Je ne savais dire combien de temps je restai ainsi. Mes larmes avaient fini par se tarir. Je tentais de calmer ma respiration, comme je l’avais vu faire si souvent lors de ses séances d’hypnoses intempestives. Je détestais qu’il puisse avoir un tel pouvoir sur moi comme sur les autres. Je me répétais que je devais être calme et patiente. Je soufflais profondément malgré la peur qui enserrait toujours mon cœur. « Calme. Je ne suis plus une enfant, je n’ai pas peur du noir…Je n’ai pas peur de lui. Je REFUSE d’avoir peur de lui ! » A dire vrai, je connaissais l’issue du voyage. Il souhaitait me faire juger par le conseil, c’était ses derniers mots. Il me ramènerait donc au palais. Tout cela n’était qu’une question de temps, de perspective.
Le silence était néanmoins assourdissant. Je sursautais parfois des bruits de mon propre corps : un craquement d’os, un battement de cœur, un râle dans ma respiration…Je me figeai alors, alerte, bloquant le moindre souffle pour tenter d’identifier avec terreur d’où venait le bruit. Puis finissant par comprendre que j’en étais la source, je poussais une longue expiration prudente et contrôlée de soulagement.
Ma plus grande crainte était de ne pas être seule. Qu’il puisse y avoir tapis dans l’ombre, de quelconques esprits ou monstres de son invention. Et pour être honnête, il est vraisemblable que même la présence d’un insecte aurait pu me faire mourir de terreur. Il en était capable, il était capable de me « punir », il me l’avait également dit : « Il me déteste » pensais-je avec un pincement au cœur.
La fatigue me gagnait mais la tension était trop forte, je résistais au sommeil, ma vigilance était ma porte de salut pour ne pas sombrer dans la panique pure. Mon esprit oscillait entre colère, désespoir et résignation. Le sol était mon seul repère tangible, aussi je restais accroupie, les bras autour des genoux, laissant à ma peau le moins de prise possible sur l’extérieur. Si j’avais pu entrer en moi-même je l’aurais fait volontiers, que ce soit pour éviter les contacts hostiles ou limiter la morsure du froid.
Des images du passé, innombrables, bienvenues comme inopportunes surgissait dans mon esprit. Saad et moi courant dans les couloirs du palais après avoir collé le grimoire du Grand Chambellan à son bureau…Nos mains, l’une dans l’autre, quand repus de fraises des bois nous restions allongés dans les jacinthes bleues à regarder le ciel à travers la cime des arbres… Les yeux implorants de ma mère, murmurant le prénom de ma sœur en un dernier souffle quand la mort est venue l’emporter. Les bras et le sein toujours réconfortant de Régine, ma nourrice.
Et puis, un regard que j’avais oublié…Le regard de cette vieille femme, ce jour-là, quand j’étais venue à elle…Ce jour où tout a changé. Je n’y avais jamais repensé…Je n’en avais parlé à personne, quoique que personne ne m’avait sollicité de quelque chose que ce soit dans cette affaire. J’étais et je restais accessoire. Néanmoins, cette vieille femme, ce jour-là, elle avait porté sur moi un regard étrange…D’autant plus étrange que jamais je n’en avais reçu de semblable. Elle m’avait offert un amour infini l’espace d’un regard, d’une générosité telle qu'il m’avait bouleversée. Était-ce de la pitié ? Se moquait-elle de moi ? Se réjouissait-elle de mon malheur à venir ? Non, mon cœur me disait que non. D’une certaine manière, étrange, j’avais confiance en elle, en son dessein. Je frissonnais ! Comment pouvais-je avoir de telles pensées ? Je savais reconnaître les amis des ennemis ! Et cette vieille folle avait été la cause de bien de mes malheurs. Non ! C’était cette noirceur, cet air glacial, cet endroit m’obscurcissait l’esprit !
Et puis Saad…Saad, voyait-il réellement un ennemi en moi ? J’avais encore du mal à le croire. Comment avait-il osé me retenir ici !? Croyait-il vraiment que j’étais un usurpateur qui cherchait à le tromper ou à tromper la couronne ? Ou voulait-il seulement me punir…ou alors se débarrasser de moi ? Objectivement, il avait milles raisons de souhaiter ne plus m’avoir dans les pattes…Et ne lui en donnais-je pas, chaque jour, une nouvelle ? Non. Le fait est que j’avais utilisé de la magie, par deux fois, involontairement certes, mais cela ne faisait plus aucun doute qu’elle venait de moi. Comment cela était possible ? Je l’ignorais. Toujours est-il que je l’avais ressentie, j’avais senti le flux monter du plus profond de mes entrailles pour exploser au contact de l’air, exactement comme je l’aurais souhaité pour me libérer. En tant que princesse, lui aurais-je demandé de réagir autrement si ce n’était pas de moi qu’il s’agissait ? Non. Non, à part ce baiser en tout point déraisonnable, il avait agi comme il le devait en tant que Grand Mage. Une sensation étrange m’envahit, je relevais la tête scrutant silencieuse l’obscurité profonde. Ce que j’avais craint…il y avait quelque chose, je ne l’identifiais pas, mais je la sentais, elle était là, à quelques pas, elle m’observait en silence. Un seau de terreur glacée se versa sur moi, me laissant transi, le souffle coupé.
*
Les limbes d’Oro sont décidément ses prisons préférées, se disait-il en marchant. Elles permettaient de transporter un prisonnier sans bruit, sans contrainte, en toute discrétion. Il avait pris la bonne décision. Il tentait de s’en persuader, ce qu’il faisait, était juste. Ce malaise au creux de son estomac n’était que le signe de la confusion créé par cette personne et de son pouvoir malfaisant. Le comportement étrange de la princesse, ce soudain attachement à son égard et les tentatives de séduction étaient sommes toutes assez surprenantes de la part d’Iliana. Mais la prophétie avait pu mettre dans son esprit naïf quelques idées romantiques absurdes…Par ailleurs, jamais cette dernière n’aurait quitté ainsi le palais, ne serait-ce que pour une raison très simple : on ne le lui aurait pas permis ! Et ces pouvoirs maintenant ! Non, cela ne pouvait être qu’un usurpateur. La princesse était en ce moment même tranquillement au palais à peindre des fleurs ou à choisir sur portrait le prince des contrées voisines qui siérait le mieux à son teint pour le prochain bal. Si elle pouvait trouver un époux rapidement, il n’en serait que plus soulagé. Les autres mages n’avaient pas donné l’alerte. Et bien qu’il leur eût demandé de ne pas être contacté, la disparition de la princesse aurait été un motif légitime de rappel au palais, comme cela avait été le cas lors de l’incident avec la vieille sorcière.
En même temps, pensait-il, il valait mieux que ce soit un usurpateur car l’expérience des limbes d’oro pouvait faire perdre la tête au plus sage des sages. Cette capsule temporelle avait été conçue pour invoquer le néant…Dans les limbes d’oro, pas de vie, pas de bruit à part sa propre respiration et les battements de son propre cœur, pas de lumière, pas d’espoir auquel se rattacher…Juste ses propres peurs et l’esprit fait le reste…Peut-être était-ce un peu disproportionné, éventuellement. Qui que soit cette femme, il était évident qu’elle avait été choisie pour sa ressemblance avec la princesse…Elle ne maîtrisait pas la magie. Les sorts allaient au gré de ses émotions…Il avait connu cela plus jeune. C’est d’ailleurs ce qui fait des jeunes magiciens, les plus dangereux ! On le surveillait donc. Il avait eu conscience après la prophétie qu’il allait malheureusement être un peu trop le centre de l’attention, mais de là à être suivi ? D’ailleurs, ils les sentaient, ils étaient là depuis plusieurs jours et désormais que l’usurpateur était en lieu sûr, il ressentait cette présence encore plus fortement.
La nuit tombait et il était encore à plusieurs heures de marche de sa prochaine étape : le lac gelé d’Orguenze au cœur des montagnes noires. Bien qu’il sentît en lui l’impatience de cette rencontre, son flux magique vibrait par anticipation, il avait besoin de se reposer. Les derniers jours avaient été intenses et incontrôlables. Il sourit en repensant à la nuit précédente, il n’avait pu être complètement rassasié de Sophia qui devant sa fougue avait fini par déclarer forfait au petit matin. Le souvenir de sa peau douce voilée de sueur, de ses lèvres pulpeuses sur sa peau et de la chaleur de ses cuisses…Il s’arrêta, ferma les yeux et pris 3 profondes respirations. Ouvrant les yeux, il fronça les sourcils.
Ils les devinaient dans l’obscurité, ils étaient 7 ou 8, leurs yeux jaunes brillaient au travers des fourrés…Des loups…Les loups n’attaquent pas les mages, ils ressentent la magie et ne prendraient pas ce risque.
Remarquant qu’ils étaient observés à leur tour, ils cessèrent leur va et vient pour s’immobiliser. Un loup gris immense sorti alors de l’obscurité et s’avança vers lui. Saad le scruta avec intensité, lui faisant face sans animosité aucune. Le loup s’assit alors à quelques mètres de lui, levant la tête pour plonger ses yeux jaunes brillant dans ceux du mage.
« Il est rare que les loups aient besoin des mages » s’exclama Saad en posant un genou à terre afin d’être à la hauteur de l’animal. « Que puis-je faire pour vous aider ? »
Une voix métallique et profonde s’éleva alors.
« Vous le savez déjà…Vous devez la libérer » répondit le loup.
Banco ! Ils étaient là pour elle, comme cela avait été le cas après l’épisode désastreux du pont. « Quel est le lien entre cette jeune femme et votre race ? » demanda Saad.
« C’est notre reine comme la vôtre » reprit la voix métallique.
Reine ? Pourquoi utilisait-il ce mot ?
« Cette personne vous a donc trompé autant que moi. Ce n’est pas la princesse, c’est une usurpatrice, et je dois trouver pour le compte de qui elle agit » répondit Saad calmement.
« Les loups ne se trompent pas, nous voyons l’énergie. Nous avons vu que vous n’êtes pas n’importe quel mage…Comme nous voyons qu’elle n’est pas uniquement la fille du Roi d’Hasgord » Saad restait impassible, ce n’était pas suffisant, il devait en savoir plus.
« Libérez-là » grogna alors le loup qui se releva prestement adoptant une position plus agressive. Plusieurs voix métalliques provenant de la meute vinrent répéter en écho ces simples mots, et une vibration irréelle et sourde commença à s’élever autour d’eux. Saad resta impavide, il s’étonna néanmoins que les loups puissent être prêt à prendre des risques pour cette femme.
« Dites m’en plus… » prononça Saad d’une voix ferme.
« Libérez-la, si vous ne pouvez lui assurer protection, laissez-nous le faire »
Saad restait silencieux. La tournure des événements était intéressante.
« Que savez-vous de ses desseins ? » interrogea-t-il, toujours calmement accroupi à dévisager le loup gris qui lui faisait face, les babines retroussées sur ses canines luisantes, de plus en plus menaçant.
« Nous savons que ce qui se doit d’arriver, arrivera tôt ou tard. Le chemin est tracé et la prophétie en œuvre. » grogna le loup. Saad ne put réprimer un mouvement de surprise. Prophétie...encore ?
Le loup se lécha les babines avant d’ajouter : « Quittez ce chemin si vous ne voulez pas y prendre part mais laisser à l’univers sa force… »
« …De quelle prophétie parlez-vous ? Dites-moi ce que vous savez ! Je ne peux libérer un ennemi de la couronne sans bonne raison ! » s’exclama Saad avec plus d’empressement qu’il ne l’aurait souhaité. La pensée furtive d’Iliana, la vraie, coincée dans les limbres d’Oro traversa son esprit et vint transformer la sensation de malaise qui ne l’avait pas quitté en sentiment d’urgence.
« C’est votre reine qui est prisonnière, votre souverain ne vous applaudira pas pour cela ! » retorqua la voix métallique. Et le loup sentant qu’il avait gagné se rassit calmement tandis que Saad se levait, tendu, la mine sombre. Il ne comprenait pas, il lui manquait plusieurs pièces au puzzle. Se pouvait-il qu’il s’agisse bien de la princesse ? Capable de magie ? Il resta ainsi indécis plusieurs minutes à dévisager le loup gris, les points sérés.
Il poussa un profond soupir, ferma les yeux quelques secondes et décida que la détermination des loups était une indication suffisante de son erreur. Il prononça alors l’incantation et la jeune femme apparut recroquevillée sur elle-même. Il resta interdit, le cœur serré bien malgré lui devant la silhouette tremblante. Son corps, son flux magique, son cœur la reconnaissait. Il voulut la prendre dans ses bras mais déjà les loups qui n’avaient cessé d’hurler leur litanie étrange s’approchaient pour s’allonger auprès d’elle afin de la réchauffer.
« Nous veillerons sur elle, vous pouvez continuer votre voyage » dit le grand loup à Saad.
« Si cette personne est bien la princesse, ce dont je doute, il convient de la ramener au palais immédiatement » retorqua le mage, soudain agacé.
« La prophétie est en route…Elle doit aller au nord ». répondit le loup, sûr de lui.
« Alors laissez-moi l’y escorter » retorqua Saad qui sentait la colère monter.
« C’est votre rôle de le faire, effectivement… » répondit le loup calmement en léchant le pelage sur son flanc.
« C’est ce que dit la prophétie ? » demanda Saad de plus en plus interloqué. Le loup se releva et s’avançant à son tour vers la jeune femme, il s’allongea à ses pieds avant de prononcer :
« Oui »
*
« Saad! Saad! Sortez-moi d’ici ! » hurlais-je la voix cassée d’avoir trop crié et pleuré en vain. La chose s’approchait et il ne m’était désormais plus possible de raisonner ou de me calmer. Je n'étais que panique.
« Il ne t’entend pas…» s’éleva une voix derrière moi. Je me retournais immédiatement. Je restais interdite. Une silhouette auréolée d’une lumière bleue me dévisageait, un sourire radieux aux lèvres. Mes yeux jusque-là habitués à l’obscurité totale eurent du mal à faire le focus, presque aveuglés par tant de clarté. Mais après quelques secondes, je la reconnus…Cette jeune femme…
« Vous…vous êtes moi?!!! » murmurais-je difficilement en tremblant de la tête aux pieds.
« Oui, je suis toi » me répondit-elle d’une voix enjouée et en me regardant avec un regard appuyé. Puis petit à petit son visage se déforma en une grimace monstrueuse qui m’arracha un cri silencieux. «…la partie noire en toi ! Et ensemble, nous allons les massacrer ! » ajouta-elle alors d'un hurlement strident. Je la regardais horrifiée, ses yeux affreux devinrent alors jaunes et elle ouvrit une bouche immense qui en se déformant m’aspira. « Nooon ! »
« Nooon !» m’écrivais-je en me redressant haletante, dans ce qui semblait être un lit. Saad se redressa immédiatement de la natte sur laquelle il était allongé, avant qu’il n’ait pu dire un mot, j’aperçu les yeux jaunes m’observer en s’approchant. J’allais hurler mais Saad sauta sur le lit tel un félin et mis une main sur la bouche.
*
« Chuuuuh..., il ne vous veut pas de mal. Nous sommes 3 désormais, Iliana, je vous présente, Lorens, votre loup. » chuchota-t-il à mon oreille. Je le regardais interdite. Il regardait l’animal qui grognait, avec un sourire.
« C’est contre moi qu’il en a. Il me surveille…afin qu’il ne me prenne plus l’idée saugrenue de vous faire du mal. » ajouta-t-il avec un sourire chaleureux et navré.
Je le regardais incrédule. Puis arrachant sa main de ma bouche, je l’attrapais contre moi avec force. Il eut un mouvement de recul tandis que le loup se mit à grogner de plus belle, et mes larmes de couler contre son épaule nue. Je n’arrivais pas à me calmer, j’étais immonde, tout ça était immonde, comment j’avais pu espérer qu’on puisse m’aimer ? Pourquoi fallait-il que j’aie ses pouvoirs ? Qu’allait-je devenir ?