Je n'en finissais pas de cracher mes poumons.
- Éteins cette saloperie !
- Elle est éteinte, Martin.
- Dans ce cas, ouvre la fenêtre !
Sacha obéit et me regarda agoniser, la langue tirée, le teint vert. Lui affichait un sourire indulgent, guère surpris, comme s'il s'était attendu à ma réaction.
- C'est vraiment du poison ! Une véritable infection ! criais-je de temps à autre, quand j'arrivais à reprendre suffisamment mon souffle.
- On dirait que tu as tranché ton dilemme, grâce à moi.
- T'es fou ! Et si ça m'avait donné envie d'en prendre plus ? lui reprochai-je.
- Tu en aurais pris plus, c'est tout, répondit-il comme si c'était évident.
- Tu m'aurais laissé m'empoisonner ? m'indignai-je.
- Ça, c'est toi seul qui l'aurais décidé. Je ne vois pas pourquoi je t'en aurais empêché. Puisque tu es libre de rentrer après minuit, tu l'es tout autant de fumer ce qui te chante. Des fois, j'ai du mal à te suivre, Martin.
Je le dévisageai bizarrement. Je ne voyais pas comment un corps si frêle avait pu sans se flétrir garder ces volutes toxiques au fond de lui. Une image douloureuse m’apparut : en Sacha, que le gaz et les cendres avait longuement ravagé, tout devait être réduit en poussière. Mais pour en avoir le cœur net, il m’aurait fallu le sonder de l’intérieur ; du dehors, aucune de ses expressions ne semblait signifiante. Déjà il ne me regardait plus : ses pupilles s’était égarées sur le mur d’en face, observant je ne sais quoi. Des mimiques, sortes de grésillements nerveux, agitaient ses muscles par à coup. Elles lui donnaient un petit air de mépris calculé, mal joué. Il ne cherchait pas à le rendre vraisemblable, il suffisait que cela soit agaçant.
La paix de notre chaude étreinte, déjà oubliée, n'avait-elle rien guéri ?
Plus pénible que je ne l’aurais pensé, cette idée me poussa à me rappeler le déroulement des dernières minutes. Je cherchai à découvrir l’instant où tout s’était envenimé… pour y remonter. Et prendre une autre route. Mais j’avais du mal à penser. Mon esprit, malgré moi, préférait s’en aller jouir du réconfort que tenait à sa portée le souvenir encore vif de la distance annihilée entre moi et Sacha – le poids de ses bras sur mes épaules, les palpitations de son cœur sous le grain de sa peau.
Je restai ainsi longtemps prostré sur le lit, perdu en moi-même. La patience de Sacha, son obstination, ne pouvaient rivaliser. Il abandonna son attitude dédaigneuse, revint aux tartines pour tromper l’ennui. J’ignore ce qu’il farfouilla tout ce temps. Lorsqu’à la fin, comme il s’approchait de moi, je relevai les yeux, je vis qu’il ne les avait toujours pas mangées. Elles étaient deux, posées côte à côte, et dans le plus grand silence, sur le plan de travail.
Sacha s’assit en tailleur au bout du lit, le dos courbé, les avant-bras sur les genoux. Son inactivité me fit croire qu’il attendait quelque chose et les battements de mon cœur accélérèrent légèrement : je n’avais pas encore retrouvé le point de bascule que j’avais résolu de corriger.
- T’étais sérieux pour l’expo ? demanda-t-il soudain.
- De… De quoi ? bafouillai-je, troublé.
Il était passé à autre chose sans que je m’en rende compte.
- L’expo, répéta-t-il en se forçant à me regarder en face pour que le message passe mieux. T’as dit qu’on pourrait quand même y aller.
- Évidemment.
Son regard retomba quelques secondes, le temps de faire passer un sourire sur ses traits. Puis il se redressa un peu, cherchant une certitude :
- On ira ?
À mon tour je ne pus retenir un sourire.
- Oui.
Aussitôt, je sentis que ma réponse avait modifié quelque chose dans l’air. Il ne dit rien mais, du plat de la main, se mit à lisser la couverture de la même manière qu’on caresse un animal. Le geste n’avait rien de vif ou de crispé : un fil tendu à l’extrême entre nous deux venait de lâcher du côté de Sacha. Soudain, il était soulagé. C’était tellement évident qu’il n’avait pas besoin de l’exprimer à voix haute et tellement profond que je ressentais son apaisement comme s’il s’agissait du mien. Ça sortait simplement de lui, aussi naturellement qu’une nuée d’oiseaux prend son envol.
En un souffle, ses membres se déployèrent et il se retrouva debout sur le lit, duquel il descendit d’un bond de spationaute qui accueille l’apesanteur. Il se dirigea côté cuisine, revint une seconde après, me tendant une petite assiette où il avait niché les deux tartines. Je pris conscience du creux que la nervosité, en partant, avait laissé dans mon estomac, et portai à ma bouche l’un des morceaux de pain. Sacha fit de même ; ses dents s’avancèrent trop loin sur la tartine, il se retrouva la bouche si pleine qu’il pouvait à peine mâcher. Il appuya son poing contre ses lèvres en se moquant de lui-même. C’était toujours comme ça avec Sacha. La moindre chose touchait immédiatement ses limites, l’envahissait jusqu’à l’empêcher de respirer.
Il avait du chocolat sur le menton qu’il essuya d’un geste du poignet. Constatant qu’il avait seulement réussi à étaler la pâte sur le dos de sa main, il se leva pour aller chercher un torchon et marcha sur les livres encore étalés par terre. Alors, oubliant la raison pour laquelle il s’était levé, il se baissa et entreprit de ramasser un à un les ouvrages en défroissant les pages. Pendant quelques instants, je le regardai faire stupidement. Il me fallut cligner des yeux plusieurs fois avant que le déclic ne se fasse et que je lui vienne en aide. Pour compenser mon retard, je fondis sur le sol, soulevai une grande brassée de papier.
Je pensais avoir reposé le dernier volume sur l'étagère quand s’éleva dans mon dos la voix de Sacha, incertaine. J’eus l’intuition qu’il ne s’adressait pas à moi et, en me retournant, je le trouvai en effet penché sur un livre. Les mots dans sa bouche étaient des mots déchiffrés. Décryptés. Chacun était un accroc, chaque caractère un obstacle à la révélation du sens. Plus tard, lorsque je vérifiai la feuille de notes qu’il avait prises pour moi au cours d'esthétique, j'y découvris de grands mots savants ne sachant pas l'orthographe : des mots de Sacha. Les accompagnaient des copies de tableaux au stylo-bille dont la limite des couleurs disponibles semblait avoir été la pire des frustrations. Il était difficile de savoir ce qu’il avait retenu du cours. Difficile de comprendre ce qu’il avait compris. Néanmoins, lorsqu’à ce moment-là, dans notre chambre silencieuse, il heurta les lettres les unes contre les autres, je devinai le pessimisme de Schopenhauer et le lui confisquai sans prévenir.
- Ne lis pas ça !
À la place, je lui mis dans les mains un exemplaire de Spinoza :
- Je préfères que tu me lises quelque chose qui me rappelle que certaines joies ne sont fondées que sur des causes extérieures.
- Ce qui veut dire ? demanda Sacha, levant un sourcil.
- Que je veux avoir une idée adéquate de toi.
- C'est le plus beau compliment qu'on m'ait jamais fait. Tu me l'expliques ?
- Tu comprendras en lisant.
Désolée pour ce long silence, je me suis aventurée dans d'autres contrées artistiques et je reviens seulement maintenant sur PA ! J'espère que tu vas bien. Je viens de lire quatre chapitres de Symphonie de Borée et je le trouve toujours aussi agréable à lire. La relation entre les personnages est finement développée et les personnalités complexes et attachantes. Une belle poésie qui surgit parfois au détour des phrases ! Je ne sais pas bien où tu nous emmènes, pour l'instant, mais je fais le chemin avec plaisir :)
A très vite,
Claire
Je suis ravi de te revoir ! Je vais bien, j'espère que toi aussi et que ces derniers mois ont été fructueux sur le plan artistique.
Merci pour ton commentaire et pour ta patience. Je me dis souvent que Symphonie est vraiment trop long pour un webnovel. Il faut attendre une trentaine de chapitres avant que l'histoire ne prenne un tournant. Mes lecteurs sont courageux !