17 - Un livre ouvert

Sans me lâcher des yeux, Sacha se rassit sur le lit et ouvrit le livre à la première page, l’air soupçonneux. Je pris place à côté de lui tout en me demandant comment montrer patte blanche, car il continuait de me surveiller du coin de l’œil, moi ou plutôt le mauvais tour auquel il faisait semblant de s’attendre. Je me calai, innocent, contre l’oreiller, les mains croisées sur le ventre. Assuré d’avoir pour public un élève discipliné, il entonna les premiers mots de Spinoza en jouant les grands professeurs. Mais son imitation ne dura pas une ligne tant la lecture exigeait de lui sérieux et concentration.

Les mots tiraient sur les chaînes qui les retenaient, ils s’arc-boutaient et, enfin, leurs liens coupés, s’ébattaient joyeusement. Je ne tentais pas de leur faire la chasse pour en subtiliser le sens. Ne m’importait que la voix de Sacha. Elle avait le pouvoir de ralentir le temps. De l’adoucir, une syllabe après l’autre. Je laissai mon esprit dériver et la lumière s’oranger.

Mes yeux finirent par se clore, mais j’écoutais toujours. J’en tirai la conclusion que je ne perdrai pas le fil si je m’allongeais et m’étendis confortablement. Sacha suspendit sa lecture, je dus le relancer :

- « Il appartient à la nature d’une substance d’exister. »

- Quoi ? réagit-il.

- C’est ce que tu viens de dire, non ?

- Hum…

Il eut besoin de temps pour vérifier. Manifestement, je savais mieux que lui ce qu’il lisait. Mais ce n’était pas pour lui déplaire :

- Tu fais pas juste semblant de m’écouter alors ?

- Bah non, soufflai-je, agacé.

Pour qui me prenait-il ?

Sacha redoubla d’efforts, des efforts, hélas, que je ne pus apprécier à leur juste valeur, pris d’un engourdissement. Ma nouvelle position ne me convenait plus, j’en avais assez d’être sur le dos. Je me tournai sur le côté et, cherchant à surélever ma tête, me retrouvai légèrement appuyé contre son flanc. Plus les minutes passaient et plus je glissais sur lui, si progressivement que je ne m’en apercevais pas. Lui s’en rendit compte, parce que je gênais le bras qui tenait son livre :

- Mets-toi bien, souffla-t-il en m’offrant l’espace sur ses genoux.

Pris de court, j’obéis sans discuter. Et la lecture reprit tandis que je guettais les micro-mouvements qu’elle induisait dans ses membres. L’une de mes oreilles était toujours tendue vers Spinoza, mais l’autre se tenait à l’affût des palpitations sous le tissu du pantalon. Je saisissais une chaleur et un frottement indistincts dont je ne savais s’ils émanaient de lui ou de moi. C’était une expérience étrange qui se poursuivit jusqu’à ce qu’il soit trop fatigué.

Au bout d’un moment, la couverture du livre retomba sur ses pages. Sacha s’étira en bâillant.

- J’en peux plus de parler. Prends la relève.

J’émis une longue interjection pensive. Rien ne me venait à l’esprit, à l’exception d’une question qui me taraudait :

- Pourquoi tu veux à ce point aller à cette expo ?

Il eut un temps d’arrêt, surpris que je revienne là-dessus. Puis il tourna la tête vers la lucarne dans un haussement d’épaules un peu brusque.

- Je sais pas, pour sortir...

Il n’avait pas envie de me le dire. Le connaissant, il valait mieux ne pas insister. Mais alors, je ne savais vraiment pas de quoi nous pouvions parler. Il n’était pas raisonnable de lui demander un avis sur ce qu’il venait de lire. Je le fis pourtant, poussé par le manque d’inspiration.

- Sérieux, j’ai la bouche sèche, s’esquiva-t-il.

Je voulais bien le croire.

- Je vais te chercher un verre d’eau ?

J’avais juste besoin de quelques minutes pour permettre à mes muscles d’émerger de leur sieste.

Sacha ne m’accorda pas ce temps.

- C’est pas une mauvaise idée, dit-il en privant ma tête de son coussin vivant.

Bousculé de la sorte, je n’eus d’autre choix que de me redresser mais, le temps que je reprenne mon aplomb, il avait disparu. C’est-à-dire qu’il n’était pas en train de se servir de l’eau. Je dus me pencher pour le découvrir accroupi au sol, au milieu des vêtements qui n’avaient pas bénéficié comme les livres d’un traitement de faveur :

- Ah, c’est encore là, ça.

- On a fait les choses à moitié, railla Sacha.

Il ramassa un T-shirt à manches longues et le secoua pour défaire les plis. C’était un vêtement qu’il ne m’avait encore jamais emprunté. On voyait immédiatement qu’il aurait flotté dedans s’il lui était venu l’idée de l’enfiler. L’habit tenu devant son corps lui arrivait à mi-cuisse. J’avais en réserve des chemises et des polos à peu près à sa taille mais, celui-ci, j’étais seul à le porter. Il n’en avait pas l’utilité. Et pourtant il en prenait soin.

- Eh, perds pas ton temps avec ça, l’interpelai-je. C’est mes fringues. Je les rangerai.

- On en a déjà parlé, répliqua-t-il. Laisse-moi me rendre utile. Je squatte, c’est déjà assez.

Avec détermination, il voulut étaler le T-shirt à plat pour en rabattre les manches droit dans le dos, mais il dut s’y reprendre à deux fois : il se trouvait trop près d’un mur, ce qui l’empêchait de tendre les manches. Je jetai à ce mur un air de reproche et, du regard, fis le tour de ses comparses, qui n’étaient pas bien loin.

- Tu parles d’un squat. C’est la honte de te faire vivre là-dedans : si on divise la surface entre nous, ça fait tout juste six mètres carrés chacun.

- Ouais, ben moi quand je suis seul, je me fais souvent la réflexion que l’appart est trop grand.

Un silence.

- Alors il faut le remplir.

J’avais dit cela après avoir cligné plusieurs fois des paupières devant l’émotion qu’il avait décrite sans oser la montrer. Tout en parlant, il était resté concentré sur un pantalon qui, après le T-shirt, lui donnait du fil à retordre. Ce pantalon, il l’avait déjà mis, mais il avait eu besoin d’une ceinture pour étouffer le vide dans lequel il nageait.

Comme je m’étais rapproché en silence, il interrompit sa tâche, décontenancé. Afin de ne plus brandir ma silhouette trop grande au-dessus de lui, je me baissai à sa hauteur et attrapai sur le sol un haut que je serrai comme un licou autour de lui, m’assurant ainsi qu’il me suivrait lorsque je me redresserais. Ma ruse fonctionna, il accompagna mon mouvement, quoique sans comprendre pourquoi je faisais ça. J’attirai son attention sur le vêtement en l’agitant sous son cou.

- Ça te dirait pas d’avoir des affaires à toi ?

Sacha plaqua le pull contre lui en suivant du bout des doigts les mailles ondulées qui avaient un peu l’aspect de la vapeur au-dessus d’un café fumant. Quelques secondes il se laissa aller à une rêverie, en témoignait le sourire un peu gêné qui naissait sur son visage, mais bientôt la gêne prit le dessus et fut seule perceptible.

- Pourquoi tu m’offrirais des vêtements ? demanda-t-il en tournant vers moi ses sourcils froncés. Et, se dégageant du pull qui l’emprisonnait, il ajouta : Pourquoi t’es aussi attentionné tout à coup ?

Je baissai le menton d’un air confus et je pensai que je pourrais me contenter de ce geste avant de sentir la force du soupçon planté devant moi. Il n’avait pas l’intention d’en rester là.

- Ben… fis-je pour gagner du temps.

Ce ne serait pas la première fois que je lui achèterais quelque chose. Son oreiller avait même été, en quelque sorte, un « investissement ». Cependant, il était vrai que l’intention était maintenant différente. Elle ne venait pas du même endroit, elle avait surgi de mon cœur plus que de ma raison, précisément pour compenser ce que j’estimais être un manque d’attention de ma part. Je lui laissais tout le soin de ranger l’appartement, sans parler que j’avais pris mes aises sur ses genoux… Et ce alors que nous sortions d’une dispute au cours de laquelle je l’avais fait pleurer. Mais ce n’étaient pas ses larmes qui m’avaient désarmé. Je crois que c’était plutôt… Mes yeux papillonnèrent, comme sous le coup d’un éblouissement. Les couleurs lancinantes de son récit d’enfance passaient en arrière et en avant de moi, sur les murs, sur les livres et les vêtements. Leur mouvement giratoire laissait des traînées dans mon imagination qui constituait leur ultime retraite : partout ailleurs, en Sacha tout d’abord, un brouillard trouble les avait éclipsées. Un brouillard âcre et corrosif, une tristesse envahissante.

- C’est, avouai-je à demi-mot, quand tu as fumé cette cigarette.

Des ruines entraperçues. Et, vision plus nette que tout le reste, sa facilité à marcher parmi les décombres. Oui, c’était cela, surtout, qui m’avait frappé, quand moi je me roulais à terre, les organes en feu : pour lui…

- Ce n’était pas la première fois.

- Ah, oui, je vois. La jeunesse perdue… Ça te dégoûte.

Il y eut un blanc.

Sacha n’avait même pas pris la peine de se fabriquer un masque de colère et de mépris. Il était juste profondément déçu.

Aussitôt je m’en voulus de m’être si mal exprimé. Par peur du mélodrame, j’étais resté distant. Le ton de mes phrases empestait le jugement. La honte me paralysa, je devins aussi rigide qu’un rocher. Sacha n’avait même pas envie d’entendre des excuses : il ne les penserait pas sincères. Le silence s’étira encore un peu et, tout d’un coup, il dit :

- Y avait un pion au foyer qui nous faisait venir dans son bureau certains soirs. Il avait une télé, on discutait et il nous filait des cigarettes.

J’étais scandalisé ; je n’en montrai rien.

- Ça nous occupait, alors on les prenait sans réfléchir. C’est pas mal quand on sait pas quoi dire. Dans la rue aussi, c’est arrivé que des gars me passent des clopes, histoire d’avoir un prétexte pour les fumer à côté de moi. C’était un peu pareil au foyer, je crois que si elles avaient pas été là, on serait tous retournés dans nos dortoirs : la télé, au final, c’était chiant. On avait l’impression qu’à chaque fois qu’on l’allumait, c’était la pub. On pouvait parler plus fort que le son ou souffler de la fumée sur l’écran, ça dérangeait pas. Fallait juste se tenir à carreau quand le match commençait. C’était le seul truc qui les intéressait. Moi, je m’en foutais un peu, mais ça valait toujours mieux que de rester seul dans son lit comme un con. Et puis, en attendant le foot, t’avais le pion qui lisait les horoscopes dans le magazine du programme télé. Il y croyait à fond, je te jure. Des fois c’était marrant. J’en ai appris, des trucs, sur les planètes.

Sacha me jeta un coup d’œil qui me donna l’impression d’être Saturne claudiquant, entré en conjonction – par accident, bien entendu – avec sa constellation fétiche. Il avait repris sa place au milieu des vêtements. Assis par terre, il avait posé ses deux bras et sa tête sur le dessus du lit et me regardait ainsi d’en bas, moi qui étais toujours debout. Il m’observait comme à travers un télescope.

En me racontant tout cela, Sacha n’avait pas tant cherché à se justifier qu’à me mettre froidement face à sa situation, présentée dans son ensemble. Il voulait m’obliger à prendre une attitude, répulsion ou antipathie, pourvu que ce soit assumé. Mais je ne ressentais rien de la sorte à son égard.

Ne voyant rien venir, il recommença à plier des habits. C’était une manière, sans doute, de cacher sa déception quant à mon manque de réaction : je n’avais pas formulé la moindre réponse malgré la longueur de sa réplique.

Cela me rappela soudain qu’il n’avait toujours pas bu depuis qu’il avait annoncé avoir la gorge sèche. Cette fois, je n’attendis pas qu’il le fasse pour aller lui chercher de l’eau. En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, j’étais accroupi à sa hauteur et lui tendais le verre. Un instant, il me considéra, surpris.

- Tu n’avais pas soif ?

Il grommela avant de prendre dans sa main et enfin de boire le verre offert. Sa gorge tendue ondula au passage de l’eau. J’en conçus une joie inexplicable, certainement excessive, et prononçai alors une phrase qui le fit suspendre son action :

- Merci d’avoir partagé tes souvenirs avec moi.

- Pff, fit-il comme si ça n’avait pas d’importance en faisant tourner son reste d’eau au fond de son verre.

Il y replongea son nez, dont le teint s’était réchauffé, et le termina avec avidité.

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Baladine
Posté le 04/05/2024
Bonjour Saint Loup,
J'ai beaucoup apprécié ce chapitre, ce déroulé de la relation tout en douceur et en délicatesse. Il y a des passages très poétiques : "Les mots tiraient sur les chaînes qui les retenaient, ils s’arc-boutaient et, enfin, leurs liens coupés, s’ébattaient joyeusement."
et " Je laissai mon esprit dériver et la lumière s’oranger."
A très vite !
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