17) Alliance

— J’te crois, honnêtement, répondit finalement Améthyste.

— Ah bon ? Aussi facilement que ça ? demandai-je avec un sourire gêné. Même Hélène doutait de moi, tu sais.

— Ouais, mais j’y ai parlé, entre temps. Elle m’a dit d’croire à ton histoire, sans m’donner les détails par contre.

Elle souleva alors la bouteille de bière qu’elle tenait dans sa main droite tandis que la gauche s’accrochait fermement à une brioche au raisin. Faute de pub, nous nous étions retrouvées dans une sorte de salon de thé qui proposait un grand choix de snacks. Tels que des roulés aux saucisses, des feuilletés aux pommes, des quiches et des pizzas, en même temps que des tartes aux myrtilles et aux abricots… toutes ces choses qui se trouvaient à présent sur la table, du côté d’Amélie.

Et dire que c’était elle qui avait insisté pour se faire inviter. Je comprenais mieux.

— Enfin bref, soufflais-je avant de siroter un peu de thé à la menthe. Qu’est-ce que tu en penses ?

Elle fit descendre la dernière bouchée de son pain aux raisins avec une rasade de bière et souffla joyeusement, comme si elle n’avait pas bu ni mangé depuis des jours.

— Pffwaaaaah...! Ça fait du bien, putain ! grogna-t-elle avec un large sourire.

— Améthyste, enfin ! Ton langage, soufflais-je en regardant autour de moi, constatant que personne ne semblait y faire attention.

Soudain, j’entendis le rire très particulier de la propriétaire des lieux qui passait devant nous avec un grand plateau. Et quand elle passa près d’Améthyste elle lui tapota vigoureusement l’épaule :

— Tu te régales, ma chérie ! C’est bien, ça ! déclara-t-elle en continuant de rire.

— Aaaah, Marie-Lou ! répondit ma camarade avec entrain. Si t’étais pas déjà mariée !

La patronne se mit à rire de plus belle en compagnie d’Amélie. De mon côté, je soupirais profondément en essayant de ne pas rougir de honte. Être familière à ce point, je pouvais l’imaginer, mais en plein milieu des clients, comme ça, je ne savais plus où me mettre. Cependant, je semblais être la seule à paraître gênée.

Une fois la patronne repartie, comme si de rien n’était, j’essayais de me renseigner au moins un peu :

— Tu la connais si bien que ça ?

— Ouais ! Et j’adore son accent ! Elle vient du sud de la France, elle en avait marre d’son ancien snack, alors elle est v'nue ici. Histoire de changer d’clientèle. Et j’peux t’dire que quand elle veut pas qu’on déconne avec elle, elle le fait savoir ! C’est une super nana ! ajouta-t-elle en levant le pouce.

— Oh, quel dommage, j’ai toujours rêvé d’habiter dans le sud de la France, répondis-je avec un sourire. J’aimerais reprendre l’hôtel de luxe de mon père en Provence et m’y installer… racontais-je d’un air rêveur.

— Hé ben, finalement, c’est toi que j’devrais épouser, souffla ma camarade, chafouine.

Soudain, la voix empreinte de fou rire de la propriétaire des lieux résonna depuis le fond de la salle :

— Traîtresse !

Le fou rire fut alors général, même moi, je m’y laissais un peu aller. Rire ouvertement était un luxe dont je disposais rarement. Évidemment, j’eus le droit à un spectacle tout entier de réponses plus ubuesques les unes que les autres entre Améthyste et Marie-Lou, la patronne. Je me demandais alors si ce genre d’ambiance était typiquement français. Et si c’était le cas, je ne m’en plaindrais pas.

— Enfin bref ! soupira Amélie avec un petit rire. Pardon, j’ai changé d’sujet, mais j’pense que ton histoire tient debout, parce que j’ai entendu des trucs chelous le jour de mon entretien avec Satriani.

— Tu veux dire, tu as entendu des conversations à propos d’extraterrestre ? demandais-je en reprenant mon sérieux et ma tasse de thé entre mes mains.

— Ouais, j’m’emmerdais dans la salle d’attente, alors j’suis allée coller mon oreille contre sa porte, déclara-t-elle avec le sourire, ce qui éveilla ma curiosité. Et j’l’ai entendu dire à sa secrétaire, j’te l’ressors texto : « Elle vient de très loin, et elle est là pour le récupérer, montrez-vous vigilante. », après j’ai dû vite retourner m’asseoir, parce que la secrétaire se dirigeait vers la porte, précisa-t-elle avant de hausser les épaules. À l’époque, j’avais vraiment pas trouvé cette conversation intéressante, mais ça colle trop avec c’que t’as dit !

J’avais écouté avec attention. Cette histoire portait à réfléchir, surtout sur le fait que les « hauts gradés » de ce campus étaient probablement au courant de la présence de Shôgi sur Terre. L’information me serait précieuse, mais ma mission s’annonçait d’autant plus difficile. Je posais alors mon thé sur la table et mes mains sur mes genoux, en baissant la tête, essayant de réfléchir.

— Et est-ce que… tu es sûre de ce que tu as entendu ? demandais-je. Ce n’est pas juste un souvenir altéré par ce que je t’ai raconté ?

— J’suis cent pour cent positive ! répondit ma camarade en faisant descendre la part de pizza qu’elle venait d’engloutir avec une autre rasade de bière.

— Améthyste, je suis contente que tu sois aussi sûre de toi, mais par pitié, mâche ta nourriture ! Tu n’es pas un serpent !

— Je ne dirais pas ça, déclara une voix masculine inconnue. Son étreinte est plutôt mortelle.

Je tournais la tête juste à temps pour voir un jeune homme à la silhouette très fine et athlétique, poser un bras sur l’épaule d’Améthyste et afficher un grand sourire. Et curieusement, je n’aimais pas du tout son regard. Cependant, je ne serais pas allée jusqu’à lui envoyer un grand coup de poing dans les côtes. Ce qu’Amélie ne se gêna pas de faire malgré tout, sans qu’aucun trait de son visage ne trahisse l’imminence de son attaque. Mais les lunettes qu’elle ne semblait jamais quitter devaient jouer, aussi.

— Aahhh… bordel, celui-là il fait mal… grogna le jeune homme, à genoux sur le sol en se tenant les côtes. Comme on s’était bien amusés, je me disais que tu voudrais boire un verre à l’occasion. Oh, putain ça pique ! grogna-t-il en se plaignant du coup reçu.

— Heiiiiiin...? répondit Améthyste d’un ton volontairement exagéré. J’vois pas c’que tu veux dire ! T’es sûr que t’es pas juste allé à une soirée, et que tu t’es amusé avec la DJ ? Moi j’vois pas qui t’es, mon gars ! ajouta-t-elle sur le même ton, qui ne prêtait pas à confusion sur son sens.

— OK, j’ai compris… répondit le garçon en se relevant. Mais t’aurais pu éviter de me cogner.

— T’aurais pu éviter d’me coller, répondit-elle du tac au tac.

— Bon OK, tu marques un point...! Mais sérieux, t’en penses quoi ?

— J’en pense que j’vois pas d’qui tu parles ! déclara Amélie sans sourciller. J’connais pas cette personne, mais peut-être que cette personne me connaît, ajouta-t-elle avant de marquer une pause et de venir appuyer sur les côtes du garçon avec ses doigts. Tu piges, ou pas ! grogna-t-elle.

— OK, OK ! Pardon ! fit-il en se mettant hors de portée.

— Fais pas comme si tu connaissais pas les règles, grogna discrètement Améthyste en retournant à sa nourriture.

— Désolé, souffla le garçon sur le même ton avant de sortir un peu misérablement de l’établissement.

Un bref silence s’installa, mais l’événement ne semblait pas avoir entamé l’appétit de ma camarade qui continuait de dévorer et de boire. Elle semblait même être habituée à ce genre d’incident.

— Excuse-moi, je n’ai pas pu m’empêcher de comprendre la situation, mais… Si c’était pour l’éconduire, tu aurais peut-être dû être plus gentille, proposais-je à voix basse.

Ce qui, contre toute attente, déclencha un fou rire chez ma voisine de table. Elle en vint même à se frapper la poitrine afin de faire passer son envie de tousser. Exploser de rire en mangeant n’était pas une bonne idée.

— Haha, t’utilises des mots Lili ! T’as juste d’la chance que j’les connaisse ! s’exclama-t-elle avant de finir sa bière et de la lever pour signaler qu’elle en voulait une autre. Nan, t’as pas compris, ce qui se passe en soirée reste en soirée, c’est la règle, on a juste couché ensemb-…

Elle s’interrompit soudainement lorsqu’un mouvement malheureux de mon diaphragme, sous le choc, me fit recracher une pleine gorgée de thé sur son visage. Normalement, je prenais toujours garde à bien surveiller la conversation lorsque je buvais, afin de ne pas être victime du fameux spit-take, mais Amélie avait pour elle une imprévisibilité presque inquiétante.

— P-pardon ! bafouillais-je en sortant un mouchoir en tissu tout neuf de mon sac à main. Je suis désolée, c’est juste que… ça m’a échappé, je ne m’attendais pas à… tentais-je d’articuler, avant de reculer lorsque ma camarade me prit le mouchoir des mains.

Je n’avais pas besoin de miroir pour savoir que je rougissais. J’étais vraiment arrivée dans un monde où mon self-control habituel était sans cesse déjoué.

— T’inquiète Lili, me rassura Améthyste avec un léger rire. Mes fringues valent moins cher que les tiennes, et puis c’est que du thé.

— Ou oui ! balbutiais-je. Je n’ai pas mis de sucre ni de lait, ça devrait sécher tout seul ! Excuse-moi, vraiment, c’était très grossier de ma part !

— Haha, calme-toi enfin ! déclara-t-elle, à moitié sur le ton de la plaisanterie, avant de retirer ses lunettes pour les essuyer.

Et à ce moment précis, je retins brièvement ma respiration et me concentrais sur son visage.

Je n’avais pas envie de perdre l’occasion de voir ses yeux, pour une fois. Je n’avais jamais insisté pour qu’elle les retire, car j’avais rapidement compris que ces verres teintés semblaient être très importants pour elle. Je me demandais s’il s’agissait d’un truc de DJ, que de ne jamais être vue sans ses lunettes. Un peu comme une super héroïne protégeant son identité. Cependant, elle prit bien soin de ne pas ouvrir les yeux tandis qu’elle essuyait ses lunettes. Même ses cils, tout comme ses sourcils, étaient maquillés de ce violet qu’elle affectionnait tant. Elle avait vraiment pensé les moindres détails de son apparence, ce qui était plutôt surprenant, venant d’une fille aussi débraillée.

— Donc, je disais, reprit-elle en remettant ses lunettes en place. C’était juste un coup d’un soir, et il le savait très bien.

— Oh, heu, oui, bredouillais-je, ayant presque oublié le sujet de la conversation. Excuse-moi de ma réaction, mais, franchement, ce n’est pas un comportement très… soufflais-je avant que la fin de ma phrase ne meure dans ma gorge, en voyant l’expression sur le visage d’Amélie.

— J’suis majeure et j’ai une vie sexuelle, j’me protège et j’allume personne si j’suis pas prête à aller jusqu’au bout ! défendit-elle d’un ton plutôt calme. Alors j’pense que mon comportement est bien plus distingué qu’celui d’autres gonzesses ! conclut-elle en pouffant de rire.

— Oui, pardon, tu as tout à fait raison, cédais-je bien volontiers. C’est juste que, enfin, tu te doutes bien que quelqu’un comme moi… soupirais-je tandis que mon interlocutrice hochait déjà la tête, m’épargnant d’avoir à finir cette phrase.

— Mais, au fait, souffla Améthyste en se penchant vers moi. Tu comptes vraiment voler cet « artefact inconnu » ? J’veux dire, c’est pas des rigolos ces gens-là, tu prends d’gros risques ! murmura-t-elle, comme si elle craignait qu’on nous entende.

— Je le dois ! répondis-je sans hésiter. Et je suis une Lindermark ! J’ai reçu une éducation exemplaire, dans le but d’être un jour à la tête de la compagnie de mon père ! Et puis j’ai Cool Cat, en plus d’avoir une mission… ajoutais-je avec conviction.

— Et si la meuf t’a donné cette mission essayait d’te tromper ? proposa Améthyste, semblant tester ma détermination. Si c’était juste une hallucination ?

— Impossible que ce soit une hallucination, sinon elle n’aurait pas pu m’apprendre des choses que j’ignorais ! contrais-je. En plus j’ai ce tatouage, et elle m’a laissé de quoi la recontacter ! Et puis elle n’a pas d’intérêt à me tromper, elle m’utilise déjà pour arriver à ses fins.

— Bien ! déclara finalement mon interlocutrice. J’en ai assez entendu ! Je marche avec toi, déclara-t-elle finalement.

Je ne m’attendais vraiment pas à ce que sa déclaration prenne une telle tournure. En réalité, je m’attendais à ce qu’elle me prenne pour une folle et qu’elle commence à mettre de la distance entre nous. Je ne pouvais pas m’empêcher d’être à la fois soulagée et anxieuse, cependant.

— Quoi ? Tu es sûre ? Ça risque d’être dangereux !

— Ouais, c’est pour ça que t’as besoin d’moi ! répondit-elle en haussant les épaules. Et puis je sais devenir… insaisissable ! ajouta-t-elle d’un ton faussement mystérieux, en agitant ses doigts comme le plus ringard des magiciens. Et tu pourras me montrer cette fameuse photo où elle a les nichons à l’air ?

Je ne pus m’empêcher de rire face à son attitude. Elle prenait les choses avec une telle légèreté que ça en apaisait ma propre angoisse. Puis je soupirais de soulagement.

— Je suis contente de t’avoir avec moi ! déclarais-je en lui tendant ma main par-dessus la table. Devenons amies !

Améthyste marqua une petite pause tandis qu’elle affichait une moue étrange. Je devinais à ses sourcils qu’elle était en train de plisser les yeux derrière ses lunettes.

— Étrange, la dernière fois que j’t’ai proposé ça, tu t’es bidonnée ! déclara-t-elle avec un brin de sournoiserie dans le ton de sa voix.

— Haha, OK, je m’y attendais à celle-là, répondis-je en roulant des yeux, continuant de tendre la main. Mais la dernière fois, tu as essayé de déclarer que nous l’étions. Moi, je te propose que l’on fasse en sorte de le devenir ! précisais-je avec un sourire sincère.

— Haha, tu m’as eu ! gloussa Améthyste en prenant ma main. On va former le duo le plus improbable de l’histoire ! déclara-t-elle en faisant mine de contempler le ciel en y passant sa main libre, d’un air rêveur. Je vois déjà les gros titres ! Une violoncelliste coincée, mais dynamique, et une exubérante DJ au grand cœur, amies malgré leurs différences, vont traverser de nombreuses épreuves ! Les produits dérivés se vendront comme des p’tits pains ! Ça sera du jamais vu !

Je ne puis me retenir de pouffer de rire à son petit numéro éculé de riche producteur visionnaire.

Je secouais ensuite la tête et reprenais ma main avant de l’agiter, comme pour la dissuader de poursuivre cette idée :

— Tu plaisantes, ça n’a rien d’original ! Deux personnages issus de milieux très différents qui finissent par se lier d’amitié, même moi je sais que c’est un cliché. L’idée doit être déjà prise !

— Rabat-joie, grommela Améthyste en pouffant de rire à son tour. T’es qui pour dire ça ? L’avocate de l’entreprise qui écrit les devinettes sur l’emballage des Apéricubes ?

— Des fois, j’ai vraiment du mal à te suivre ! soupirais-je. Bon, on devrait peut-être rentrer maintenant. Je dois ranger les courses que Morituri est allé me chercher.

Ce disant, j’attrapais mon sac à main et le posais sur mes genoux afin de chercher mon portefeuille, sous le regard visiblement amusé d’Améthyste, qui n’en finissait pas de pouffer de rire.

— Quoi ? demandais-je en plissant les yeux.

— Rien, rien ! C’est juste… t’es sous contrat avec Gucci ? ricana-t-elle en levant le doigt pour désigner mon portefeuille.

— Presque, répondis-je avec tout le sérieux du monde, prenant mon interlocutrice par surprise. Mon père possède un contrat avec cette entreprise, suite à un voyage en Italie où il a rencontré certaines personnes…

— Hey, c’était pas loin d’chez moi peut-être ! déclara Amélie avec un large sourire.

— Non, Florence est très éloignée de Naples, répondis-je rapidement, faisant signe à la patronne de m’apporter l’addition.

— Hey ! Attends, comment tu sais qu’je viens d’Naples ? J’te l’ai jamais dit ! protesta Améthyste.

— Ton nom de famille sonne très Napolitain voyons. Et quand on a un nom aussi ancré géographiquement, c’est qu’on doit avoir une famille qui souhaite conserver ses racines. Donc je me doute que tu y as vécu.

— Pff, t’es trop maline pour ton propre bien ! grogna l’exubérante DJ, moins sur le ton de la plaisanterie que tout à l’heure. Quelle idée aussi d’t’avoir filé mon blase complet !

Marie-Lou arriva vers moi avec un large sourire, aussi, je ne fis pas plus attention que cela au grommellement de ma collègue et répondit à la patronne avec le même sourire :

— L’addition s’il vous plaît !

— Tout de suite ma demoiselle ! chantonna-t-elle en se dirigeant vers sa caisse.

— J’ai du mal à croire que tu aies fini par engloutir tout ça… soufflais-je finalement, un peu amusée, en contemplant le peu de miettes qui restaient sur la table. J’espère que tu ne tomberas pas malade !

— Mais naaaan… répondit Amélie avec un vague geste de la main. J’suis solide, tu peux pas test ! J’ai vécu à la dure ma p’tite dame !

Je me contentais de secouer la tête avec un sourire amusé, prenant cela pour un énième cabotinage de sa part. Puis je tournais mon attention vers le ticket que me tendait la patronne et le pris entre mes mains pour le détailler… Je n’en revenais vraiment pas qu’elle ait pu manger, et boire, autant de choses. Tout en restant aussi maigre d’ailleurs. Je contemplais alors le billet de cinquante euros qu’il me restait dans mon portefeuille et soupirait finalement…

— Excusez-moi, vous acceptez la British Airways ?

— American Express ? demanda la patronne, visiblement calée sur le sujet.

— Oui, répondis-je en plissant les yeux dans la direction d’Améthyste qui se gaussait de ma réaction. Toi, il va falloir que je te pose certaines questions, lui soufflais-je finalement d’un ton plus sérieux.

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