16 Au plus profond des archives

   Dans la nuit brumeuse et glaciale qui suivit les explications du chevalier, Rose retourna seule à l’église pour y entreprendre des fouilles poussées, étant la seule à pouvoir outrepasser la présence policière sans se faire repérer. Malheureusement, les décombres se dévoilèrent exempts du moindre morceau de métal. Des heures et des heures durant, Rose déblaya chaque pierre, gratta le moindre interstice, déplaça du bout de ses forces les larges poutres ébranlées. Après plusieurs nuits de prospections intensives et l’utilisation de détecteur de métaux et de scanners puissants empruntés à l’université, elle dut se rendre à l’évidence : l’épée était introuvable.

   La batarde devint leur priorité, l’équipe se fiant aux dires de leur nouveau compagnon. Mais c’était comme chercher une aiguille dans une botte de foin : tous les ouvrages modernes et grand public ne mentionnaient aucunement les chevaliers solaires, où crépuscule ; dans la bibliothèque de l’université, aucun des vieux bouquins en rapport avec la chevalerie ne semblaient aussi y faire référence.

   Dans les rues, les guirlandes électriques et les sapins sur les places annonçaient noël approchant, étirant inexorablement un temps déjà perdu. C’était une véritable course contre la montre avant de voir émerger un véritable cauchemar. Crépuscule n’avait, depuis l’attaque, pas montrer le bout de son nez, ce qui était à la fois une bonne et une mauvaise chose. La bête n’était pas encore revenue, mais ce n’était plus qu’une question de temps.

   Une introspection de la dernière chance poussa Rose à aller fouiller, un matin où la pelouse gelée craquait sous ses bottes fourrées, les archives historiques de l’université ; celles-ci ne comportaient à proprement parler pas de livres, mais des écrits, des ouvrages uniques, compilations de parchemins, de procès-verbaux et d’affichettes d’un autre temps. Ils n’étaient pas toujours utiles où intéressants, mais dans un esprit de conservation, des milliers et des milliers de volumes y étaient entreposés. Pour s’y retrouver dans ce véritable fouillis organisé, l’aide d’un expert était nécessaire.

   Après avoir traversé dans le sous sol du bâtiment « histoire » un long couloir mal éclairé qui sentait le bois et le plâtre humide, Rose se retrouva à un petit guichet qui ne payait pas de mine. Derrière, un homme, d’allure plutôt sympathique, s’affairait sur son clavier d’ordinateur ; ne possédant que quelques cheveux gris sur les côtés de la tête, il était assez petit, la panse généreuse en avant ; il portait des lunettes carrées, et une barbe blanche plutôt épaisse, parfaitement taillée. Sa chemise à carreaux bleu et blanc, son pantalon de velours beige ainsi que des chaussures de cuir marron ne pouvait tromper sur son appartenance à l’enseignement supérieur d’histoire. Quand Rose arriva à sa portée, il sursauta, et d’une voix chaleureuse et haute perchée demanda :

   — Oh ! Mademoiselle Finn ! Que me vaut le plaisir de votre visite ?

   — Bonjour Robert ! lui répondit Rose tout aussi chaleureusement. Je fais des recherches sur un groupuscule qui aurait existé, mais malheureusement, je ne trouve rien là-dessus dans les livres récents ou accessibles. Je me demandais s’il n’y aurait pas des ouvrages sur ce sujet dans la réserve.

   Elle avait un ton détaché, de la même manière qu’elle aurait de demander une baguette pas trop cuite à la boulangerie.

   — Cela dépend, répondit-il d’un ton guilleret, quel est donc ce sujet ?

   Rose tapota le guichet négligemment, et replaça ses cheveux derrière son oreille.

   — Il y en a plutôt deux en fait, un groupuscule qui s’appelle « crépuscule », et un autre qui s’intitule « les chevaliers solaires ».

   Robert s’arrêta net de tapoter sur son clavier.

   — Ah ! répondit-il avec un certain étonnement.   

   Baissant l’écran de son ordinateur, il regarda un moment dans le vide, puis remonta ses lunettes sur son nez.

   — Vous ne cherchez pas dans l’ordinateur ? demanda Rose intriguée.

   — Pas la peine, lui sourit Robert, je sais exactement où se trouve le livre qu’il vous faut.

   Il souleva la planche qui la séparait d’elle, se glissa devant, et lui demanda de la suivre au fond du couloir, vers la bibliothèque principale. Ils passèrent devant toutes les étagères de la grande salle, où se trouvait la majeure partie des livres, et allèrent jusqu’au fond de la pièce où il y avait une porte verte, fermée à clé. Robert sortit un trousseau de sa poche contenant une bonne dizaine de clés, toutes de couleurs et de tailles différentes, enfonça l’une d’elle dans la serrure, et après un « clac » satisfaisant, ils pénétrèrent dans une pièce où Rose n’était jamais allée. Robert refermant la porte derrière eux ; les livres entreposés ici étaient bien plus vieux et abimés ; il émanait d’eux une odeur de champignon et de vieux parchemins ; deux rayons couraient de chaque côté de la longue pièce, au milieu desquels des tables en bois disposaient de boites de gants en latex pour manipuler et consulter les livres sans les abîmer. La guerrière fut fascinée de découvrir cette facette de la faculté : des trésors de savoir dormaient dans ces écrits. Elle n’eut cependant pas le temps de contempler que déjà Robert traversait la pièce et se retrouva devant une nouvelle porte, qu’il ouvrit avec une autre clé. La chambre dans laquelle ils entrèrent alors était sombre, et la lumière crépita en s’allumant, chose qui ne devait pas être fait souvent car de la poussière tomba du lustre. Cette pièce sentait plus fortement le rance ; bien plus petite que les deux précédentes, seules quatre étagères entouraient une petite table de bois en plein milieu.

   Robert prit une paire de gant qu’il enfila ; imité par Rose qui suivit le gardien des archives qui s’était déjà dirigé vers une des bibliothèques. Après un « voilà ! » d’exclamation, il sortit délicatement un gros livre épais, relié de cuir noir défraichi qu’il posa sur une des tables en soulevant un peu plus de poussière, avant de poser ses yeux sur Rose, l’observant par dessus ses lunettes.

   — « Les Chevaliers du crépuscule, leurs doctrines et leurs rites, par Louis Langlois, templier solaire ».

   Robert scruta le livre avec une certaine tendresse, puis reportant son regard vers Rose, lui dit :

   — C’est un ouvrage très intrigant. Complètement farfelu, mais intrigant.

   Il tressauta. Observant une dernière fois Rose d’une manière singulière, il partit de la pièce d’un pas lent, laissant la jeune femme seule à son étude. Elle tira la chaise dans un grincement, s’installa confortablement en croisant les jambes, puis sortit de son sac une paire de lunettes rondes. A peine pencha-t-elle sa tête sur la première de couverture que sa mèche tomba et lui cacha la vue. A l’aide d’un chignon bien serré autour d’un stylo, elle mâta la rebelle. Un petit appareil photo permettant d’effectuer des copies de chaque page posé à côté de l’ouvrage, Rose ouvrit délicatement la couverture de cuir dans une poussière ocre, et commença la lecture du texte exclusivement écrit en latin.

 

   Moi, Louis Langlois, chevalier solaire, partit en novembre 1514 en mission d’espionnage chez les chevaliers du crépuscule […]. Après quelques temps à leur venir en aide, en proposant notamment des marchandises rares, ils m’acceptèrent dans leur groupe […]. Je fus ainsi fait moi-même chevalier crépusculaire. Après quelques semaines passées avec eux, j’en avais déjà beaucoup appris.

 

   Lire entièrement le livre allait prendre la journée de Rose. Aussi, après l’introduction d’une vingtaine de page dans un langage soutenu (et toujours en latin), un grand café parut nécessaire ; déposé avec précaution à côté de l’ouvrage, la reprise de la lecture se fit dans la vapeur du breuvage qui embuait quelque peu les lunettes.

 

   Après plus de 6 mois à les côtoyer en étant devenu l’un des leurs, le 15 avril 1515, un des prêtres supérieurs m’invita à un de leur rituel, et me montra une de leur salle du trésor. J’y découvre les mêmes matériaux que nous même, chevaliers des templiers solaires, nous utilisons. […] Il semblerait que les chevaliers du crépuscule tirent leur pouvoir de la même source que nous, mais ils utilisent la lumière de la lune, au lieu du soleil, donnant alors des propriétés différentes.

 

   La lecture exigeant une grande concentration, après plus d’une cinquantaine de pages où l’auteur expliquait les croyances et la hiérarchisation de l’organisation (qui, bizarrement remarqua Rose, excluait les femmes),  elle s’arrêta un moment ; il était midi passé, son estomac grondait et lire commençait à lui donner mal à la tête. Elle sortit un instant prendre l’air. Le temps était froid et sec, mais avec une odeur revigorante. Les élèves discutaient debout sur la pelouse, la vapeur sortant abondamment de leurs bouches ; emmitouflés dans de grosses doudounes colorés, quelques-uns fumant des cigarettes. Parfois, l’un d’eux passait devant elle et lui adressait un bonjour chaleureux : ceux-là participaient à son cours de l’après midi. Après avoir avalé un sandwich, elle redescendit à sa lecture, munie d’un nouveau café. Aux premières phrases du nouveau chapitre, les poils sur sa nuque se hérissèrent.

 

   Le rituel le plus impressionnant et le plus puissant qu’effectue cette faction est appelé le rituel de la bête, qui peut-être de deux sortes. […]. Dans le cas où l’orbe est libre, ou vierge (« pure » pour reprendre leur terme), le rituel consiste simplement à verser le sang d’une victime à l’instant sacrifiée sur l’orbe ; celui-ci, éclairé par un puissant rayon lunaire, et sous l’effet de certaines lentilles dont seuls les prêtres supérieurs ont le secret, s’illumine dans un halo violet. La victime est alors réanimée par l’orbe, qui prend la place de son cœur. S’ensuit une modification physique incroyable dont voici un croquis reproduit le plus fidèlement possible.

 

   Rose regarda le dessin qui était accompagné de textes explicatifs. D’après le croquis, la bête mesurait plus de huit pieds de haut et pesait 400 livres. Sa peau était de couleur charbon, agrémentée de pourpre. Deux bosses prenaient place sur le front, ce qui lui donnait son surnom de « bête ». Les sourcils froncés sur le dessin, Rose évalua sa puissance funeste, avant de reprendre la lecture.

 

   […] Dans le cas où l’orbe est récupéré d’un être déjà transformé, le rituel est un peu plus long. Le corps de l’ancienne bête est placé sur un autel de marbre. Le sang de la victime doit couler sur le corps, qui réagit aux rayons lumineux. Les rayons doivent être puissants, et seule une équinoxe semble pouvoir prodiguer cette puissance.

 

   Rose se redressa, retirant ses lunettes, observant le fond de la pièce. Mordillant la branche, elle se répéta « seule une équinoxe ». Une date butoir. Crépuscule allait attendre l’équinoxe pour se manifester de nouveau. Ils avaient un peu plus de trois mois pour trouver l’épée. Placardant l’information dans un coin de sa tête, la guerrière continua sa lecture.

 

[…] L’orbe se retrouve alors en lévitation au dessus du corps, et par la foudre, réanime la victime. Mais la victime doit alors placer elle-même l’orbe à la place de son cœur, pour finaliser le rituel et sa forme de bête. Il existe donc, lors de cette transformation, une phase de transition, où la bête est encore à demi-humaine.

 

   Il fallut un certain temps pour se représenter la scène. Depuis longtemps une telle affaire de surnaturel ne l’avait pas concerné. Les perspectives futures s’assombrissaient autant qu’elles étaient floues. Cependant, l’espoir fit bondir son cœur au chapitre qui suivait :

  

   Comment détruire un orbe.

 

   Les battements cognaient contre sa poitrine au fur et à mesure que le texte défilait sous ses yeux, asséchant sa gorge :

 

   L’orbe est la clé du pouvoir. Détruire la bête ne suffit pas, il faut détruire l’orbe pour que l’élimination de la menace soit définitive, et ne pas que l’orbe retrouve un nouvel hôte. […]. Comme dit précédemment, l’orbe est issu du même minerai par lequel nous, chevaliers du temple solaire, nous tirons nos pouvoirs. Ainsi au jour où j’écris ce texte, seulement deux choses semblent pouvoir en venir à bout.

   La première, ce sont nos armes, car forgées du métal extrait de ce minerai ; ceci a été vérifié, et c’est la seule qui ait été prouvée, à condition que l’orbe soit dans l’hôte. En dehors, rien ne semble pouvoir l’atteindre.

   L’autre serait un feu assez puissant, comme un feu de forge ; mais ce n’est qu’une supposition, car c’est avec cela que nous formons nos armes et armures. Fondre l’orbe dans l’hôte enlèverait son pouvoir ; mais c’est un risque que nous ne sommes pas prêts à prendre.

 

   Rose souffla, s’affalant sur le dossier de sa chaise, passant la main dans ses cheveux avec une délectation soudaine. Ainsi, il y aurait peut-être une solution de secours. Un sourire illumina son visage. Une alarme lui indiqua qu’elle devait dispenser son cours, interrompant sa rêverie, lui accordant une nouvelle pause bienvenue. Le soleil se couchait quand elle revint dans la pièce mal éclairée et sans fenêtre, et se fut avec fatigue qu’elle entama les derniers chapitres de l’ouvrage.

 

   Comment se protéger : les enchantements

 

   La bête est une des plus grandes menaces que nous ayons pu combattre. Certains racontent même qu’ils en ont vu détruire des bâtiments entiers, et s’en sortir indemne. Aussi, grâce à notre connaissance, nos chanoine-sorciers ont mis en place une protection…

 

   Le texte à cet endroit précis devint illisible, n’ayant pas survécu au temps. Rose tourna la page, mais tout le reste était indéchiffrable. Elle retira ses lunettes, soupira bruyamment et craqua son cou, comme après un rude effort. L’avancée était considérable. Rangeant le petit appareil photo dans son sac, elle referma avec délicatesse le livre, rangea son petit carnet de note, et la migraine lui montant à la tête, retourna vers le hangar.

   Le chevalier et Pierre discutaient autour de la table proche de la salle de vidéo-projection. Leurs regards se tournèrent vers Rose quand elle s’approcha d’eux.

   — Alors, tu as trouvé des pistes ? demanda Pierre de sa voix rocailleuse.

   Rose s’assit lourdement, repoussant la mèche de ses cheveux dans un souffle puissant.

   — Sur l’épée, non. Par contre, j’ai trouvé quelque chose de très intéressant : un autre moyen de détruire la bête.

   Pierre et le chevalier se penchèrent pour se rapprocher d’elle et écouter attentivement. Rose se tourna vers ce dernier.

   — Louis Langlois, cela te dis quelque chose ?

   — Peu… peut-être.

   — C’était un membre du temple solaire. Il avait infiltré crépuscule. Qui s’appelait d’ailleurs les chevaliers du crépuscule à l’époque. En tout cas, il indique dans l’ouvrage qu’un feu assez puissant, comme un feu de forge, serait capable de détruire la bête et l’orbe.

   Le chevalier s’affaissa sur sa chaise qui grinça douloureusement sous son poids.

   — Oui… oui dit-il. Cela pourrait fonctionner. Nos… nos armures son forgées, fondue à des chaleurs précises. Un feu trop puissant casse les propriétés… Oui, un feu de forge pourrait détruire l’orbe.

   Rose fit un mouvement de tête de satisfaction, et lança un regard à Pierre qui lui rendit. Ils se comprirent.

   — Le meilleure moyen reste, je le pense, de retrouver tout de même mon épée.

   — Ne t’inquiète pas, je n’oublie pas cela, et nous continuerons à chercher. En attendant, nous disposons désormais d’un plan B.

   Elle se leva de sa chaise, et partit ranger ses affaires au niveau des archives. Alors qu’elle sortait du sac l’appareil photo, Pierre vint lui toucher quelques mots à voix basse.

   — Tu veux que je te procure quelque chose ?

   Elle continua de déballer ses affaires, sans regarder Pierre.

   — Il faudrait que tu me trouves un où plusieurs ROKS-2. Des grappins-fusils aussi. Vois si tu peux recontacter nos anciens amis en Russie.

   Pierre acquiesçât avant de disposer. Tout en finissant de déballer ses effets, Rose repensa aux perspectives futures qui s’illuminaient, et entama les bases d’un plan d’attaque.

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