16. La machine

4 ANS PLUS TARD

Les détonations résonnaient, toujours. Ce bruit de fond incessant semblait lointain à Katy. Elle le savait pourtant, les impacts étaient proches. Malgré ses prothèses auditives, les explosions peinaient à ébranler ses oreilles fatiguées. L’exclamation de son subordonné se fit péniblement entendre au milieu des grondements.

— Ils sont à deux heures ! lui cria Jean.

Le jeune homme blond n’était plus l’impudent qui avait harcelé Johann, mais un soldat sérieux qui paraissait avoir quinze ans de plus que son âge.

Katy hocha sèchement la tête. « Capitaine », elle avait acquis ce grade prestigieux quelques jours plus tôt. Depuis qu’elle avait mis son corps et son esprit au service de l’armée, son sang-froid et son efficacité avaient été salués. Cependant, sa montée dans la hiérarchie était autant due à ses compétences qu’au fait que les places se libéraient vite.

Le massacre n’était d’ailleurs pas près de prendre fin.

Six mois plus tôt, le QG avait été violemment attaqué, et les Résistants avait dû l’abandonner et s’exiler dans la cité balnéaire des Sables d’Onyx, où le nouveau laboratoire avait depuis peu pris ses fonctions. Après cela, les p  laces fortes de la Résistance étaient toutes tombées une à une, aussi le front ne se trouvai-il maintenant qu’à quelques kilomètres de la mer. Des milliers de personnes étaient venues se réfugier dans la ville, où elles s’entassaient dans l’attente d’un miracle. La famine menaçait malgré les nombreux bateaux de marchandises qui desservaient le port suite à la destruction victorieuse du blocus amaryen.

La situation était catastrophique, les munitions et les armes manquaient autant que les soldats et chaque jour, les canons amaryens bombardaient la cité.

L’armée de la Résistance s’était lancée dans une dernière offensive désespérée. Ils n’osaient pas croire qu’elle leur permettrait de regagner du terrain, mais au moins donnerait-elle le temps d’organiser l’évacuation des civils.

Katy commandait une petite troupe de soldat envoyé dans le village voisin de Lisfranc, les maisons en ruine y formaient un labyrinthe propice aux embuscades qu’ils subissaient depuis deux jours. Elle avait perdu tous ses subordonnés à l’exception de Jean.

— On va passer par l’arrière de l’école, lui indiqua-t-elle, pour les surprendre.

— Yeah, suicidons-nous dans la joie et la bonne humeur.

Elle ne réagit pas au sarcasme, elle ne parlait que lorsque c’était utile. À vrai dire, elle ne faisait rien qui n’était pas utile. C’était ainsi qu’elle devait être. Une machine.

Elle fit signe à Jean de la suivre. Ils se glissèrent entre les murets couverts de poussières et de cendres. Le ronronnement des détonations plus ou moins lointaines saturait l’air, rehaussant la bulle de silence qui les entouraient. Katy n’entendait pas le son de ses pas.

Un bruit de voix parvint vaguement à son ouïe, sans doute l’ennemi. Elle stoppa net à l’angle du mur et serra son arme entre ses doigts. Elle échangea un regard avec Jean avant de lui faire un signe de tête.

Ils jaillirent de l’angle du mur pour arroser les Amaryens de balles. La dizaine de combattants ennemis s’écroula bien vite. Des cris percèrent les oreilles de Katy, elle s’approcha du groupe agonisant. Un soldat presque aussi jeune qu’elle braqua de grands yeux terrifiés sur son visage impassible.

— S’il vous plaît, je vais me marier, elle m’attend, je veux me marier…

Elle regretta de comprendre sa langue. Mais elle ne laissa pas échapper une expression et pointa le canon de son fusil sur lui. Elle l’entendit bien, cette détonation là. Jean la regarda faire, l’air sombre.

— Allons-y, ordonna-t-elle en faisait demi-tour.

Elle fit un pas derrière l’ancienne école amputée de la moitié de ses murs.

Une rafale de prolsbombes les abattit. Katy fut projetée au sol, envahie de fumée et de poussières. Elle se redressa cependant vite, n’ayant pas lâché son arme. Elle avisa Jean qui gisait au sol, la poitrine déchiquetée. Son sang rouge ressortait sur la pâleur de la craie propulsée partout. Les silhouettes nébuleuses de deux soldats amaryens se dessinèrent dans la brume. Leurs gestes précis et mécaniques ne lui laissa pas de doute : il s’agissait de soldats R, des enfants issus de tous les pays conquis à qui on avait lavé le cerveau pour en faire des automates vivants. Ils étaient connus pour leur efficacité et leur sang-froid, Katy avait vu mourir nombre de ses camarades sous leurs assauts. Elle les redoutait sans nier que leurs compétences l’inspiraient. Elle-aussi devait garder son sang-froid.

Elle leva son fusil pour les abattre. Une des deux silhouettes s’effondra, mais l’autre bondit à couvert. Katy voulut la poursuivre, mais elle sentit le monde tanguer. Elle tomba à genoux devant le corps sans vie de Jean qui la fixait.

Elle prit une inspiration rêche. Non, pas d’émotions. Elle devait être une machine. Les machines ne pleuraient pas.

La tête de l’Amaryen réapparut brièvement à l’angle du mur. Elle ne rata pas l’occasion de le tuer.

Mais à peine son œuvre macabre accomplie, le fusil lui échappa des mains. En se baissant pour le ramasser, elle s’aperçut son uniforme noir était poisseux. Son armure rétractable s’était déployée autour de son ventre, bosselée, voire déchirée par endroit.

Elle n’eut pas le temps de comprendre, elle s’affaissa.

La dernière chose qu’elle entendit avant de perdre connaissance fut le bruit incessant des détonations.

___

 

Katy ouvrit brusquement les yeux. Un brouhaha diffus et lancinant bourdonna dans ses oreilles. Elle était allongé sur une couchette de fortune, dans un couloir blanc courant sous les corps des blessés. Les infirmières affairées couraient en tout sens, manquant de marcher sur les matelas posés un peu partout. La jeune fille mit la main sur son ventre qu’elle sentait congestionné. Elle y découvrit un épais bandages.

Elle était en Terre Libre, dans l’hôpital militaire des Sables d’Onyx. Elle avait donc été sauvée.

Elle ne ressentit pas de joie à ce constat.

— Katy !

Elle ne sut comment elle reconnut son nom au milieu des cris des blessés. Johann se fraya un passage vers elle sur la pointe des pieds.

— Heureusement que Rupert m’a dit que tu étais là, sinon je ne t’aurais pas trouvée !

Presque essoufflé par les acrobaties qu’il avait faites pour arriver jusqu’à elle, il s’adossa contre le mur e son bras valide. Il la dévisagea de haut en bas.

— Rupert m’a dit que tu avais perdu toute ton équipe.

Elle hocha la tête.

— Tu n’aurais pas dû continuer la mission, tu n’y étais pas obligée.

— Je le pouvais.

Il soupira et secoua la tête d’un air las. Il ressemblait un peu à Roy quand il faisait ça. Katy préférait quand il ressemblait à Delphine. Il reprit son sourire habituel comme s’il avait perçu ses pensées.

— Il y a une nouvelle dans mon bureau, elle est vachement jolie. On est dans le même couloir sur le bateau d’évacuation, je crois que j’ai ma chance. Tout à l’heure, je lui ai montré comment organiser le plan des évacuations par secteur. Elle m’aime bien.

Ces quelques phrases parurent incongrues et déplacées à Katy, au milieu de ce couloir où retentissait les gémissements des agonisants. Pourtant, elles lui mirent du baume en cœur. Elle s’en voulut de cette faiblesse.

— D’ailleurs, je pars dans deux heures. J’ai empacté tous mes bagages, le bateau m’attend.

Il avait de nouveau perdu son sourire.

— Tu dois être dans les derniers, toi, hein ?

Elle opina.

— J’espère qu’on se retrouvera vite au Solcho.

Il s’approcha et posa une main maladroite sur son épaule.

— Rétablis-toi bien, et autorise-toi.

— À quoi ?

— À ressentir.

Elle détourna la tête.

— Rho, te vexe pas.

— Tu devrais partir avant de rater ton bateau.

Il s’esclaffa.

— Je t’attendrai au Solcho, promis. Je serai au port tous les jours.

Elle se tourna de nouveau vers lui, son regard effleurant les prunelles larmoyantes de celui qui n’avait jamais cessé de vouloir être son ami.

— À bientôt, souffla-t-il, avant de s’enfuir.

Elle eut un élan, comme une force qui voulait le pousser vers lui, le serrer dans ses bras. Elle le retint et le regarda partir en évitant les blessés qui gigotaient sur le sol.

Elle reposa la tête sur son lit de camp. Elle fixa le plafond jusqu’à s’endormir sans même s’en rendre compte

 

–––

 

Quand elle se réveilla, elle ne remarqua rien de nouveau à part les iris gris qui la détaillaient avec application. Rupert, un bandage autour de la tête, mâchonnait une brindille.

— Ça va ? s’enquit-il.

Elle se redressa vivement.

— Oui, je ne sens pas la douleur.

— Ça ne m’étonne pas avec tous les médocs qu’ils t’ont filé.

— Qu’est-ce qui t’es arrivé, à toi ?

— Un éclat d’obus, mais rien de grave, demain je sors.

Il s’approcha d’elle, slalomant avec agilité au milieu des obstacles, sa nonchalance inchangée. Face à son détachement, on se doutait pas qu’un jeune garçon pleurait sur sa main amputée à ses pieds. Katy l’enviait.

— Je ne demandais pas que pour ta blessure, reprit Rupert. Comme ça va, le cœur ?

Elle se crispa un peu.

— Ça va très bien.

— Tu as perdu tous tes camarades.

— Je sais.

Il soupira et se gratta la tête.

— Tu es un très bon soldat, lâcha-t-il.

Elle redressa un peu le menton.

— Peut-être trop bon.

— Je ne comprends pas ce que tu veux dire.

— Les Amaryens ont pénétré dans la ville. Je ne pense pas qu’on tienne deux jours avant qu’ils ne l’aient rasée.

— Je me battrai.

— Tu es blessée.

— Quand bien même.

Il soupira encore.

— On aurait pas du te donner tant de médailles.

Elle n’eut pas le temps de demander la signification de cette remarque, une infirmière arriva en courant, manquant de trébucher sur un vieillard.

— Ordre d’évacuation d’urgence déclaré ! hurla-t-elle. Les Amaryens sont là !

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