelque chose cloche. Ce n’est pas la tactique : elle est impeccable. Ce n’est pas l’ennemi : il est nombreux certes, mais désorganisé.
Une fatigue anormale s’insinue dans son bras, comme un poids invisible qui alourdit chaque geste. Son épée pèse trop lourd dans sa main, sa poigne se referme un peu plus fort sur sa garde, jusqu'à sentir ses jointures blanchir. Le vacarme du champ de bataille sature son esprit, un bourdonnement continu qui brouille ses réflexes.
Ses jambes répondent avec un infime temps de retard, son souffle est court, brûlant. Une sensation rampante s’installe dans son ventre, comme un gouffre qui s’ouvre lentement. Elle enchaîne les coups comme elle peut, se force à hurler un ordre, à galvaniser ses hommes. Un instant, ça fonctionne. Les Fils de Cendre la couvrent, la suivent comme toujours. Elle tient bon.
Mais quelque part au fond d’elle, une alarme commence à clignoter.
La cadence la broie, chaque geste lui coûte. Un éclair de douleur lui traverse la poitrine après une parade trop violente.
Une brûlure aiguë sous les côtes, comme si quelque chose cédait en elle. Une lance ennemie frôle son flanc, éraflant sa peau. Mais la suivante la heurte entre les côtes et la hanche, lui arrachant un lambeau de chair, dans un choc brutal qui la désarçonne.
Elle tombe de son cheval, roule sur le sol. La terre la cueille avec violence. Son épaule droite craque contre une pierre dissimulée dans la boue, l’air est chassé de ses poumons. Sa tête heurte la terre meuble, une lumière blanche explose dans son crâne, aveuglante. Elle n'entend plus que le bourdonnement de son propre sang.
Autour d’elle, le chaos.
Des sabots martèlent la boue, des cris déchirent l’air. Des corps tombent, le fer mord la chair tout autour d’elle, le tumulte l’engloutit.
Elle rampe d’une main enfoncée dans la terre détrempée. Elle tente de se relever, un genou, puis l’autre. Chaque geste est un combat. Ses bras tremblent si fort qu’ils en deviennent inutiles. Son souffle est un râle, rauque, déchiré. Elle sent du sang chaud couler le long de ses côtes. Chaque respiration est un supplice.
Le champ de bataille tourne autour d’elle comme un maelstrom.
Soudain, un hurlement fend l’air. Elle relève les yeux, hagarde, juste à temps pour voir une hache fondre sur elle. Elle roule, maladroite, son épée glisse de ses doigts. Un genou à terre, elle lève son bras gauche pour se protéger. La hache frappe. Le choc est inhumain.
Une douleur fulgurante irradie son bras, jusqu’à la moelle. Elle sent l’os vibrer, se fendre peut-être. Elle hurle à plein poumons. un cri qui n’a plus rien d’héroïque.
Elle tente de se relever pour contre-attaquer, mais son corps vacille, et tombe à genoux de nouveau.
Un cavalier la charge, elle roule à temps, le fer la frôle. Elle lève son mauvais bras pour se protéger. Le choc fait craquer l’os à nouveau, net, implacable.
Le ciel bascule, le bruit devient vague. Autour d’elle, le chaos se déforme pour devenir un grondement lointain.
Et alors, les ennemis autour la sentent affaiblie, et la voient isolée. Ils se resserrent comme des vautours, une dizaine d’hommes foncent sur elle. Elle se redresse, et dans un souffle, abat un homme d’un coup de dague rageur. Sa main retrouve sa lame dans la boue dans la foulée. Son bras hurle de douleur, son poumon se déchire. L’homme s’effondre, mais une autre lame siffle.
Elle esquisse un mouvement, mais sa vision se brouille. Une entaille mord sa cuisse droite, une autre sur son épaule droite. Ses jambes flanchent, elle recule d’un pas, puis d’un autre, trébuche.
Une nouvelle lame s’abat, elle esquive trop lentement, et chute à nouveau en arrière. Un genou s’écrase sur sa poitrine, elle veut hurler mais n’a plus d’air. Le sabre s’élève au-dessus d’elle.
Un instant, elle croit que c’est fini. Que c’est là, dans la boue, que la Grande Commandante va périr.
Et puis, un rugissement déchire la mêlée. Ce n’est plus son sang qui coule. Une hallebarde jaillit, et tranche la tête de son assaillant d’un coup net. Le corps s’effondre, sa tête roule dans la boue. Et derrière lui, Kardam apparaît, le souffle court, sa hallebarde rouge au poing.
Une main l’agrippe par derrière et la relève brutalement, un soldat de son camp, le visage couvert de suie et de sang à moitié séché.
Puis des Fils de Cendre surgissent.
— On vous sort de là ! Tenez bon, Commandante, dit l’un d’entre eux.
Elle est hissée en arrière, des bras puissants la soulèvent, des lames la protègent. Ils forment un rempart autour d’elle, et hurlent pour couvrir sa chute.
Elle veut protester, dire qu’elle peut encore se battre, mais aucun son ne sort.
Son champ de vision se réduit alors qu’elle sent les vibrations du sol sous elle, le goût du fer dans sa bouche, le froid qui rampe le long de son dos. Le monde se brouille, et tout devient sourd. Elle glisse, elle lâche prise et …
*
… le feu crépite doucement dans l’âtre, réchauffant à peine le salon blanc de la Reine. Les tentures ont été tirées, comme pour étouffer les échos de la bataille, pourtant lointaine.
Eugène fait les cent pas, encore et encore, incapable de rester en place.
— Eugène, arrête, dit Aldénor d’une voix douce mais ferme
Assise sur l’un des grands fauteuils aux coussins d’ivoire, la posture aussi impeccable que son calme apparent. Elle verse du thé dans deux tasses, la porcelaine fine résonne d’un tintement discret.
Le silence est ouaté, presque irréel, comme si le monde retenait son souffle.
Eugène ne répond pas tout de suite. Il jette un œil vers la pendule, les aiguilles semblent immobiles, figée dans cette attente insoutenable. Il inspire, expire, puis détourne les yeux et s’approche des fauteuils blanc.
— Tu crois qu’ils ont déjà atteint le front ? souffle Eugène sans vraiment attendre de réponse.
— C’est trop tôt pour avoir des nouvelles, tu le sais.
Il hoche la tête. Un nœud lui serre la poitrine, un poids qu’il n’arrive pas à déloger.
Aldénor lui tend une tasse. Il la prend machinalement, sans la chaleur contre ses doigts, sans vraiment la sentir.
— Tu es inquiet pour elle. Mais Myra a vécu pire. Il n’y a aucune raison pour qu'aujourd'hui se passe différemment des autres fois.
Eugène se fige, les épaules tendues. Il aimerait y croire, mais une chose en lui grince et refuse de se taire.
— Justement, si…
Il relève les yeux vers elle, avec ce regard qu’il ne parvient plus à masquer.
— Elle était déjà épuisée avant même de partir. Et maintenant, là-bas… Il se passe une main sur son visage. Je n’aurais jamais dû la laisser partir.
Aldénor repose doucement sa tasse.
— Elle n’est pas seule, Kardam et les Fils de Cendre sont avec elle. Et mon cher Eugène, qu'aurais-tu bien pu changer ?..
Il ouvrit la bouche, mais rien ne vint, parce qu’elle avait raison. Et pourtant…
Puis, le bruit de pas précipités dans le couloir. Des voix étouffées.
La porte s'ouvre brusquement. Kardam entre, couvert de boue séchée et ensanglanté, l’épaule barrée d’un pansement sommaire. Il se tient droit, mais son visage est grave.
Aldénor se lève aussitôt. Eugène lit la nouvelle avant qu’il ne prononce un mot. Il sent son cœur rater un battement.
— Elle va bien ? lâche-t-il avant même que Kardam n’ait ouvert la bouche.
Un hochement de tête, lent.
— Elle est en vie, mais de peu. Elle a été blessée. Salement. On l’a ramenée de justesse, elle ne s’est pas encore réveillée, et on ignore si...
Le silence retombe comme un coup de massue.
Kardam échange un regard bref avec Aldénor. Rien n’est dit, mais l’inquiétude circule entre eux. Une tension dans la mâchoire de la Reine, un clignement trop long dans les yeux du Roi.
— Elle va tenir, ajoute Kardam, comme pour se convaincre.
Sa voix est grave, râpeuse, brisée par les heures de combat
— Elle doit tenir.
Eugène sent le monde tanguer sous ses pieds. Le poids de la tasse dans ses mains lui revient soudain, brûlant.
— Où est-elle ?
— Sous surveillance. L’unité médicale de campagne a été rapatriée dans l’aile sud. Les meilleurs soigneurs sont à son chevet.
Déjà, Eugène traverse le salon à grandes enjambées, le souffle court, et disparaît dans le couloir.