16) Armistice

Mes mains continuaient de s’activer machinalement sur le violoncelle qui m’avait été confié en cours de pratique. Et bien qu’il ne soit pas d’aussi bonne qualité que le mien, je retrouvais rapidement mes repères. Ce cours était programmé trois fois par semaine par cession de deux heures. J’étais en train de jouer l’ouverture de la première suite pour violoncelle de Bach, dans le cadre des exercices imposés à chacun des élèves par le professeur, afin de juger du niveau de chacun. Après quoi il se chargerait de dispenser des cours individuels.

Cependant, je n’avais pas du tout la tête à ce que j’étais en train de faire, mes mains s’activant à travers ma mémoire réflexe, demandant un minimum d’effort à mon cerveau trop préoccupé.

J’avais finalement répondu au texto d’Améthyste, après avoir longtemps hésité, après avoir longtemps réfléchi, au cœur de la panique, à quoi lui répondre. Mais n’arrivant à rien décider de concret, je lui avais finalement répondu de manière laconique et factuelle :

« Je prends mon déjeuner. »

Il n’y avait pas plus innocent et banal comme message, alors pourquoi avais-je la sensation d’avoir fait quelque chose qui ne fallait pas ? Pourquoi ne m’avait-elle pas répondu ? Cela m’agaçait de ne pas savoir.

— Lindermark, vous accélérez un peu trop, fit remarquer le professeur.

Je l’entendais sans vraiment l’écouter, ne sachant même pas si mes mains parvinrent à faire l’effort de rester dans la cadence. J’étais trop inquiète de savoir si Améthyste avait pu prendre mon message comme une injonction à me laisser tranquille. Ce serait terrible, cela m’angoissait.

— Piano, Lindermark, déclara le professeur.

J’avais autre chose à penser. Peut-être devrais-je lui envoyer un autre message, au risque d’avoir l’air intrusive alors que je n’étais pas en position de l’être. J’aurais aimé demander conseil à Hélène, mais j’avais aussi envie de pouvoir résoudre ce problème par moi-même. J’avais envie d’en être capable. J’essayais de me rassurer en me disant que de toute manière, Améthyste serait bien obligée de me contacter pour que l’on puisse effectuer les stupides travaux pratiques que nous avait imposés Krasny. Je continuais de penser en boucle, je n’étais plus bonne à rien d’autre. Moi qui me vantais d’avoir une autodiscipline particulièrement efficace, je me trouvais bien désarmée face à la simple angoisse d’une absence de réponse ; comme une collégienne anxieuse.

Je maudissais intérieurement Améthyste pour être capable de me mettre dans un tel état. Mais c’était uniquement parce que nous nous étions séparées après une dispute dans laquelle j’étais en tort. Je n’aurais qu’à me faire pardonner, et l’angoisse disparaîtrait complètement. Je pourrais alors reprendre le cours normal de ma vie d’étudiante, accomplir cette quête aussi absurde qu’elle me paraissait vitale que de récupérer ce mystérieux objet, et puis… rien. Je n’avais aucun plan en tête malheureusement. Obtenir un nouveau visa et travailler en France peut-être ? Ou bien retourner en Angleterre, ailleurs qu’à Londres de préférence. Voire partir aux États-Unis. L’angoisse avait véritablement des effets catastrophiques sur mes émotions.

Je sursautais soudainement en sentant quelqu’un me tapoter l’épaule.

Je tournais vivement la tête et croisais le regard un peu consterné du professeur, un petit monsieur chauve, d’un certain âge, rondouillard et moustachu, avec une petite paire de lunettes rondes et un costume en tweed.

— Lindermark, dit-il en replaçant ses mains derrière son dos. Vous étiez trop distraite pour m’entendre sans doute, mais je voulais vous signaler qu’il était inutile d’interpréter l’intégralité de l’œuvre.

Autour de moi, il y eut quelques petits rires contenus, heureusement pas vraiment moqueurs.

Je rougissais légèrement en me levant de mon siège.

— Pardon Monsieur, articulais-je. Je n’étais pas concentrée, m’excusais-je en baissant la tête.

— En effet, réagit-il avec le sourire. Et malgré votre apparente distraction, vous avez interprété cette suite sans trop de problèmes, si ce n’est pour votre rubato naturel, ajouta-t-il avec une pointe d’humour.

De nouveaux rires résonnèrent, à peine moins discrets que les premiers. Ce professeur pratiquait un humour plus doux que celui de Krasny, et sa présence évoquait davantage le calme et la bonhomie. C’était très appréciable, de mon point de vue.

— Ah, oui, désolée…

— Je vous donnerais des exercices un peu plus avancés que ce que j’avais prévu pour vous à la base, m’expliqua-t-il avec le sourire

— Bien monsieur, mais, j’ai été un peu catastrophique aujourd’hui, répondis-je avec un sourire gêné, faisant glousser mes camarades.

— Oh, mais votre niveau ne m’a pas échappé pour autant, expliqua le professeur en prenant des notes sur un carnet. J’imagine que vous avez commencé très jeune avec un professeur très strict, et certainement des parents qui vous poussaient à l’excellence, analysa-t-il avec un petit sourire modeste.

— Hé bien… oui, c’est bien cela, répondis-je poliment en haussant les sourcils face à cette déduction. Vous l’avez simplement deviné ?

— Hoho, oui, j’ai l’habitude vous savez, en trente ans de métier, houlala… fit-il avec un petit geste de la main, faisant sourire les autres élèves. Très bien, nous allons passer au suivant, monsieur Bötnik, et peut-être qu’il fera encore mieux que notre chère Lindermark.

L’élève suivant s’approcha alors sans timidité vers le violoncelle, quoiqu’un peu tendu, un air déterminé sur le visage. Je connaissais bien ce genre de personne. Il semblait avoir dédié sa vie à l’étude de la musique, bien plus que je ne l’avais fait. Il en avait simplement l’allure générale.

Et lorsqu’il se mit à jouer, tandis que je regagnais mon siège, je ne pus que confirmer ce que je pensais. Sa régularité était impeccable, son doigté sans défaut et sa posture parfaite. Il ne commettait aucune erreur que mon oreille puisse percevoir, toute relative soit-elle.

C’était l’avantage de passer en deuxième, dans une file d’une douzaine d’élèves. Il y avait moins de chance de devoir jouer juste après quelqu’un de terriblement plus talentueux que soi.

Ainsi, le cours se déroula tout doucement, sans jamais que le temps ne paraisse trop long. Notre professeur se présenta alors de manière un peu plus officielle.

Puis monsieur Puipéid, de son surnom, nous expliqua comment nous allions procéder tout au long de l’année. Et il continua ainsi à nous décrire son programme, nous libérant en fin de compte un quart d’heure en avance, promettant que les choses sérieuses seraient entamées à partir de la semaine prochaine pendant les cours individuels.

Une fois à l’air libre, je pris une grande bouffée d’oxygène et soufflais lentement. Je me sentais bien, en un sens, car ce cours avait été agréable, instructif sur les choses à venir, et plutôt décontracté. Cependant, il y avait toujours cette histoire avec Améthyste qui me tiraillait. J’avais envie de m’isoler dans un coin tranquille et de hurler un grand coup afin d’évacuer toute cette pression en moi. Mais je n’en fis rien. Au lieu de cela, je piochais machinalement mon téléphone dans mon sac à main, afin de voir si quelqu’un m’avait envoyé un message auquel je pourrais répondre, histoire de dévier du fil de mes sombres pensées. Et quelle ne fut pas ma surprise :

— Blimey O’Reilly ! m’exclamais-je, en pâlissant.

Amélie Verreccia m’avait envoyé trois messages pendant que j’étais en cours.

Puis la voix de monsieur Puipéid me fit sursauter, lorsque je l’entendis qui passait juste à côté de moi.

— Hé bien Lindermark, je ne vous connaissais pas amatrice de vieilles expressions Irlandaises, fit-il d’un ton poli, avec un petit rire tandis qu’il se contentait de passer son chemin. Oh, je n’ai pas entendu cette expression depuis des années, ça me rappelle le goût de la Guinness fraîche et l’odeur des pubs bondés...!

Je tiquais légèrement de l’œil. J’avais encore sorti une expression bizarre. C’est ce qui arrive souvent lorsqu’on souhaite éviter la grossièreté au quotidien, on finit par aller chercher trop loin. Cependant, mon attention était surtout captivée par l’écran de mon téléphone, me précipitant sur les messages de l’odieuse responsable de mes tourments :

« Je sui dispo ver 16 h », message reçu à quatorze heures trente, en plein pendant le cours.

« Bon tu fou koi ? », reçu à quinze heures vingt-neuf.

« fé pa la gueule ptn », reçu à quinze heures quarante-cinq, soit pile avant que je ne reprenne mon sac à main.

Je n’avais donc pas pu le sentir vibrer avant ça. Je me sentais mourir de l’intérieur. J’avais peur qu’elle m’en veuille à mort, mais voilà que la situation s’était empirée pendant que j’avais le dos tourné. C’était profondément injuste à mes yeux. Maintenant, j’étais en colère contre elle, parce qu’elle était en colère contre moi, ça n’avait strictement aucun sens.

Puis mon téléphone vibra entre mes mains :

« jsui sur le ban jusqua seize heure pui jme bar »

Plutôt que de répondre, je fourrais mon téléphone dans mon sac. Si je lui avais répondu tout de suite, je l’aurais très certainement insultée en coréen tant je n’aurais pas su lui résumer autrement mes sentiments.

En tentant de calmer mon esprit, je pris une profonde inspiration par le nez en essayant de souffler tout doucement par la bouche… Et une sensation désormais familière m’envahit alors. Cool Cat, comme l’avait baptisé Hélène, crépitait de nouveau en moi. J’éprouvais de nouveau cet indescriptible bien-être, et l’air semblait passer à travers mes poumons avec plus de facilité que jamais. C’était comme si j’inspirais par le nez et expirais par la bouche en même temps, dans un souffle continu, tandis que mon regard se faisait infiniment plus perçant et que mes sens semblaient me dévoiler plus de choses que jamais.

Cependant, l’heure n’était pas à l’étude de mon don, mais à la chasse. Je me souvenais encore parfaitement du petit endroit calme au bord de l’eau que m’avait montré Améthyste, celui qui se trouvait à l’ombre à toute heure et était entouré d’une végétation dense.

Je refermais l’unique bouton de ma veste tandis que mon mocassin droit crissait sur le gravier en y prenant fermement appui. Mes genoux se fléchirent légèrement et je m’immobilisais. Mes bras se levèrent, comme pour assurer mon équilibre, et je pris un départ fulgurant.

Je courais soudainement à travers le campus, sans m’essouffler une seule seconde, sentant mon corps puiser dans des ressources insoupçonnées. Conserver Cool Cat activé me permettait vraisemblablement de puiser dans mes réserves sans limites, je devrais donc me montrer prudente à l’avenir. Cependant, je ne pouvais pas m’empêcher de profiter de cette capacité à sprinter indéfiniment, afin d’être certaine de ne pas louper Amélie à son point de rendez-vous.

Le décor défilait autour de moi avec une fluidité impressionnante. Sans parler de ma vitesse de course qui même à son maximum n’était pas extraordinaire, chacun de mes pas trouvait une prise parfaite au sol. Mes articulations se fléchissaient parfaitement d’elles-mêmes pour amortir l’impact de mes pas, redistribuant l’énergie de ma course au maximum. En réalité, j’avais l’impression de retrouver des instincts perdus. Comme si mes véritables capacités avaient été bridées, jusqu’à maintenant.

Lorsque j’arrivais finalement en vue du fameux point de rendez-vous, mes jambes s’arquèrent et mes genoux se fléchirent pour freiner vivement tandis que je dérapais sans perdre l’équilibre.

La silhouette assise sur le banc tout proche se retourna, et j’aperçus le visage d’Améthyste.

Une petite brise souffla alors le nuage de poussière que je venais de soulever, et je sentis le souffle éthéré qui avait traversé mon corps s’atténuer lentement. Je retrouvais alors des sensations normales, prenant soudainement et terriblement conscience de ma fatigue.

— Hey, pourquoi t’as pas répondu, miss Bourge ? questionna Amélie en haussant un sourcil par-dessus ses lunettes de soleil.

S’en était trop. Si j’essayais de lui parler en gardant mon sang-froid, j’allais encore la blesser sans m’en rendre compte. Et pour tout dire, j’étais trop en colère pour y réfléchir.

Au moment où je m’approchais d’elle, je ne savais vraiment pas quel genre d’expression ornait mon visage, et je ne pouvais pas lire autre chose qu’une surprise vaguement contenue sur celui d’Améthyste lorsque je m’approchais d’elle. Ce que je savais cependant, c’était que mon accent anglais ressortait de manière catastrophique, sous le coup de l’émotion :

— Je suis LILI !! Je ne suis pas miss Bourge ! Je ne suis pas quelqu’un qui dit des choses pour blesser les gens !! m’exclamais-je, tellement vexée et énervée que je ne savais ni par quel bout commencer ni comment. Je ne veux pas l’être, mais toi quand tu m’envoies des messages pareils, alors que je suis en cours, alors que, que… Rah ! râlais-je en tapant du pied, rageant de ne pas trouver mes mots. Je n’en pouvais plus de me faire du souci ! Et je ne pouvais même pas te répondre ! Alors qu’en fait j’étais tellement inquiète ! Pulshanghan meojeoriya !! finis-je par m’exclamer, en désespoir de cause.

Le spectacle devait être vraiment particulier, vu de loin. Moi, rouge de colère, et d’avoir couru si vite, dans une posture que je voulais impressionnante malgré le fait que je doive me pencher sur Amélie, elle-même affalée sur un banc, nonchalante, malgré l’expression de stupeur totale présente sur son visage. Et je pouvais le voir, même malgré ses larges lunettes de soleil.

Elle resta un certain temps à me regarder reprendre mon souffle, les lèvres pincées, immobile, à fixer mon visage qui passait du rouge au blanc, et mon expression qui passait de la colère à l’anxiété. Et tandis que je me calmais lentement, reculant petit à petit mon visage, je m’autorisais à détailler une fois encore l’outrageante demoiselle. Il y avait dans la forme de son nez et de sa mâchoire quelque chose de typiquement italien. Et je me rendais chaque seconde un peu plus compte de sa pâleur. Là où les quelques taches de lumière qui filtraient à travers les feuilles de la végétation touchaient sa peau, c’en était presque inquiétant, cette blancheur diaphane.

— Bon… souffla-t-elle, visiblement interloquée. J’suis pas spécialiste, mais j’suis sûre que tu viens d’m’insulter en chinois…

— En Coréen, corrigeais-je aussitôt, par réflexe.

— Donc c’était bien une insulte, fit-elle remarquer avec un sourire vainqueur grandissant.

— Shoot ! soufflai-je en détournant le regard, m’y prenant trop tard pour éviter les grossièretés.

— Hahaha, tu es tellement...! commença Améthyste en bougeant ses mains, ayant l’air de chercher ses mots. Tellement toi ! conclut-elle.

— Oh, je suis ravie, miss Verreccia que vous me trouviez étant moi-même ! répondis-je avec amertume, croisant les bras et en me redressant.

— T’sais, c’est pour ça qu’j’peux pas m’empêcher d’te chambrer… j’aime trop tes réactions, ajouta Amélie d’un ton que je jugeais différent.

Une brise souffla, agitant un peu les odeurs de verdure et d’eau, faisant bouger nos cheveux. Et en même temps que cette brise, un étrange silence passa. Un silence qui invite à la réflexion l’espace d’une seconde. Et je ne trouvais rien d’autre à faire que rougir un peu, et me demander pourquoi le ton de sa voix avait été aussi différent. Cependant, je clignais des yeux comme pour chasser cette sensation et soupirais.

— Je… je t’en voulais de t’être moqué de moi, admis-je à voix basse en mettant mes mains dans les poches de ma veste, le regard toujours fuyant. Mais j’ai été injuste alors que tu avais écrit ce petit mot, avec ton numéro… Du coup, je me sens coupable, et en colère, à cause de toi.

— Qu’est-ce que c’est alors, la musique ? demanda Améthyste d’un ton qui n’était qu’à demi rhétorique.

Je la sentis alors effleurer la manche de ma veste, comme pour me pousser à répondre. Je me décidais enfin à lever la tête vers elle, plongeant mon regard dans les verres bleutés de ses lunettes qui ne me renvoyaient rien d’autre que mon propre reflet.

— La musique c’est… commençais-je d’un ton hésitant. C’est toute ces choses qui… murmurais-je sans savoir pourquoi je me trouvais timide, soudainement. Je pense que l’on peut appeler musique, tout ce qui… reformulais-je, déconcentrée par mon envie de détailler le visage d’Amélie. Tous les sons que des gens peuvent prendre plaisir à écouter et… et je pense que n’importe quelle personne capable de produire de tels sons peut être considérée comme musicienne, concluais-je finalement.

À mon grand étonnement, elle continua de sourire en fourrant ses mains dans son vieux jean délavé et pencha la tête un coup à gauche, un coup à droite, prenant l’air de peser ce que je venais de dire.

— Hmm… ça, c’est c’que j’veux entendre, fit-elle remarquer. T’en penses quoi en vrai ? Parce que, tu pensais pas vraiment c’que t’as dit en classe, hein ? demanda-t-elle avec un brin d’espoir, même si elle doutait très peu de la réponse.

— Non, comme je te l’ai dit, je… je suis partie de Londres pour ne pas devenir ce genre de personne, mais… je n’arrive pas à… soupirais-je avant de porter une main à mon visage. Oh, c’est trop compliqué ! Je veux juste… ne plus être en colère contre toi, et que tu ne le sois plus, ou bien, je ne sais pas, on peut se disputer et être en colère, mais sans se mépriser, ça serait déjà…

Je m’interrompis soudainement dans mes balbutiements lorsque je sentis Amélie passer ses mains dans mon dos et me serrer contre elle. Au début, mon corps tout entier se crispa, et une lointaine voix dans mon esprit me hurla de chasser l’intruse avec force et véhémence. Mais au final, cette voix était si lointaine qu’elle semblait valoir la peine d’être ignorée. Alors je me laissais faire, allant jusqu’à apprécier ce premier véritable contact humain chaleureux, depuis mon arrivée en France. Cependant, je n’avais pas suffisamment de courage pour lui rendre l’étreinte, me contentant de simplement fermer les yeux un moment… lorsque j’entendis Améthyste renifler légèrement.

— C’est quoi c’t’odeur ? Du Channel ? demanda-t-elle en se retirant doucement.

— Heu, non, c’est du… commençais-je avant d’hésiter en détournant le regard.

— Aller, dis, dis, dis ! s’enthousiasma ma camarade qui semblait avoir flairé une nouvelle occasion de me taquiner.

— C’est du Gucci Guilty… soupirais-je finalement, au grand plaisir d’Amélie qui éclata de rire.

— Hahaha ! s’esclaffa la Napolitaine. Guilty ça veut dire « culpabilité » ! C’est trop drôle !

Le pire étant que, parmi la demi-douzaine d’eaux de toilette dont je disposais, soit deux de plus que mon nombre de robes, c’est celle-ci que j’avais choisie ce matin. J’étais persuadée que tous les psychanalystes du monde avaient les oreilles qui sifflaient en cet instant. Mais je l’avais bien cherché après tout. Ce flacon était bien rangé, je ne l’avais pas pris car c’était le premier qui venait. Pourtant, je n’avais pas consciemment choisi.

— Hahaha haha ! Oh Lili, t’es trop, j’te jure...! soupira Amélie qui finissait à peine de rire comme une baleine. Franchement, j’suis désolée d’avoir pété les plombs, mais, t’sais, ma musique c’est tout c’que j’ai et… enfin, tu vois l’topo quoi ? J’voulais pas en faire une lutte des classes, mais… Ouais, bref, j’suis désolée aussi, OK ?

— N’en parlons plus, concluais-je en secouant la tête. J’ai parlé avec Hélène et…

— Elle t’a dit qu’on s’entendait bien, mais que t’avais merdé quelque part sans faire exprès, récita Améthyste d’un souffle. Et elle a ajouté que la dispute cordiale pouvait être un moyen de communication sain. J’le sais, elle m’a sorti la même.

— Ah, oh… bien, répondis-je, un peu prise au dépourvu. C’est elle qui t’a donné mon numéro alors ?

— Ah, ouais… désolée. Je pensais qu’tu préférerais donner tort à Krasny plutôt que d’me reparler, alors…

— Enfin, je ne ferais pas une chose pareille, commençais-je en voyant le sourire de ma camarade s’illuminer. Je tiens beaucoup trop à ma moyenne générale, concluais-je afin de lui couper l’herbe sous le pied.

— Argh, j’en étais sûre ! s’exclama-t-elle non sans rire avec moi. Et sinon, y paraît qu’y t’es arrivé une histoire de ouf ? Elle a pas voulu m’dire les détails ! ajouta-t-elle en haussant un sourcil.

— Oh, oui ! C’est une longue histoire ! soupirais-je en levant la main à mon front. Je crois que je suis au centre de quelque chose qui me dépasse et…

— Attends, attends ! m’interrompit Amélie. Et si on allait parler de tout ça autour d’un p’tit verre, en ville ? proposa-t-elle avec le sourire. En plus, y paraît que c’est toi qui invites ! ajouta-t-elle comme pour se dédouaner de l’envie de passer du temps avec moi.

— Haha, toi alors… fis-je en secouant la tête. Je pense que… j’apprécie trop tes pitreries pour t’en vouloir de me taquiner… concluais-je en remettant mes mains dans mes poches de veste. Bien, est-ce qu’il y a de bons pubs en France, ou est-ce que vous n’êtes toujours pas civilisés ? taquinais-je à mon tour.

— Ho, ho ! beugla Améthyste en forçant le trait. J’suis Italienne à la base ! J’suis française que par droit du sol !

— Bon, eh bien, on pourra parler de tout ça en attendant le bus.

Cette réconciliation ne s’était évidemment pas déroulée comme je le souhaitais, et elle n’avait pas non plus abouti là où je m’y attendais, mais j’étais tout de même très heureuse de son résultat.

Amélie avait un étrange pouvoir, bien plus singulier que celui de se rendre invisible, et c’était bel et bien celui de me faire tourner la tête.

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