Katy se mordaient les lèvres jusqu’au sang. Elle aurait dû être en train de combattre aux côtés des autres soldats, lutter pour ralentir l’envahisseur.
L’hôpital résonnait d’ordres, de supplications, de gémissements et de cris. Le personnel n’était pas suffisant pour transporter tous les blessés.
L’une d’elle poussait le fauteuil roulant de la jeune capitaine, car elle avait beaucoup de mal à se déplacer.
Le plan d’évacuation était connu de tous les citoyens de la Terre Libre : d’abord les PIAR (Personne Indispensable à l’Armée de la Résistance) ensuite les blessés graves, puis les enfants, les femmes, les autres blessés, les hommes, les vieillards et les soldats. L’évacuation se faisait par la mer, à l’aide d’une flotte de bateaux prévus à cette occasion. Cependant le risque de se faire couler par un navire ennemi ou un sous-marin était très important et personne ne se faisait d’illusion sur le nombre de victimes potentielles de cette action de dernier recours. Chaque enfant vivant dans la Résistance avait appris par coeur le plan de son bateau d’évacuation et l’endroit où il était amarré.
Étant considérée comme « blessée grave », la jeune fille devaient être placée sur l’un des premiers bateaux, tout comme Théodorus, qui était un PIAR.
— Dans quel bateau montes-tu ? demanda-t-elle à Rupert, qui cheminait à ses côtés.
— Je suis un PIAR, mais j’ai décidé de superviser l’ensemble de l’opération, donc j’embarquerai dans les derniers.
— Moi aussi, je veux partir dans les derniers.
Il s’esclaffa.
— À quoi bon ? Tu ne nous serais d’aucune utilité.
Elle serra les dents.
— Je suppose que le commandant Otto va faire comme toi, dit-elle.
— C’est exact, tout comme les professeurs Stew et Écuyer.
— Pardon ?
— Nous leur avons demandé de rejoindre leur navire mais ils ont refusé et ont déclaré vouloir rester sur place, dans le laboratoire. Insister ne nous a servi à rien, de vrais têtes de mules !
Katy eut soudain peur pour son mentor.
Elle ne pouvait pas le laisser faire ça. C’était suicidaire.
L’infirmière bouscula une enfant en pleurs qui cherchait sa mère. La petite fille avait une jambe en moins et boitait bas. La mère arriva en courant, arborant une orbite vide en guise d’oeil droit.
— Marta ! Marta je suis là !
— Mamaaaaannnn !
Toutes deux s’enlacèrent.
— Que tous les enfants de moins de dix ans se rassemblent ici ! lança une voix au fond du couloir.
— Vas-y, souffla la mère.
— Mais, je veux pas te quitter !
— Je ne serai pas loin, allez file !
La fillette finit par s’exécuter et rejoignit la masse de ses camarades en boitillant sous le regard vide de Katy.
Ils arrivèrent enfin à la sortie de l’hôpital, plusieurs véhicules les attendaient dans la cour.
Soudain, une immense détonation retentit tandis qu’un souffle brûlant les projetait violemment au sol.
Le fauteuil tomba à la renverse et Katy roula à terre.
Elle mit un moment à reprendre ses esprits. La première vision qui s’offrit à elle fut le crâne brisé de l’infirmière. Le rythme de son coeur s’accéléra.
Elle se redressa tant bien que mal et constata qu’une bombe avait atterri sur l’hôpital. Des pierres jonchaient le sol alors que seul un quart du bâtiment était encore debout. Le reste avait pris feu et des cris de douleur et de terreur s’élevaient au milieu du tonnerre des combats. La jeune fille pensa un instant à la petite fille unijambiste et à sa mère borgne. Elles avaient peu de chance d’en avoir réchappé.
En sentant une main se poser sur son épaule, elle sursauta. C’était Rupert, le nez en sang.
— Viens, il faut partir.
— Mais… des gens sont encore vivants…
— Les Amaryens avancent vers nous, ils ont brisé nos défenses, il faut prévenir les personnes des bâtiments alentour et vite ! Ainsi que les gens du laboratoire.
Elle jeta un regard à son fauteuil roulant en morceau.
Résignés, ils s’éloignèrent aussi vite que Katy le put.
Une nouvelle bombe frappa les restes de l’hôpital alors qu'ils atteignaient le bout de la rue. L’onde de choc les fit chanceler.
Désormais, on n'entendait plus aucun cri ni gémissement parmi les décombres.
Rupert alla tambouriner aux portes closes en criant aux habitants d’évacuer. D’autres personnes attirées par les détonations sortirent de chez elles d’un air hébété.
— Fuyez ! Rejoignez les quais d’embarcation ! Les Amaryens sont parvenus jusqu’ici ! leur lança-t-elle.
La seule mention de l’ennemi suffit à convaincre les familles. Elles emportèrent le peu de biens qu’elles avaient préparé en vue de l’évacuation. L’intendant chargea quelques hommes et femmes d’aller prévenir les habitants des rues aux alentours.
Puis, accompagné de Katy, ils prirent la route du laboratoire. Elle devait s’appuyer sur lui pour réussir à marcher à bonne allure. Par chance, le bâtiment qu’ils visaient ne se trouvait qu’à deux rues de là. Quand ils atteignirent leur but, la rumeur de l’avancée des ennemis s’était suffisamment propagée pour que tous les résidents du quartier aient pris leurs affaires et foncé en direction du port, où s’amassait déjà un nombre considérable de civils.
Rupert abattit ses poings avec force sur la porte blindée du laboratoire. Plusieurs minutes s’écoulèrent avant que, enfin, un jeune assistant finisse par ouvrir.
— Mais que faites-vous bon sang ! tempêta l’intendant, vous devriez déjà être sur les quais !
— J’ai décidé, fit le jeune homme, de rester jusqu’à la fin, comme mes maîtres.
— Seuls les PIAR choisissent quand ils partent ! On ne s’en sortirait pas si tout le monde faisait ce qu’il voulait ! Combien de personnes reste-il encore ?
— Nous ne sommes plus que trois : moi, le professeur Stew et le professeur Écuyer.
— Qu’ils viennent, les Amaryens seront là d’une minute à l’autre.
L’assistant parut gêné.
— C’est que…
— Quoi ?!
— Ils veulent absolument rester, ils disent que le labo pourra tenir plusieurs jours et que cela leur permettrait de terminer leur nouvelle invention.
Rupert poussa le jeune homme et entra dans le bâtiment sans plus de cérémonie ; Katy lui emboîta le pas tant bien que mal.
Théodorus et son collègue se trouvaient au rez-de-chaussée, en train de trafiquer quelque chose dans les entrailles d’un gigantesque insecte de métal.
— Stew !
Le vieux savant se retourna.
— Je sais ce que vous allez dire, je ne bougerai pas d’ici.
— Je ne vous demande pas votre avis ! C’est un ord….
Katy laissa échapper un cri strident, la douleur lui déchirait le ventre. Depuis son réveil, elle n’avait pourtant rien senti. Les médicaments ne faisaient plus effet.
Théodorus se rendit compte de sa présence et se précipita sur elle en criant son nom.
— Ta blessure s’est rouverte ! s’écria Rupert.
Elle respirait de plus en plus mal.
— Théo, s’il te plaît, viens avec nous… tu ne pourras pas finir ta machine volante à temps, ils vont te pulvériser.
En prononçant ses mots, elle se fit la réflexion qu’elle avait le comportement inverse d’une machine. Mais cette fois, elle ne put se retenir.
— Comment sais-tu que…
— Je l’ai reconnue… je suis montée sur un engin similaire…
Le sang s’écoulait de la plaie et imbibait le vêtement de l’hôpital.
Théodorus échangea un regard avec les autres scientifiques puis hocha la tête.
Rupert et le jeune assistant la prirent chacun par une épaule pour l’aider à avancer tandis que le professeur Écuyer et le vieil homme rassemblaient maladroitement le fruit de leur recherche.
Ils quittèrent le laboratoire alors que les soldats ennemis arrivaient au bout de la rue.
Le professeur Écuyer fut touché par une des balles avant qu’il n’ait le temps de se mettre à l’abri. L’explosion le tua sur le coup.
— Non ! s’écria Théodorus, mais c’était trop tard.
— Venez ! ordonna Rupert.
Après un dernier regard horrifié vers son collègue, le scientifique suivit les autres.
Ils atteignirent bientôt un barrage de Résistants, les soldats les laissèrent passer sans dire un mot.
Les avenues étaient désertes, toute la population se massait sur les quais.
Quand ils arrivèrent enfin au port, la plupart des civils avaient déjà embarqué. Une multitude de navires divers participaient aussi : marchands, croisière, pêcheur, barges et même des barques remplies à ras bord, prenaient la direction du large. Au loin, quelques fumées s’envolaient vers le ciel, preuve que l’ennemi les attendait bien à la sortie de la baie.
Katy s’affaiblissait de plus en plus, elle sentait ses forces s’échapper par la blessure sanglante.
Ils n’essayèrent pas de fendre la mêlée pour embarquer, c’était peine perdue. Alors ils la posèrent sur un banc et envoyèrent chercher un médecin. Rupert, qui avait suivi une formation de secouriste, déchira le bandage pour examiner les dégâts. La moitié des points de sutures étaient partis et les autres menaçaient de céder. Avec les restes du bandage et un pan de sa chemise, il lui fit une compresse qu’il appuya sans ménagement sur la plaie. La douleur pulsait par vague dévastatrices dans le corps de la jeune fille, mais elle serra les dents pour étouffer ses cris.
Presque toute la population était désormais à bord des navires, les personnes restantes se pressaient plus fort sur les quais car les bombes des ennemis tombaient sur le port de plus en plus souvent.
Combien de temps Katy resta ainsi ? Cela parut durer des jours entiers alors que sûrement moins de deux heures s’étaient écoulées. Au début, elle attendait en regardant les civils embarquer un à un, en échangeant quelques mots avec Rupert, en s’accrochant à son regard. Elle se sentait de plus en plus faible, elle ne parvenait plus à raisonner. Ses pensées s’emmêlaient tandis que le monde devenait flou. Plusieurs fois elle crut voir le sol tanguer et les yeux du jeune homme en face d’elle rétrécir puis grossir à intervalles irréguliers. Elle dut s’évanouir à plusieurs reprises car ses souvenirs s’arrêtaient puis reprenaient par moment. Elle ne se rendit pas compte que Rupert était parti et que c’était Théodorus qui appuyait sur son ventre, elle ne se rendit même pas compte que le médecin arriva et lui refit ses points de sutures.
La jeune fille se réveilla de sa torpeur quand une bombe atterrit tout près d’elle, faisant valser ses cheveux et crier les gens qui l’entouraient. Elle reprit instantanément ses esprits. Il ne restait désormais plus qu’un seul bateau d’évacuation amarré au port, déjà presque rempli.
— Où est Rupert ? demanda-t-elle à Théodorus.
— Parti organiser la fin de l’évacuation, ça se passait mal.
Une autre bombe explosa tout près d’eux, elle tenta de maîtriser sa chevelure prise de folie.
— Qu’est-ce qui se passe ? Pourquoi il y a autant de détonations ?!
Il ne répondit pas mais pointa du doigt l’avenue menant au port.
Là, protégés par un renfort de fortune, combattaient des soldats de la Résistance, sous le feu nourri des troupes ennemies. Katy reconnut le colosse noir qui menait son armée, le général Otto. Il se battait en première ligne.
— Tu as repris des forces, il est temps d’embarquer.
Elle se leva en grimaçant.
— Où est l’assistant qui nous accompagnait ?
— Jason ? Il est déjà monté à bord du dernier bateau. Viens.
Il l’aida à marcher jusqu’au quai d’embarquement. Désormais, la file d’attente était composée pour l’essentiel de soldats. Elle aperçut Rupert qui discutait âprement avec un marin. Quand il la vit, il marcha vers elle.
Ses mots furent engloutis par le bruit sourd de l’explosion du bateau d’évacuation. Les cris fusèrent tandis que les restes du navire flambaient. Toutes les personnes montées à bord devaient être mortes à présent. Ceux qui étaient à l’avant de la file avait été balayés et brûlés par la déflagration. Elle-même faillit tomber mais fut retenue par Théodorus.
L’intendant en revanche avait eu moins de chances, il avait été projeté à terre et son nez s’était remis à saigner. Mais quand il se releva, hagard, il prit les choses en main et rassembla les survivants.
— Il reste encore quelques voiliers et barges, clama-t-il, leurs propriétaires vous attendent, dépêchez-vous d’y monter !
La foule de soldats aguerris ne se le fit pas dire deux fois et se précipita vers le vieux port.
— Allons-y, souffla-t-elle à son maître.
Le vieux savant avait les larmes aux yeux.
— D’abord Charles et maintenant Jason… toutes ces vies… pourquoi ?
— Théo, ressaisis-toi !
Il planta son regard bleu pâle dans ses yeux noisette.
— Je ne te laisserai pas mourir, dit-il d’une voix sourde.
Elle hocha la tête d’un air entendu.
— Moi non pl…
Ils furent interrompus par le cri alarmé de Rupert.
Non loin de là, dans l’avenue qui menait au port, le barrage Résistant avait cédé. Katy vit l’ombre d’un colosse à la peau sombre dressée en travers de la route des Amaryens, les bras écartés.
— Retraite ! Fuyez tous ! hurla-t-il d’une voix grave et puissante recouvrant le crépitement des pistolets.
Plusieurs balles vinrent exploser sur son torse, mais il ne tomba pas. Protégeant de son corps, les soldats qui se trouvaient derrière lui. De nombreux Résistant les dépassèrent en courant, le visage trempé de larmes. Mais Katy n’arrivait pas à se détacher de la vision de cet homme, qui telle une statue de bronze, tenait bon. Rupert lui aussi observait la scène, muet. Dans ses yeux scintillait une lueur inhabituelle.
Ce n’est que quand le dernier des hommes eut rejoint les quais que, dans un soupir, sa silhouette nimbée de fumée s’écroula.
C’est en voyant tomber le commandant Otto que Katy réalisa vraiment que la Terre Libre n’existait plus.