16. Enchaîné

Par tiyphe
Notes de l’auteur : /!\ Ce chapitre peut heurter la sensibilité des plus jeunes /!\

Jacques

Deux jours après avoir emprisonné l’enfant, Jacques se décida finalement à lui rendre visite. Il avait passé ces quarante-huit heures à étudier le chat qui avait soi-disant été créé et à s’essayer lui-même à la Création, sans succès pour l’un comme pour l’autre. L’animal se régénérait, ne mourait pas et ressentait la douleur, comme un Occupant humain. Quant à matérialiser des objets, c’était des formes approximatives avec peu de détails qui ne dépassaient pas la taille d’un tabouret.

Il avait encore du mal à comprendre comment il avait pu modeler la peluche aussi parfaitement alors qu’il ne l’avait jamais étudiée. Il ne faisait pas le lien avec le moteur de son pouvoir : les émotions, comme pour tous les Créateurs.

La veille, un de ses complices était venu le trouver pour lui annoncer le départ d’un petit groupe d’expédition parti à sa recherche et celle du garçon. Louise faisait partie de la troupe, ce qui voulait dire qu’il ne restait que Jeanne au château de l’Entre-Deux.

Cette nouvelle réussit à l’apaiser quelque peu. Deux choix s’offraient maintenant à lui. Attendre que Louise le trouve et prendre sa revanche sur elle, mais pour cela le gamin devait lui créer son arme. Ou en profiter pour s’emparer de la forteresse des mains de Jeanne tant qu’elle y serait seule.

Les doigts sur le menton, Jacques se caressa sa barbe broussailleuse, qu’il n’avait pas taillée depuis un moment. Peut-être, pouvait-il faire les deux, s’occuper de la gamine, puis attaquer le château et se proclamer roi, empereur ou président. Une moue satisfaite se dessina sur ses lèvres alors qu’il replaçait ses lunettes rectangulaires sur son nez. Il ouvrit la porte menant à la chambre de l’enfant.

— Bonjour Tom, railla-t-il avec un sourire carnassier sur le visage. J’espère que tu as pris le temps de réfléchir à ma proposition.

L’intéressé leva la tête vers son geôlier. Il était à genoux sur le carrelage froid de la pièce. Ses mains, ligotées dans le dos par les liens d’aciers, semblaient inanimées. Jacques parut se ressaisir un instant, observant son prisonnier. Comment en était-il arrivé là ? Il se revoyait à la place de Tom. Petit garçon aux cheveux ras et noir, il avait souvent été enfermé dans un placard pendant de longues heures, parfois des nuits entières. Et à chaque fois qu’il en était sorti, il avait considéré les cadavres de bouteilles au sol et ses parents qui se disputaient encore et toujours, jusqu’à ce que leur colère se retourne contre lui.

Sa propre aigreur reprit le dessus et il retira le bandeau qui masquait le regard vide de l’enfant. Ce dernier posa ses yeux, habituellement d’un profond bleu nuit, devenus voilés par les larmes qui paraissaient ne s’être jamais arrêtées, sur le Grand Occupant. Il renifla comme pour avaler un nouveau sanglot et se redressa afin de lui faire face.

Jacques s’accroupit à sa hauteur et tira sur son col pour l’approcher de lui. Tom lâcha un gémissement de douleur, mais l’homme ne s’en formalisa pas. Il avança sa tête jusqu’à ce qu’il ne reste que quelques centimètres entre eux deux. La peur se lisait dans le regard du garçon.

Le sourire du tortionnaire se rétrécit jusqu’à ce que ses lèvres se pincent. La rage, l’ambition et le pouvoir semblaient l’encercler jusqu’à envahir la pièce entière. Il n’avait plus conscience de ses inquiétudes, du monde qui l’entourait, ni même de sa propre humanité. Tom devait le sentir aussi, car il tremblait sous la main de son bourreau.

— Si tu collabores, j’arrêterai de te faire du mal, articula-t-il lentement.

Le garçon sembla rassembler tout son courage et répondit, calmement :

— Je peux pas aider avec les mains attachées.

Jacques marqua une pause avant de répliquer :

— Tu vas m’apprendre.

L’homme se leva en repoussant l’enfant en arrière. Ce dernier s’écrasa sur ses chaînes en geignant. Après avoir redressé ses lunettes sur son nez, Jacques se déplaça derrière son prisonnier et décrocha brutalement les menottes du mur. Il conduit Tom dans la cour où le garçon s’était entraîné la semaine passée. Il le jeta sur un tabouret en bois à trois pieds, qu’il avait réussi à matérialiser la veille, et se mit face à lui.

— Apprends-moi à créer, ordonna-t-il.

***

Tom

Toujours menotté, Tom regarda l’homme qui se tenait devant lui comme s’il était fou. Jacques dut croire qu’il n’avait pas assimilé son ordre puisqu’il répéta, plus durement :

— Apprends-moi à créer !

Le garçon ressentit, un instant, de l’ennui. Sans s’en rendre compte, il pensa à voix haute :

— J’avais compris la première fois.

Il remarqua rapidement sa bêtise lorsque sa joue éprouva une intense douleur. Jacques se tenait la main, le regard féroce.

— Manque-moi de respect une fois de plus et je te ferai connaître les pires souffrances, cracha-t-il.

Tom laissa une larme perler sur sa pommette rougie. Qu’avait-il contre lui ? Pourquoi le retenait-il prisonnier ? Pourquoi le frappait-il ? Le courage du petit était sur le point de s’évaporer. Les sanglots menaçaient de reprendre. Il baissa le regard vers le sol pour cacher sa peine. L’élancement se calma finalement et il releva la tête. Jacques avait le visage concentré et les yeux fermés. Après presque une minute, une assise semblable à celle sur laquelle il était posé apparut.

Jacques ouvrit les paupières et un petit sourire satisfait passa furtivement sur ses lèvres. L’objet était plus détaillé que le premier et la confiance de son confectionneur semblait améliorer sa création. L’homme croisa les mains dans son dos et toujours debout derrière le tabouret se reconcentra sur Tom qui soutint son regard, pourtant surpris.

— Vois-tu, Tom, je suis moi-même un Créateur, déclara-t-il. Le problème, c’est que je suis lent, je n’arrive pas à matérialiser des objets plus gros qu’un simple siège comme celui-ci.

Il marqua une pause, comme s’il laissait le temps à l’enfant d’assimiler ces informations. Puis, il continua :

— Montre-moi comment ça fonctionne, que je puisse aller plus vite et surtout que je puisse créer ce que je veux. Je t’ai observé pendant une semaine. Ça ne doit pas être sorcier.

Tom attendit un instant avant de répondre. Il n’avait pas envie de lui couper la parole, de peur de recevoir un nouveau coup. Lorsqu’il comprit que l’homme avait fini de parler, il se permit alors d’intervenir :

— Je sais pas comment vous apprendre. J’ai que 8 ans. Ça fait qu’une semaine que j’ai le pouvoir. Je...

De la colère passa dans le regard du Grand Occupant. Tom suspendit sa phrase et se recroquevilla de peur de recevoir une nouvelle gifle, mais l’homme soupira. Pour une fois depuis ces deux derniers jours, ses yeux redevinrent plus doux, presque gentils, comme s’il était gêné de montrer une faiblesse, comme s’il était de nouveau celui que les deux frères avaient rencontré, sans toute cette colère qui le possédait. Il expliqua :

— De mon vivant, j’étais ouvrier, puis chef de chantier. C’était dans les années 40-50, enfin 1840-1850, précisa-t-il. J’avais des responsabilités, une équipe à ma charge, j’étais quelqu’un d’important dans mon domaine.

Tom écoutait attentivement, sans vraiment percevoir où l’homme voulait en venir. Jacques se déplaça afin de s’asseoir sur le tabouret. Il posa ses coudes sur ses cuisses et croisa ses mains devant lui avant de continuer :

— J’étais dans le naval. Nous construisions les meilleurs bateaux à vapeur d’Europe. Pendant ces années-là, j’ai participé à l’élaboration des Inexplosibles. Ils voyageaient principalement sur les fleuves. Dans mes dernières années de vie, j’ai pu travailler sur des projets de navires qui traverseraient l’Atlantique.

Jacques avait à présent le regard dans le vide. Il semblait s’être perdu dans son passé, nostalgique d’une expérience antérieure qui le rendait plus humain. Il reporta finalement son attention sur le garçon.

— Je te raconte tout ça pour te montrer que, dans ma vie, j’ai fait des choses extraordinaires. Je n’avais ni femme ni enfant. J’ai quitté mes parents à l’âge de 13 ans, j’ai dû me débrouiller seul et j’ai réussi. Ça a l’air si simple pour toi lorsque je te regarde faire. Il doit bien y avoir un mode d’emploi, une datasheet, une méthode, quelque chose.

Tom pensa dans un premier temps que cet homme avait un ego démesuré, puis qu’il était fou. Pour lui, la Création était instinctive, il élaborait d’abord dans sa tête et l’instant d’après, le résultat de son idée apparaissait. La seule condition à son échec était de trop fortes émotions négatives.

— Explique-moi ta démarche pour concevoir un tabouret, par exemple, lança Jacques en montrant les deux objets sur lesquels ils étaient assis.

— Pouvez-vous me détacher ? tenta Tom.

Jacques sembla hésiter un moment. Cependant, Tom était si effrayé par le Grand Occupant qu’il n’osa même pas essayer de s’échapper lorsque ce dernier retira finalement la ferraille qui lui enserrait les poignets depuis deux jours. Il se les frotta un instant tout en calmant sa respiration.

À 8 ans, Tom était un enfant très émotif. Il réagissait de façon excessive à chaque situation. Il riait aux éclats lorsqu’il était heureux, pleurait toutes les larmes de son corps tandis qu’il était triste et piquait des crises déraisonnables quand il était en colère. Il avait donc remarqué qu’il devait être calme pour créer. La peur, la haine et le chagrin entravaient ses pouvoirs.

Il inspira, expira, plusieurs fois. Les yeux fermés, il visualisa un tabouret, les trois pieds, le plateau pour s’asseoir. Il décida d’y ajouter des détails : des gravures représentant sur chaque pied des ronces, une vigne vierge s’enroulant autour du pilier de bois et sur le dernier des chaînes. Tout lui venait de son esprit, c’était sa création, sa signature. Ses paupières se levèrent afin qu’il contemple son œuvre.

Le même objet qu’il avait imaginé trônait entre les deux Occupants. Le garçon redressa la tête vers Jacques. Ce dernier avait la bouche ouverte. Il la clôt vivement. Tom crut apercevoir de l’admiration passer discrètement dans le regard du tortionnaire.

— Je sais pas vraiment comment je fais, essaya d’expliquer l’enfant. Je ferme les yeux et j’imagine l’objet, dans ses moindres détails. Après, il est devant moi.

Jacques sembla se renfermer un instant.

— J’ai conscience de tout cela, grommela-t-il. Il me faut plus de précisions.

— Je... je..., bégaya Tom. Je ne sais pas si vous allez me croire, continua-t-il d’une petite voix.

— Essaie toujours.

Le garçon réfléchit en soupirant. Comment pouvait-il expliquer son histoire de monde de rêves à un homme qui ne semblait pas être convaincu des choses qui n’existent pas ? Il se dandina sur son siège avant de prendre la parole :

— Quand je ferme les yeux, je me concentre sur mon imagination, c’est comme un monde dans ma tête. C’est là que mon esprit, mon petit moi, crée ou fabrique ce que je lui demande de faire. J’ai juste à visualiser ce que je veux faire apparaître pour que ça fonctionne. Je construis et ça apparaît.

Les explications lui avaient paru bien plus claires en pensées. Il se tortilla, gêné, attendant la réaction de son interlocuteur. Jacques ne sembla pas s’inquiéter du manque de compréhensibilité de ses paroles, il avait plutôt l’air de réfléchir. Tom le vit fermer les yeux. Une minute et quelques secondes plus tard, un quatrième tabouret se dessina dans la réalité. Il était un peu plus haut que les trois autres et le bois était plus foncé. Jacques attrapa l’objet et le regarda sous toutes ses coutures.

— J’ai pourtant imaginé des gravures comme toi. Je ne les vois pas.

Il serra le poing. La colère montait en lui, cela se remarquait dans l’expression de son visage. Malgré la peur, Tom se leva et s’approcha. Il demanda silencieusement à examiner l’objet. En grognant, Jacques le lui tendit. Le garçon observa l’assise et les pieds. Il crut apercevoir quelques rainures. Il les montra au Grand Occupant.

— Regarde là, pointa-t-il du doigt. Vous avez imaginé une ancre de bateau, non ?

Jacques s’approcha, redressa ses lunettes sur son nez et étudia de plus près, là où lui indiquait l’enfant.

— Tu te moques de moi gamin ? Je ne vois rien ! s’énerva le Grand Occupant.

Il arracha le tabouret des mains du garçon et le jeta avec force au sol. L’objet se brisa en éclats et Tom dut protéger son visage de ses bras. L’instant suivant, Jacques lui attrapait de nouveau les poignets pour les attacher dans son dos.

— La récréation est terminée. J’ai des choses à faire. Nous réessaierons demain, conclut-il.

Alors que l’homme, aux lunettes rectangulaires, traînait l’enfant en pleurs jusqu’à la maison, les deux Occupants ne remarquèrent pas la cigogne sur le toit de la bâtisse, un ours en peluche dans la patte.

 ***

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