Louise
Louise se sentait exténuée, comme si elle n’avait pas dormi depuis plusieurs jours. Elle n’avait pas ressenti cette sensation depuis sa mort et elle ne savait plus comment y faire face. Pendant l’obscurité, elle avait essayé de somnoler, mais sans résultat.
C’était le matin de leur départ. Les premières lumières éclairaient doucement le ciel et le sol. La Princesse était sur le balcon de sa chambre. Elle observait son royaume s’illuminer. Petit à petit, les ombres effrayantes, la noirceur et les horreurs de l’obscurité disparaissaient, laissant place à un gris, de plus en plus pâle.
Depuis son évanouissement, Jeanne avait dû gouverner seule l’Entre-Deux et Louise culpabilisait de devoir la laisser une fois de plus. Même si le nombre d’Occupants les aidant à gérer le monde était davantage important, il était difficile de s’employer à régler toutes les affaires. Depuis quelques années, un grand retard s’accumulait dans les commandes d’habitation, le dortoir commençait à être saturé et la petite criminalité était apparue dans certains quartiers isolés.
Le regard émeraude sur le lac au loin, Louise écoutait à peine ce que lui disait Jeanne. Ça avait été le même discours toute la nuit. Son amie avait tout essayé, toutes les excuses, tous les arguments. Mais rien ne ferait changer d’avis la jeune femme. Elle voulait s’éloigner du château, elle devait quitter sa maison et ses raisons lui semblaient suffisantes. Louise se sentait menaçante pour son peuple et aussi dangereuse pour son amie. Quand bien même elle ne pouvait pas tuer les Occupants, déjà morts, elle pouvait leur faire du mal et c’est ce qui s’était malheureusement passé dans les souterrains.
Une partie d’elle avait l’impression qu’elle fuyait ses responsabilités. Un sentiment de colère monta alors dans les tempes de la Princesse et au bout de son nez. Sa décision était prise et elle devait s’y tenir. Elle sentit un courant affluer dans son sang jusqu’à ses doigts.
— Mademoiselle Louise ? entendit-elle.
Elle se tourna vers une Jeanne au regard craintif. La jeune fille observa ses mains et vit les filets bleutés d’électricité entre ses phalanges. Sa soudaine surprise mit fin au phénomène. Elle reporta ses yeux sur son amie.
— Oh non Jeanne, gémit la Princesse. Pas toi, s’il te plaît, pas toi.
Elle s’approcha de la femme, les larmes prêtes à s’écouler.
— Tu ne peux pas avoir peur de moi. Si même toi tu es effrayée, comment pourrai-je… comment ?
Elle s’effondra dans un fauteuil de la terrasse et appuya la tête dans ses mains.
— Tout le monde est angoissé de ce que je peux faire. Je me dois de les accompagner, Jeanne, se reprit-elle en relevant le visage.
— Je n’ai pas peur de vous, Mademoiselle Louise, prononça finalement son amie en se rapprochant d’elle. Je suis inquiète de ce que je ne connais pas. Comment est-ce venu ? Qu’est-ce que cela signifie ? Est-ce dangereux pour vous ? Est-ce dommageable pour les autres ? Est-ce contagieux ? Pourquoi maintenant ? Pouvez-vous le contrôler ? Cela fait plus d’une semaine que je me pose toutes ces questions en boucle et plein d’autres. J’ai peur pour vous, Louise.
La Princesse leva un sourcil. Depuis les 472 ans passés dans ce monde et les quelques années de leur vivant, Jeanne ne l’avait jamais appelée uniquement par son prénom. En fait, elle n’avait jamais accepté de la tutoyer ou de la reconnaître autrement que par « Mademoiselle Louise ». La jeune dirigeante n’était finalement pas la seule à subir des changements remarquables ces derniers temps.
— Tu comprends alors pourquoi je dois partir, souffla la cadette. De plus, Tom est important, il est Créateur également, nous ne pouvons le laisser entre les mains de personnes malveillantes.
Elle fit une pause, avant de poursuivre plus bas :
— Comme Jacques.
Jeanne se redressa et une lueur sévère passa dans son regard.
— Je ne crois pas que Jacques soit responsable de la disparition du petit, gronda-t-elle. C’est un Grand Occupant, le plus important, il connaît ses obligations.
Louise leva une main pour arrêter son amie.
— Je sais ce que tu penses de lui, Jeanne, rétorqua-t-elle. Je sais l’affection que tu lui portes. Je ne l’ai jamais aimé et je n’ai jamais compris ce que tu lui trouvais.
La Princesse ne remarqua pas la grimace qui passa sur le visage de Jeanne. Elle poursuivit :
— Ce n’est qu’une possibilité que j’envisage et je pense que nous ne devons pas mettre de côté cette éventualité. Pour le moment, Sibylle est parvenue à séduire Lucas, mais je suis sûre qu’elle n’est pas entièrement innocente.
Jeanne plissa les yeux. Un fin sourire s’installa sur ses lèvres.
— Qu’y a-t-il ? demanda la jeune femme, étonnée.
La bouche de la grande Créatrice s’étira de plus en plus, déconcertant la Princesse qui se crispa dans son siège.
— C’est donc ça, fit mystérieusement Jeanne. Ce n’est pas parce que vous êtes dangereuse pour les Occupants de l’Entre-Deux ou parce que Tom est important. C’est parce que Sibylle est parvenue à séduire Lucas, où devrais-je dire Conan.
Jeanne se mit à rire bruyamment. Les joues de Louise commencèrent à se roser. Ce n’était pas de la colère cette fois, mais de la gêne. Elle ne comprenait pas pourquoi elle ressentait cela, ce qui l’embarrassait d’autant plus. Elle se leva de son siège et, après avoir lancé un petit « Je dois finir de me préparer », se dirigea vers sa chambre. Elle n’avait rien besoin de plus que ce qu’elle avait déjà sur elle, mais c’était sa façon de s’éclipser d’une conversation incommodante.
Elle s’était changée dans une robe légère et peu encombrante. Dans les tons vert sombre et beiges, les motifs cachemires s’entrelaçaient sur son corset et ses épaulettes. Sous la jupe, comprenant les mêmes dessins, elle portait une paire de bottines de cuir confortables pour la marche. Rapidement, elle se créa un grand chapeau assorti à sa robe. Ses cheveux étaient lâchés sur ses hanches, libres.
Elle mémorisa une dernière fois sa chambre comme si elle n’y remettrait plus les pieds pendant un long moment. Jeanne se tenait sur le pas de la porte, un sourire malicieux sur les lèvres. D’un regard, elle lui demanda si elle était prête et la Princesse lui répondit en hochant la tête. Les deux femmes descendirent les marches. Louise se retourna sur le tableau représentant Conan et elle.
— Je te libérerai, mon amour, murmura-t-elle.
Arrivée dans la cour du château, elle aperçut Lucas et Sibylle qui les attendaient. Le jeune homme, toujours aussi insolent, les mains sur les hanches, lança :
— Tu es en retard, Princesse.
Louise sentit qu’il avait bien insisté froidement sur le dernier mot. Elle ne releva pas et, sans adresser un regard à sa rivale, elle annonça :
— Eh bien, allons-y.
***
Lucas
Lucas avait rejoint Sibylle la veille dans la soirée. Agacé, il avait dû lui expliquer que la Princesse les accompagnait. Ils n’avaient pas besoin d’elle et Louise avait sûrement plus de choses à faire au château plutôt que de partir à l’aventure. La jeune rousse avait dû ressentir sa contrariété puisqu’elle s’était enquise à le détendre.
Lucas avait passé beaucoup de nuits avec plusieurs filles de son vivant. Mais aucune ne lui avait fait ce que Sibylle lui fit cette nuit-là. Avant, comme après son arrivée dans l’Entre-Deux, il s’était toujours demandé s’il y avait du sexe après la mort. Sa réponse fut plus que satisfaisante.
Il était à présent dans la cour du château et attendait les deux femmes. Sibylle l’avait prévenu qu’elle devait passer chez quelqu’un de sa famille avant de le rejoindre. Et la Princesse se ferait inévitablement désirer.
Il se remémorait leur nuit. Le sang commença doucement à pigmenter ses joues, tandis qu’il ressentait des fourmillements dans son bas-ventre.
— Pense à autre chose, Lucas, pense à autre chose, se murmura-t-il.
Il secoua la tête. L’Entre-Deux était encore dans l’obscurité, mais la cour était doucement éclairée afin d’éloigner les ombres effrayantes du château et les repousser derrière le rempart. La lumière ne se lèverait pas tout de suite, il avait un peu de temps pour lui.
Le jeune homme décida alors de vérifier, pour la huitième fois, ce qui se trouvait dans son sac à dos, qu’il s’était fait. D’aspect, il ressemblait à une simple besace de cours. Pourtant, Lucas lui avait donné la possibilité de contenir la quantité d’au moins dix grosses valises pour un poids plume. C’était grâce à la Création 2.0, comme il aimait la nommer, qu’il réussissait à produire des objets pour le moment inexistants sur Terre ou alors relevant de la magie ou de la science-fiction. Le garçon avait encore des difficultés à réaliser que son pouvoir était plus important que celui des Créatrices originelles.
Lucas plongea donc la main dans la grande poche. Il trouva tout d’abord la carte holographique qu’il avait construite avec l’aide de Sibylle. Elle ressemblait, à première vue, à un petit globe métallique de la taille d’une balle de tennis. En appuyant sur l’unique bouton, un hologramme apparaissait, représentant chaque coin de l’Entre-Deux, chaque maison, le lac, la gare, le château, le dortoir. Tout y était grâce aux connaissances de la jeune femme et aux tours qu’avait faits Lucas en cherchant Tom.
Aux abords du royaume, il avait ajouté la mer gelée, les montagnes blanches et les plaines vides. Sibylle n’avait pas su lui dire ce qu’il y avait au Nord de l’Entre-Deux ni au-delà de tous ces paysages mystérieux. Lucas avait complété le tout de l’option zoom et dézoom, ainsi que la possibilité de rajouter, au fur et à mesure, des informations pour améliorer la carte.
Il reposa sa sphère et fouilla de nouveau. Il attrapa deux smartphones, un pour Louise et un pour Jeanne, simple et pratique pour les deux femmes d’un autre siècle. Dans la petite poche de devant se trouvait le sien. Encore une fois, ses étranges capacités permettaient aux téléphones d’émettre et de communiquer sans qu’il y ait de satellites ou d’antennes relais. Un message de Sibylle indiquait qu’elle arrivait bientôt.
Lucas leva la tête vers le ciel, le plafond noir commençait tout doucement à devenir grisâtre. Il reporta son attention sur le contenu de sa besace. Plusieurs vêtements de rechange traînaient dans le fond. Il mit finalement la main sur la fierté de ses créations. Alors qu’il sortait de tous petits objets, de fins doigts se posèrent sur ses yeux.
— Devine qui c’est, fit une voix suave à son oreille.
Il reconnut sans difficulté le parfum fruité et le timbre mélodieux de Sibylle. Le jeune homme lâcha son bagage et se retourna. Les bras autour de son cou, la séduisante envoûteuse se saisit de ses lèvres sans ménagement.
— Je t’ai manqué ? le taquina-t-elle.
Il rétorqua d’un baiser fougueux. Portant ses mains aux fesses rebondies de sa partenaire, il répondit :
— Vous m’avez manqué.
Sibylle gloussa et se détacha de lui, au regret du garçon. Elle pencha la tête et montra du doigt le sac.
— Qu’est-ce qu’il y a, là-dedans ? demanda-t-elle.
Lucas se reconcentra, alors que de capiteuses pensées lui venaient. Il attrapa l’objet en question et lui présenta les différents gadgets qu’il avait matérialisés. La jeune femme s’arrêta sur les petites billes beiges que le Créateur tenait au creux de ses doigts.
— Et ça ? voulut-elle savoir.
Lucas sourit de toutes ses dents.
— Ça, Madame, ce sont des oreillettes, présenta-t-il. Pratiques, confortables, invisibles, ne gâchant pas l’ouïe, elles nous permettront de discuter par la pensée sans émettre le moindre bruit.
Il fit une pause avant d’ajouter :
— J’y ai réfléchi en me remémorant la façon dont communiquaient les Êtres avec nous.
Sibylle fit une moue de dégoût avant de se concentrer sur la dernière création.
— Et le galet noir ?
Lucas regarda dans son autre main l’objet en question : une petite sphère aplatie en obsidienne ressemblant à un caillou poli trouvé sur une plage. Le jeune homme garda ses yeux figés un instant dessus avant de les lever vers ceux d'un vert profond, de son interlocutrice.
— Hum, commença-t-il, un peu gêné. C’est un essai. J’ai tenté d’imaginer plusieurs objets me permettant de trouver Tom, sur la carte par exemple. Mais je n’ai pas réussi. Celui-ci en fait partie, mais je n’ai pas de preuves qu’il ne fonctionne pas, alors je l’ai pris avec moi.
— Qu’est-il censé faire ? l’interrogea-t-elle.
— Il est présumé vibrer et changer de couleur si Tom est dans un faible périmètre autour de cet objet.
Lucas ne remarqua pas l’inquiétude passer sur le visage de son amie, il rangeait ses inventions dans sa besace. Quand il eut fini, il aperçut les deux Créatrices s’avançant vers eux. Il mit les poings sur ses hanches, agacé.
— Tu es en retard, Princesse, râla-t-il.
Elle lui rendit son regard noir avant d’ajouter :
— Eh bien, allons-y.
Elle se tourna vers Jeanne et lui fit ses au revoir. Lucas tendit un téléphone à la Créatrice qui restait au château et lui expliqua rapidement les fonctionnalités de base. Il donna négligemment le deuxième à Louise, sans lui accorder un regard ou une remarque.
Alors que les trois aventuriers commençaient à s’éloigner, Jeanne les interpella :
— Attendez !
Lucas soupira, avant d’imiter les deux jeunes femmes qui s’étaient retournées. Trois hommes sortaient du bâtiment aux nombreuses tours.
— J’adhère à peine au fait que vous quittiez le château, Mademoiselle Louise, expliqua Jeanne. Mais j’accepte encore moins que vous partiez avec aussi peu d’escorte.
L’équipe en question arriva à leur hauteur. Lucas reconnut Johny, le trentenaire qui gardait la porte des souterrains le soir des festivités. Il n’identifia pas les deux autres. Jeanne présenta le premier comme étant Hans, ancien maçon sous l’empire de Napoléon, un grand gaillard qui ne paraissait pas très malin, mais fort. Il les salua joyeusement. Le deuxième était également élancé, mais très fin. Il avait la peau noire et de larges yeux. Jeanne raconta qu’il était mort pendant la révolte des esclaves à Saint-Domingue, à peine âgé de 18 ans. Le garçon, nommé Tadjou, semblait discret et peu bavard.
Sibylle s’agita finalement. D’un regard, Lucas comprit qu’il fallait partir. Le ciel était presque blanc et ils avaient de la route. C’est donc sous les prunelles inquiètes de Jeanne que la troupe sortit des remparts du château dans une voiture des Créatrices et se dirigea vers le Sud et les plaines vides, ne sachant ce qu’ils allaient y trouver.
***