Chapitre 4 : La fête du Vent
Poudre
Subor enfourcha son cheval et partit sans tarder vers le quartier Kegal, sous les regards interloqués des gardes de la tour Etho et des passants. Et beaucoup moins confiant dans sa proposition qu’il ne l’avait laissé paraître en sortant en trombe de la séance.
— Subor !
L’administrateur jeta un œil derrière lui. Un cavalier était en train de le rattraper. Sans s’arrêter, il ralentit un peu l’allure pour permettre à l’homme d'arriver à sa hauteur et finit par reconnaître le Commandant des éclaireurs.
— Qu’y a-t-il, Ilohaz ? Suis-je en état d’arrestation ?
Son interlocuteur secoua la tête.
– Pas que je sache. Officiellement, vous n’avez encore rien fait qui aille à l’encontre des décisions du Haut Conseil, même si je ne pense pas que quiconque soit dupe. De toute façon, je ne suis pas resté beaucoup plus longtemps que vous là-bas, car je voulais avoir une chance de vous intercepter avant que vous ne quittiez la ville. Je connais les abords de la forêt mieux que personne et c’est moi qui suis responsable de tout ça. Je viens avec vous.
Ils chevauchèrent au galop jusqu’au quartier Kegal, après avoir échangé une poignée de main et des regards résolus, puis firent halte devant le bâtiment de la milice, où Subor mit pied à terre. Même si, comme l’avait souligné Ilohaz, ils n’avaient encore bravé aucun interdit, l’administrateur ne voulait pas traîner. Qui savait en combien de temps le Général réussirait à convaincre Nedim de les arrêter par précaution ?
— Continuez jusqu’à ma maison, ordonna-t-il à son compagnon. Dites que je vous envoie et trouvez de quoi brûler cette foutue carcasse. En grande quantité. Je vais chercher des miliciens et nous vous rejoindrons dès que possible à l’entrepôt de blé près de la porte Nord.
Le Commandant acquiesça et s’éloigna, tandis que Subor pénétrait dans le bâtiment après avoir confié son cheval à un palefrenier qui venait d’accourir.
La milice Kegal constituait l’une des plus importantes de la Cité. Elle se chargeait essentiellement de maintenir l’ordre public, résoudre des litiges mineurs et gérer les douanes. C’était une main-d’œuvre coûteuse que les quartiers les plus pauvres ne pouvaient pas rémunérer, c’est pourquoi certains administrateurs, dont Subor et sa femme, assuraient également la sécurité de leurs vassaux.
Huit paires d’yeux se tournèrent vers Subor quand il débarqua tel un coup de vent dans la pièce principale. Dès qu’ils le reconnurent, les miliciens se redressèrent, désireux de répondre à ses ordres. Il ne sélectionnerait que des volontaires, bien sûr, mais ces hommes vivaient dans son quartier depuis leur naissance, le considéraient comme leur supérieur. Leur laissait-il vraiment la possibilité de refuser de participer à la mission suicide qu’il leur proposerait ?
Subor soupira. Le choix, lui, il ne l’avait pas. Il s’adressa à eux d'un ton qu'il voulait neutre, pour ne pas les influencer.
— Messieurs, je prends l’initiative, avec l’aide du Commandant des éclaireurs, de partir en forêt. Nous allons tenter de brûler les restes du mastodonte qui retient les rapaces aux abords de la vallée. Cette expédition a été désapprouvée par le Haut Conseil et rien ne garantit sa réussite. Je cherche des volontaires pour nous accompagner. Et malheureusement, le temps presse.
— Moi ! répondit précipitamment l’un des miliciens en levant le bras.
— Moi ! firent presque simultanément les sept autres.
Avec un pincement au cœur, l’administrateur les remercia tous chaleureusement, désigna les trois qui lui semblaient les plus costauds et les invita à seller leurs chevaux sur-le-champ. Il n’eut pas à patienter longtemps. Les miliciens le rejoignaient quelques instants plus tard à l’extérieur du bâtiment, longes à la main, prêts à le suivre. Ils conduisirent leurs montures quelques rues plus loin. Dans l’entrepôt, où Ilohaz les attendait, ils trouvèrent une carriole chargée de caisses contenant une poudre noire. À côté, le Commandant des éclaireurs discutait avec Lajos Volbar. Ce dernier, la bride de son cheval entre les doigts, venait visiblement d’arriver. Subor s’approcha d’eux.
— Qu’est-ce que cela signifie ? demanda-t-il, méfiant.
— Lajos m'a retrouvé chez vous. Il nous offre son soutien.
— Si vous souhaitez mener à bien votre mission, de l’alcool ne suffira pas, expliqua l’intéressé devant le regard étonné de l’administrateur Kegal. Il ne pourra pas pénétrer dans la carcasse, le feu ne sera que superficiel. Et puis de toute façon, essayer de faire brûler des monstres pareils… !
Il secoua la tête d’un air dédaigneux et reprit.
— La poudre fulminante, en revanche, vous donnera de bien meilleurs résultats.
Le ton supérieur de son interlocuteur agaça Subor, mais il devait reconnaître que celui-ci n’avait pas tort. Ce que leur offrait Lajos était un mélange de charbon et de divers composés récupérés dans les grottes qui entouraient la vallée. Subor n’en connaissait pas la composition exacte, secret bien gardé des artisans qui la fabriquaient, mais il savait que le quartier Volbar en produisait en grande quantité. Habituellement utilisée pour réaliser des spectacles explosifs lors des festivités de la ville, elle n’avait en réalité rien d’un jeu. Manifestement, Lajos avait amené jusqu’ici les réserves qui auraient dû servir pendant la fête du Vent.
Ilohaz non plus n’avait pas chômé : il leur tendit à chacun un sac pour y transvaser la poudre. Ces bagages, d’ordinaire employés par les agriculteurs pour la récolte du grain, étaient adaptés au port de charges lourdes et volumineuses. Ils devraient les porter sur le dos, sur une distance plus longue que celle pour laquelle ils étaient conçus, mais ce serait toujours plus discret et pratique au milieu de la forêt qu’un chariot tiré par des chevaux. Le Commandant des éclaireurs leur distribua également des besaces à mettre en bandoulière. Chacune contenait plusieurs torches, des mèches, des chiffons, des silex, de l’huile et de l’alcool. Ils accrochèrent chacun leurs deux sacs à l’arrière de leurs selles.
— Je suppose que tu ne nous accompagnes pas ? demanda Subor à l’administrateur Volbar qui les regardait s’affairer.
— Quelqu’un doit prévenir le reste de la ville et organiser la quarantaine. Si vous détruisez leur réserve de viande, il y a des chances pour que ces créatures filent tout droit vers la Cité avant de quitter la vallée. Les habitants doivent être mis en sécurité.
Subor hocha la tête et remonta sur son cheval.
— Messieurs, allons-y. Lajos, merci, ajouta-t-il simplement.
Les deux hommes échangèrent un regard entendu puis les cinq cavaliers s’élancèrent vers la porte Nord à côté de laquelle l’entrepôt se situait.
Contrairement aux craintes de Subor, aucun garde ne les empêcha de sortir de la ville et aucun éclaireur ne se lança à leur poursuite. Ils chevauchèrent longtemps vers l’Est. Quand ils arrivèrent enfin à la lisière de la forêt, il faisait presque nuit. L’administrateur espérait qu’il était déjà suffisamment tard, que les rapaces, créatures diurnes, se couchaient en même temps que le soleil. Endormis, leur dangerosité diminuerait grandement.
Subor indiqua à ses compagnons de descendre à terre et d’attacher les montures aux pommiers qui restaient encore debout dans le verger saccagé quelques jours plus tôt par le mastodonte. Le Commandant des éclaireurs regarda Subor avec insistance, comme pour lui demander l’autorisation de diriger la suite des événements. L’administrateur acquiesça avec un haussement d’épaules. Il ne tenait pas spécialement à prendre la tête de leur groupe, d’autant plus qu’il n’était ni un soldat ni un connaisseur de la forêt.
— Nous allons chercher la carcasse en nous déplaçant le plus silencieusement possible, déclara Ilohaz en s’adressant à l’ensemble des hommes. Plus nous nous enfoncerons, moins il sera facile de respirer : gardez toujours un linge devant votre bouche, il vous permettra de filtrer une partie des poussières toxiques qui parsèment le sol. Nouez aussi du tissu autour de vos chaussures afin d’étouffer les bruits de vos pas. Je vais essayer de nous mener jusqu’à l’endroit où nous avons suivi le mastodonte l’autre jour. La dépouille ne peut pas être bien loin. Une fois là-bas, nous quadrillerons la zone. Cinquante pas tout droit, puis un quart de tour vers l’est, et ainsi de suite. En progressant ainsi, et étant donné la taille du corps, on ne devrait pas le rater.
Ses compagnons s’empressèrent d’ouvrir leurs besaces pour s’équiper.
— Et si nous croisons des bêtes ? demanda timidement un des miliciens.
Subor, concentré à attacher tant bien que mal un torchon sur ses bottes, releva la tête. Face à lui, les quatre soldats se tenaient debout. Chaussures enveloppées de tissu, bandeau noué autour du cou, ils n’attendaient plus que lui. Il resta un instant interloqué devant leur efficacité. Déjà, Ilohaz commençait à allumer des torches.
— Nous en verrons forcément, répondit ce dernier au bout d’un moment. Mais si nous avançons en silence et que nous sommes revenus ici au moment où le feu prendra, je pense que nous avons peu de chance de les réveiller.
Comme tous les soirs de début de printemps, la nuit s’était abattue rapidement, plongeant la lisière de la forêt dans une étrange obscurité. La lune et les étoiles teintaient d’une lueur bleuâtre la vallée dans leur dos.
Maintenant, Subor se souvenait de la raison pour laquelle il avait trouvé si mauvaise l’idée de Bann deux jours plus tôt. Mais devant l’indécision générale, il n’avait pas pu rester impassible sur son siège. Une quarantaine compromettrait grandement les récoltes et le bétail ; les habitants du quartier Kegal, majoritairement des agriculteurs, en souffriraient forcément. Même si les propos de son fils lui avaient paru fous et stupides, téméraires et incertains, une part de lui y avait adhéré ce soir-là. Cette part s’était amplifiée au fil du temps. Et à présent, il était trop tard pour reculer.
La gorge nouée, les cinq hommes s’enfoncèrent dans la forêt, en colonne, une main posée sur la bouche pour maintenir leur masque, une lanterne dans l’autre. Ils furent très vite engloutis par le silence et les spores toxiques disséminées à terre, qui se dispersaient dans l’air à chaque enjambée. Tous les cinquante pas environ, l’un d’eux sortait une torche de sa besace, l’allumait et la plantait par terre, pour baliser le chemin du retour. Les plus hautes branches des arbres, sur lesquelles étaient parfois perchés des rapaces, se balançaient légèrement au gré du vent. Subor comptait les pas. Il progressait lentement derrière Ilohaz qui scrutait minutieusement le sol avant d’y poser le pied. Malgré les flambeaux, l’obscurité dans laquelle ils étaient plongés les empêchait de distinguer les formes devant eux. Au bout d’une centaine de pas, Subor n’était plus du tout certain qu’ils avançaient en ligne droite, après les détours pour contourner les troncs et les ombres suspectes des bêtes couchées dans les feuilles mortes. Il ne voyait plus la lisière de la forêt, juste la lumière jaune de la dernière torche qu’ils avaient déposée à terre. Il essaya tant que possible de ne pas décélérer pour éviter d’inquiéter ses compagnons. Devant lui, Ilohaz continuait de marcher, apparemment imperturbable. Que pouvait-il bien se jouer dans sa tête, alors qu’ils suivaient les traces qui avaient mené seulement quelques jours plus tôt plusieurs de ses hommes à la mort ?
Quatre cents, quatre cent cinquante, et enfin cinq cents pas. Si loin dans la forêt, l’air était devenu vraiment irrespirable. Ils s’arrêtèrent au milieu des ténèbres pour tenter de reprendre leur souffle. Il leur restait une lanterne chacun. Ilohaz pivota d’un quart de tour vers la droite puis ils repartirent.
Subor n’avait depuis longtemps plus aucune idée de la direction à suivre pour sortir de là. Il priait pour qu’aucune des torches qui devaient les reconduire dans la vallée ne s’éteignît. Le linge qui était supposé filtrer l’air vicié de la forêt se collait à son visage à chaque aspiration, lui donnant la sensation d’étouffer. Malgré cela, un goût âcre de plantes en décomposition lui emplissait la bouche. Piégé dans cette prison obscure depuis ce qui lui semblait une éternité, la peur commençait à le gagner, lui comme tous les autres. À chaque bruissement de feuille, chaque craquement de bois, leur petit groupe se raidissait d’un bloc. Sept cents pas depuis qu’ils avaient pénétré dans ce lieu maudit. Toujours aucun signe du mastodonte, mais de plus en plus de créatures s’entassaient sur les branches et au pied des arbres. Ils se rapprochaient.
L’administrateur posa sa dernière torche à terre. Il ne restait plus que celle qu’Ilohaz brandissait devant lui pour éclairer la voie. À ce moment-là, le Commandant sembla hésiter. Subor n'avait aucun mal à imaginer ses doutes. Devaient-ils continuer, alors qu’ils s’étaient déjà enfoncés très loin dans la forêt et qu’ils ne pouvaient plus marquer le chemin du retour ? Ne valait-il pas mieux abandonner et revenir avec plus d’hommes ? Il pensa soudain à sa femme. Jamais elle ne lui pardonnerait si, en plus d’être parti en douce sans même l’avoir prévenue, il ne parvenait pas à remplir sa mission. Il serra doucement l’épaule d’Ilohaz pour l’inciter à reprendre la route.
Après avoir bifurqué vers la gauche, ils marchèrent encore cinquante pas puis changèrent à nouveau de sens. Subor n’arrivait plus à penser à rien d’autre qu’au nombre d’enjambées qui défilait dans sa tête. Huit cent treize. Huit cent quatorze. Huit cent quinze. Brusquement, Ilohaz s’arrêta devant lui. L’administrateur sursauta puis suivit des yeux la direction que son compagnon pointait du doigt. Le monstre gisait bien là, sa carcasse énorme à moitié dévorée grouillait d’insectes. Ses organes, pour ceux qui n’étaient pas éventrés, semblaient anormalement gonflés et une puanteur immonde s’échappait de l’animal. La vision lui glaça le sang. S’ils ne parvenaient pas à les chasser aujourd’hui, les rapaces pourraient se nourrir pendant encore une sizaine entière.
L’administrateur fit signe aux hommes derrière lui de s’approcher et d’encercler le mastodonte. Des volatiles dormaient à proximité, perchés dans les arbres, leurs serres acérées fermement refermées autour des branches. D’autres se recroquevillaient à terre, protégés de la toxicité du sol par leur épais plumage blanc. Comme eux, la plupart des bêtes de l’ombre possédaient un métabolisme adapté au milieu hostile dans lequel elles vivaient. La terre de la forêt, au contact d’un corps humide, en absorbait toute l’eau en moins d’une journée, et le déshydratait jusqu’à le réduire en poussière. Ce phénomène atroce avait déjà sévèrement touché des éclaireurs qui, blessés, avaient dû rentrer en ville en rampant. C’était également la raison pour laquelle les arbres se pétrifiaient : ils parvenaient à pousser malgré l’aridité du terrain et leur bois très sec leur donnait un aspect rocailleux.
Sans un bruit, Ilohaz posa sa lanterne à l’écart des sacs de poudre, qu’ils ouvrirent pour commencer à en recouvrir le monstre. Les grains anthracite s’accrochaient à ses poils, s’enfonçaient dans sa chair à vif. Subor, qui était monté au sommet du cadavre afin d’avoir une meilleure vision d’ensemble, releva la tête pour inspecter les alentours. De là-haut, l’odeur insoutenable lui arracha un haut-le-cœur. La poussière rouge éparpillée tout autour de la carcasse devait provenir de morceaux de boyaux du mastodonte que la terre avait desséchés.
Après avoir vidé leurs réserves, ils déroulèrent les cordes enduites de cire qui se trouvaient dans leurs besaces et les nouèrent entre elles pour en fabriquer une plus grande. Ils en installèrent une extrémité dans le cadavre puis la traînèrent en direction de la vallée. Elle devait leur laisser le temps de sortir de la forêt avant l’embrasement du corps, mais sa longueur n’excédait pas une trentaine de pas et ils durent rapidement s’arrêter. Les mèches comme celle-ci ne brûlaient pas très vite, toutefois il paraissait évident que cela ne suffirait pas à mettre assez de distance entre eux et les rapaces au moment où les flammes atteindraient le mastodonte. Au vu des visages sombres de ses compagnons, Subor comprit qu’ils étaient tous arrivés à la même conclusion que lui : l’un d’entre eux devrait rester en arrière pour enflammer la corde.
Il s’apprêtait à s’emparer de l’extrémité de la mèche quand l’un des hommes qui l’avaient suivi depuis le quartier Kegal, Petyr, le chef de sa milice, le devança. Subor essaya de la lui prendre des mains. C’était lui qui les avait tous entraînés dans cette folie, hors de question de laisser un autre se charger de la partie la plus dangereuse. Toi grand, moi petit, mima son compagnon. Il eut beau tenter de faire comprendre à Petyr que leurs deux vies avaient la même valeur, le milicien tint bon. Attristé et impuissant, Subor dessina au sol une flèche indiquant la direction de la première torche qui l’aiderait à regagner le chemin de la vallée. Secouant la tête avec insistance, Ilohaz l’effaça aussitôt pour en tracer une nouvelle qui pointait dans une direction différente. Les épaules de l’administrateur s’affaissèrent sous le poids de la culpabilité et de l’inutilité. Après un dernier regard vers Petyr, il finit par suivre le Commandant des éclaireurs.