BrooBrooBrooBrooBrooBroo.
Le moteur V8 Hemi de sept litres ronflait devant la boulangerie. À l’intérieur de l’habitacle, Le Chauffeur fouillait dans une boîte à chaussures, remplies de cassettes audio, à la recherche de celle qui accompagnerait les onze kilomètres virgule quatre qu’il allait parcourir. Il lui fallait quelque chose de puissant. Des passants l’observèrent, le regard attiré par sa voiture atypique avant d’être éberlués par son conducteur. Ce n’est pas tous les jours que l’on voit une Plymouth ‘Cuda de 71, ni un type vêtu d’un manteau en peau de léopard à col d’hermine et coiffé d’un chapeau melon flanqué d’une tête de mort en argent.
BroOOOOooBrrrOOOOOOoo ! Il avait trouvé la cassette.
La jeune fille sortit de la boutique, Les mains enfarinées, en tenant un grand sac en papier bouffi par les viennoiseries qu’il contenait et dont elle raffolait. Elle aurait vendu ses parents sans hésiter pour un seul escargot au flanc et aux raisins. D’ailleurs, elle vendit son père un jour qu’elle manqua de monnaie et mangea sa mère dont elle n’avait pas supporté les protestations stridentes. Vêtue façon cosplay gothique coloré, la petite silhouette de l’adolescente semblait toute menue sous son imposante chevelure noire, coiffée en deux grosses couettes rondes, gonflées à l’hélium. Chacune tenait vraisemblablement par une broche ronde qui donnait l’impression qu’elle avait deux yeux énormes sur la tête. De longues mèches hirsutes terminaient son genre un peu grunge. Cosplay-grungo-gothicoloré un peu punk, si l’on put dire. Elle se promena en toute légèreté autour du bolide dont la carrosserie vert pomme-pistache-fluo, rehaussée de flammes jaune orangé sur les portières, vibrait à chaque ronflement du moteur. Le côté passager s’ouvrit pour l’accueillir et elle passa dans l’entrebâillement pour se poser sur le siège.
– Je t’ai pris un bretzel nature, il est encore tiède, dit-elle à l’attention de Le Chauffeur.
– Ceiiiintuuuure, répondit celui-ci d’une voix d’outre-tombe à glacer le sang tout en prenant l’entrelac brioché qu’il huma avec plaisir.
– Booon.
BroooOOOo-wooooo-woooo-wOOOOooo, le moteur ronfla de plus belle. Le Chauffeur inséra la cassette audio dans le lecteur qui, sans être d’origine, était très bien intégré au tableau de bord. Les premières notes de guitare électrique, de batterie et de basse entamèrent Killing in the name [1]dans les enceintes flanquées à l’avant et à l’arrière de la bagnole. La jeune fille croqua goulument dans son premier escargot qui encolla son visage au sucre glace et Le Chauffeur, le bretzel entre ses dents charbonnées, mit le pied au plancher et démarra en trombe, lâchant des vrombissements de décibels mécaniques dans tout Ostwald et dans la rue du Général Leclerc en particulier. Un crissement de pneus à la sonorité d’un coup de frein à main et de santiag sur la pédale d’accélérateur fit péter quelques fenêtres tranquilles de la rue des Vosges. Au virage suivant, le cul de la bagnole claqua une dame et son chien à travers le bardage métallique d’un petit garage, sans aucune réaction des gens qui attendaient le bus numéro 13 direction Illkirch Fort Uhrich. Seul le bruit strident d’un autre tirage de frein leva quelques yeux des téléphones portables ; la caisse meurtrière disparut vers Geispolsheim, la Vigie et l’autoroute A35.
La longue ligne droite de la rue des Vosges gueula d’un Killing in the name of à cent-vingt-cinq kilomètres heures et des éclats de quelques rétroviseurs en stationnement. Cette portion du circuit n'était pas faite pour une limite à trente, malgré les protestations d’un papa qui fit le brave et laissa deux orphelins au bord d’un passage piéton.
– Si tu veux, je te partage un escargot, dit l’adolescente.
– Chuuuut, répondit Le Chauffeur.
On ne parle pas quand Rage against the machine s’énerve en musique. Il tendit sa longue main droite gantée de cuir luisant, signe qu’il voulut bien en goûter un. Il n’avait pas besoin de passer la quatrième vitesse avant d’avoir dépassé les cent-soixante. Le panneau indiquant les cinquante sur la route de Geispolsheim lui en donna le signal.
Zack de la Rocha entama ses Some of those that work forces, are the same that burn crosses alors que le bolide fonçait sur une Opel Corsa au moment fortuit d’un croisement d’automobilistes. En une fraction de seconde, de gigantesques tentacules violets et bulbeux jaillirent des phares avant de la ‘Cuda, et saisirent la petite bagnole qu’ils broyèrent avec ses occupants. Ils jetèrent la boule de tôle chiffonnée dans les sillons agricoles coutumiers des détritus lâchés par les vitres ouvertes. Sans ralentir, le bolide de quatre-cent-vingt-cinq chevaux tacla une trottinette électrique droite comme un i maladroit et prétentieux. Deux jets de lave-glace nettoyèrent le pare-brise de toute trace avant que la Plymouth n’atteigne le grand magasin de bricolage, deux kilomètres plus loin.
Petit virage à angle droit, un groupe de cyclistes en sang et fracturés, accélération, camionnette de plaquistes coupées en deux, les plaquistes en huit, premier rond-point, strike, motard, cinq voitures.
– Bon matiiiin, savoura Le Chauffeur alors que la chanson atteignit tout juste les vingt-cinq secondes de sa deuxième minute.
Killing in the name of.
La route départementale 484 fut propice à quelques Now you do what they told ya aux notes allant crescendo au rythme des percussions multicolores de voitures encombrant les deux voies. Dans un concert de klaxons, un grand type sorti de nulle part sembla chercher son chemin au beau milieu de la chaussée.
– Tiens, un hamster, releva la jeune fille
POUF !
Au grand rondpoint, Le Chauffeur joua du levier de vitesses, de la pédale de frein et du volant, roues tournées vers l’extérieur à la corde du long virage. Bam, bam, bam ! Il planta quelques véhicules dans les talus avant de foncer vers la quatrième sortie à droite, direction Strasbourg et Offenburg, brûlant le bitume en épingle de la gomme de ses pneus. Strasbourg, encore à droite, rétrogradage, flammes sur la route, le radiateur du bolide ouvrit une gueule béante aux crocs acérés et dévora un Renault Scénic, petite remorque comprise.
En le voyant arriver en trombe sur la voie rapide, un conducteur parvenu se prit d’envie de jouer du moteur atmosphérique de sa Porsche Carrera machin-chose avec un S. Le Chauffeur baissa sa vitre et plongea ses griffes dans la carrosserie rouge super spécial, tractant la bagnole qu’il jeta dans la remorque d’un camion polonais.
– Peeeetit riiiigoloooo.
Il passa à ras du pare-chocs du poids-lourd qui fit une embardée et provoqua un carambolage sous l’œil stupéfait des policiers qui roulaient dans le sens opposé. You justify those that died, by wearing the badge, gueulèrent les enceintes accompagnant la danse des seize soupapes du moteur de la ‘Cuda. Le capot gonfla, la voie rapide était l’endroit où il fallait taper dans le dur et péter des records de vitesse grâce au gros bouton rouge qui ornait le tableau de bord. L’adolescente jeta l’emballage de ses viennoiseries par la fenêtre au moment où s’enclencha le système d’admission bouffa du protoxyde d’azote et cracha des flammes.
La bagnole s’en donna à cœur joie, filant à deux-cent-quatre-vingt-dix et faisant fi des autres véhicules dont elle se débarrassait à coups de crocs, de tentacules, de pare-chocs, de portières et d’embardées ; c’était l’hécatombe sur la rocade. And now you do what they told ya répétait Le Chauffeur en secouant la tête, rejoint par l’adolescente qui riait de bonheur. Ah, déjà la sortie numéro cinq, Baggersee. Que le temps passe vite quand on s’amuse. Bam, bam, scritch, scriiiiitch, re-bam, ligne droite et feu rouge. Ha, Ha, Ha ! Feu rouge… frein à main, oui ! Le bolide traversa un bus de part en part, déchirant la tôle et projetant plusieurs passagers jusqu’au parking de l’hypermarché voisin.
Le Chauffeur se cala au milieu de l’avenue de Strasbourg qu’il ouvrit comme Moïse face à la mer. Des vagues de véhicules déferlèrent sur les trottoirs, les places de stationnement, les rails du tramway, le tramway et les façades d’immeubles.
– Bordel de ventre à cul ! J’en ai ma claque, moi ! s’énerva Maeleg devant la boucherie halal de l’avenue de Colmar. Tu ne crois pas que ce connard de Merdeux aurait pu nous donner une adresse, non ?
– Une adresse, dans le Temps ? répondit Emrys. Wolkan a dit qu’on trouverait Ataklaklakli-klaklah quand il décidera de nous rencontrer.
– Putain, mais on est mort trois-cent-cinquante-huit-mille-deux-cent-quatre-vingt-treize fois depuis qu’on a quitté sa putain de forge ! cracha l’ectoplasme à la gueule d’un passant.
– Eh bien, c’est qu’il n’est pas prêt ! Que veux-tu que je te dise ?
– Tiens, remarqua Maeleg, cette bagnole me dit vaguement quel...
POUF !
– C’est marrant, c’est le deuxième hamster que je vois aujourd’hui, dit la jeune fille une fois que la ‘Cuda percuta Emrys.
– Hamsteeeer, drôle.
Le Chauffeur traversa le terreplein, la voie opposée de la route et la grille du Lycée Couffignal. Il exécuta un dérapage magnifique sur l’herbe, fauchant quelques élèves au passage.
– Arrivéééééee, dit-il à l’attention de la jeune fille.
– Ah, enfin ! C’était long, se plaignit-elle d’un air provocateur.
Zack de la Rocha lâchait son Motherfucker final. Quatre minutes cinquante-neuf. Le Chauffeur grogna.
– Miss Paaaaarks coquiiiine, grogna Le Chauffeur en riant. Huh, huh, huh, huh !
Elle sortit de la voiture au moment où des professeurs et des pions horrifiés se précipitaient vers les blessés.
– Bonjour ! leur lança-t-elle. Peut-être pouvez-vous me renseigner. Je suis à la recherche d’Émilie Sch…
– Mais vous êtes fous ! hurla un pion en se tournant vers elle avant de continuer sa course vers les adolescents qui jonchaient le sol.
Miss Parks observa cette petite foule s’agiter, haussa les épaules et entra le bâtiment sous l’œil attentif d’un observateur situé au quatrième étage de l’établissement scolaire.
Là-haut, un petit bonhomme à trop grandes lunettes épaisses quitta la fenêtre et prit des notes sur un formulaire. Il plaça son écritoire sous un bras, son stylo derrière une oreille et s’avança vers un géant bodybuildé à tête de con coupée au bol avec une raie au milieu. Son corps démesuré étriquait un T-shirt blanc marqué Rookie qui lui arrivait à ras du nombril et d’où sortait une paire d’ailes minuscules qui agitaient l’air dans son dos. Il portait un ridicule carquois assorti à un arc à l’allure de jouet. Son short en vinyle était trop court pour cacher son sexe énorme.
– C’est dérangeant votre histoire-là, Weissenegger, lui lança-t-il l’air pincé.
– Je suis désolé, Monsieur l’Inspecteur, répondit l’autre, gêné. Le fourrier n’avait plus de trousseau à ma taille quand je suis allé percevoir mon paquetage.
– Moui… ce ne sera pas important si vous réussissez votre examen, répondit l’inspecteur en reprenant ses notes.
– Comment ça ?
– Vous ne pensez quand même pas qu’on va vous laisser trimballer un truc pareil ? On le remplacera par un petit nuage, comme le mien.
Weissenegger observa le bonhomme bas sur pattes. Il portait une cotte de mailles affublée d’un badge indiquant sa fonction d’Inspecteur du Permis de Chasser Les Démons Sur Terre, le très couru PCLDST. Ses ailes d’ange disproportionnées par rapport à sa frêle stature lui faisaient une longue traîne à rendre jaloux un paon albinos. Entre ses jambes, un petit nuage.
– Vous allez pas me couper la bite ? s’écria le grand gaillard.
L’autre ajusta ses grosses lunettes sur son nez aquilin et remua sa fine moustache de comptable des années 20.
– Un peu que nous allons le faire, oui ! Dites-donc, nous avons une certaine notoriété à maintenir. Un niveau d’excellence !
– Ouais, mais c’est ma bite !
– Ma, ma, ma ! Sortez un peu du carcan de votre éducation humaine, mon vieux ! L’important en rejoignant notre corps d’élite consiste en la satisfaction d’œuvrer pour le Bien.
– MAIS C’EST MA BITE !
– Taisez-vous ! Nous sommes dans un établissement scolaire. Ça vous coûte un point, ça !
Le géant croisa les bras d’un air boudeur et se mordit les joues pour ne plus répondre. Plus que tout, il souhaitait devenir un ange certifié du PCLDST.
– Alors, reprit l’inspecteur, nous avons au programme, un démon de…
– Mais, c’est une fille.
– Ne vous laissez pas attendrir ! C’est un démon, et un hybride en plus. Il se transforme en humaine à volonté. Question numéro un : quel est votre d’action pour contrer son intrusion dans ce lycée ?
– Ben, je descends par les escaliers, je vais à sa rencontre et j’lui casse la gueule.
– Je note… commenta l’inspecteur. Allez-y, ne m’attendez pas, procédez ! Je vous suis.
Ni une, ni deux, Weissenegger se précipita vers les étages inférieurs d’où s’élevèrent des cris d’horreur.
Miss Parks avait beau eu demander poliment si l’on connaissait la personne qu’elle recherchait, elle était confrontée à une certaine de résistance tant de la part des élèves que de leurs enseignants. L’un d’eux la saisit par l’épaule et la menaça si elle ne le suivait pas jusqu’au bureau de Madame la Proviseure. Il fit un pas en arrière quand les deux broches à cheveux de l’adolescente clignèrent d’yeux reptiliens. Soudain, la jeune fille s’éleva en hauteur sous l’effet de la transformation de ses gambettes en épaisses pattes de théropode qu’équilibra une massive queue à écailles. En une giclée blanchâtre et visqueuse, une dentition xénomorphe jaillit de son visage en même temps que les mèches hirsutes de son extravagante chevelure muèrent en tentacules noirs et visqueux. Elle accompagna les hurlements des témoins d’un cri strident et glaireux, quelqu’un actionna la sonnerie d’alerte. Elle chopa le noble licencié de STAPS[2] à la gorge et le cala au mur.
– Emiiii-liiiiiie Schuuuuulmeiiiiiister ! Où ? ordonna-t-elle.
Le pauvre prof de sport se pissa dessus et, d’un geste tremblant, indiqua le deuxième étage. Miss Parks lui arracha la tête d’un coup de mâchoire et se dirigea vers l’escalier dont elle monta les marches en quelques bonds. Elle défonça une à une les portes de classe du second niveau où les élèves respectaient les procédures en cas d’attaque terroriste. Hurlant le prénom et le nom de la jeune fille qu’elle cherchait, la monstrueuse créature fit s’envoler les ineptes barricades en tables et en chaises, déchira des corps à coups de griffes. Elle arriva à la dernière porte quand on l’interpela.
– DÉMON ! cria Weissenegger. Tu vas mourir.
Miss Parks se retourna pour faire face à son adversaire qu’elle dévisagea. À sa vue, elle hurla d’effroi.
– ZIZI !
Elle se carapata dans la direction opposée et le bâtiment entier résonna de ses cris.
– ZIZI ! ZIZI ! ZIZI ! ZIZI ! ZIZI ! ZIZI !
Miss Parks était prude. À vive allure, elle s’engouffra dans l’autre escalier et fila au troisième étage, poursuivie par Weissenegger qui décochait ses minuscules flèches dès qu’il avait le monstre en vue.
La portière côté conducteur de la Plymouth Hemi’Cuda s’ouvrit et Le Chauffeur posa sa première santiag sur le sol. Détendu, il avança en craquant sa nuque vers l’entrée principale du lycée dans lequel il pénétra. Son long manteau en peau de léopard et à massif col d’hermine s’assombrit, recouvrit son chapeau melon où deux trous béants se creusèrent en une paire d’yeux d’un blanc laiteux. On eut dit une mante religieuse géante, difforme, noire et poussiéreuse, dégoulinant de pétrole brut. La créature se dirigea vers les Zizi sonores que proférait Miss Parks en fuite à travers les étages de l’établissement.
– Vous perdez des points avec vos tirs ratés, commenta l’inspecteur à l’intention Weissenegger derrière lequel il courait, sa traine de plumes dans son sillon.
– Je… Je… Je vais l’attraper, jura l’ange apprenti à bout de souffle.
Un rugissement terrifiant retentit derrière eux. Weissenegger fit volte-face et décocha une série de flèche qui transpercèrent le corps de Le Chauffeur sans lui porter le moindre dommage.
– LE CROQUEM’ANGE ! beugla l’inspecteur épouvanté.
– Le quoi ?
– Le Croquem’Ange ! Fuyez !
Il se précipita à travers une fenêtre qu’il fit voler en éclat et prit lâchement son envol, laissant là le pauvre Weissenegger aux prises avec la pire créature que les anges ordinaires puissent rencontrer. C’était leur Père Fouettard.
– ZIZI ! ZIZI ! ZIZI ! ZIZI ! ZIZI !
Miss Parks continuait de courir comme une dératée dans les couloirs du lycée quand elle prit un coup dans la gueule. Deux grosses paluches lui chopèrent la mâchoire et lui craquèrent en deux.
– J’t’avais dit qu’on aurait dû venir plus tôt, cracha Maeleg. Regarde-moi ce bordel ! Elle a buté j’sais pas de ces gamins.
– Bof, répondit Emrys. Ce n’est pas comme s’il n’y en avait pas des milliards sur Terre.
– Cousin, parfois je me demande si t’as vraiment d’aider les gens, j’te jure.
Miss Parks, la tronche en vrac, fit un bond et se remit sur pattes. Elle secoua la tête qu’elle remit en place, prête à attaquer. Chose lui sauta à la gorge et lui bouffa tandis qu’elle s’étouffa dans des gargouillements aux sonorités de gastro-entérite sévère.
– Tu peux la finir, si tu veux. Je vais aller m’occuper de l’autre, dit Emrys.
Le hamster tourna brusquement son regard divergent vers lui.
– Non, mais je reviens, hein. T’as pas à t’inquiéter.
La bestiole abandonna sa proie et se précipita vers son maître.
– C’est pas possible ! Tu as vraiment un problème pour rester seul, râla Emrys. Puisque je te dis que je reviens. Bouffe-la donc, tu as le temps et t’en crèves d’envie !
Chose éternua son désaccord d’un petit Tchi ! qui indiqua l’inutilité d’insister. Le grand bonhomme soupira, prit le rongeur qu’il cala sur son épaule et – BÊÊÊÊÊ ! – fouilla dans son sac d’où il sortit son gigantesque marteau.
– Ah ouais, carrément ! commenta Maeleg d’un ton désapprobateur.
– Tu m’ennuies. Je n’ai pas le temps de faire mumuse, c’est bientôt l’heure d’Amour, gloire et beauté, dit Emrys en se dirigeant vers le troisième étage.
– Sérieux ? Rrrrpt ! Mais tu te fous d’ma gueule !
– Attends, vendredi ça s’est arrêté et on ne sait toujours pas qui est le père du bébé de Steffy.
– Mais, c’est complètement débile comme série ! Ils se sont tournés le doigt dans le cul pendant vingt-et-une minutes ! De toutes manières, c’est sûr, c’est Liam.
– Ho, hooho ! Je suis certain que c’est Finn.
– Nan, nan, c’est Liam.
– Tchi ! intervint Chose.
– N’importe quoi, Hope est une femme ! Il raconte que d’la merde, l’écureuil.
Le Chauffeur était encore penché sur le cadavre de Weissenegger quand Emrys l’aperçut. La créature tourna sa gueule terrifiante vers lui et prit son marteau de plein fouet. Le terrible Croquem’Ange explosa en une gerbe poisseuse.
– C’était rapide, lâcha Maeleg avec un mollard. C’est marrant on dirait qu’on a refait les murs au sirop de Liège.
Emrys récupéra son arme et la rangea – BÊÊÊÊ – dans son sac.
– Allez on rentre.
Il sortit du lycée et s’arrêta net.
– Tiens, remarqua Maeleg, cette bagnole me dit vaguement quelque chose.
– J’en étais sûr ! s’énerva Emrys. Putain !
– Quoi ?
– J’ai encore oublié ma carte de tram !
– Prends la caisse, t’emmerde pas.
En dodelinant avec mécontentement de la tête – il n’aimait pas conduire–, Emrys se dirigea vers la ‘Cuda, sous le regard atterré d’un public amassé aux abords du lycée. Les sirènes des secours retentirent au loin, rendant ce moment plus surréaliste qu’il ne l’était déjà. Soudain, la voiture se mit en branle, vrombit, ouvrit sa gueule béante et fit jaillir de nombreux tentacules dans la direction d’Emrys – BÊÊÊÊ ! – à la vue du marteau, elle se calma fissa. Les petits pets de son pot d’échappement indiquèrent qu’elle avait bien compris qui était désormais son nouveau maître.
#
Les pieds dans l’eau boueuse, les hommes-singes de la tribu de Guette-Lune[3] ne l’avait pas rejoint sur la rive qu’ils virent son bras tendu vers le ciel abattre son trophée sur le crâne d’Une-Oreille. Les hurlements apeurés des Autres accompagnèrent la lourde chute du corps sans vie de leur chef qui ne serait plus jamais en proie à la faim. En fuyant le lieu du premier d’une longue série de meurtres, aucun des Autres ne réalisa qu’ils abandonnaient la frontière naturelle de leur territoire et qu’ils ne boiraient plus jamais en paix à la rivière, quelle que soit la portée de leurs joutes gutturales à venir.
Quant à lui, Guette-Lune haletait, roulant ses yeux du crâne ensanglanté de sa victime à celui du léopard monté sur son arme. Vivant ou mort, deux morceaux d’os similaires n’étaient pas dotés du même pouvoir et celui du félin lui sembla dépasser toute limite. Cette considération l’engagea à se précipiter vers le grand homme-singe sans poil qui parut subitement devant lui et à lui asséner le même coup fatal qu’à Une-Oreille.
– AÏE ! gueula Emrys en se collant les mains sur le front sans s’effondrer raide mort pour si peu.
L’incompréhension s’empara immédiatement de Guette-Lune qui secoua sa massue dans l’air comme le ferait en vain, trois millions d’années plus tard, le propriétaire d’une lampe torche en panne de pile. Il en remit un coup au même endroit, plus fort.
– AAAAAH ! Puu-taiiiiiiiiiiiin ! siffla Emrys entre ses dents.
Il chopa le petit Guette-Lune par le cou, le souleva du sol, lui arracha son bâton à tête de léopard et lui frappa la gueule jusqu’à la réduire en bouillie, et qu’elle lui glisse entre les doigts. Avant de quitter l’endroit sous le regard interloqué de la tribu des hommes-singes, dont la joie de la victoire retomba trop vite pour être célébrée, Maeleg cracha sur la dépouille et Chose lui arracha une main qu’il mastiqua en chemin vers le talus qui surplombait la rivière. Après s’être assuré de sa sécurité, Nez-Plat s’avança vers le cadavre encore chaud de feu son chef. Il saisit la massue à tête de léopard et, pris d’un élan de courage postérieur au danger, frappa à plusieurs reprises le corps inerte de Guette-Lune avant de brandir à son tour le trophée mortel, emblème d’une toute-puissance acquise sans autre effort que l’opportunisme. Il inaugura ainsi l’histoire d’une pratique qui traverserait les âges jusqu’à nos jours.
– Quel connard ce singe, grommela Maeleg tout en frottant encore le front endolori d’Emrys.
– Il a dû avoir peur, supposa celui-ci.
– Ouais, ben il aurait pu te tuer ! rétorqua l’ectoplasme comme si cela relevait encore d’une exceptionnelle radicalité.
– Arrête de t’énerver, tu baves. Je ne suis pas mort. Profitons de ce moment de calme, ça nous changera de la fois d’avant. Je déteste les voitures !
Il marcha dans la brousse pendant une heure ou deux, sans autre but que celui de se promener et de profiter d’un air dont il appréciait la pureté. Il croisa une petite horde de phacochères qui détala à sa vue, la queue plus basse que le groin. Pris par l’envie de jouer, Chose se lança à leur poursuite en couinant. De son côté, Emrys ramassa du bois mort et le disposa au pied d’un baobab. Il ouvrit – BÊÊÊÊ ! – son sac, en sortit une pierre et alluma intentionnellement un feu, un million d’années avant qu’aucune autre créature n’ait l’idée d’exploiter cette force de la nature. À l’aide d’un grand couteau – Bêêêê ! –, il dépeça le sanglier des savanes que le hamster lui avait rapporté avec fierté et en mit à cuire un cuissot. Repus, ils s’endormirent.
Emrys se réveilla en sursaut.
– C’est quoi ce bruit de merde ? se plaignit Maeleg en éjectant un glaviot du matin dans l’obscurité encore nocturne.
Au loin, quelque chose émettait un battement répétitif et persistant. Franchement chiant.
– Regarde, dit Emrys, il y a une lueur là-bas.
– Con de rat pelé du cul ! Y en a qui pètent une rave-party dans la réserve naturelle !
Le grand Celte se leva, excédé par ce rythme entêtant et de très mauvaise composition, et se dirigea vers la source de ce vacarme. Pas moins d’une demi-heure fut nécessaire pour l’atteindre. Le spectacle qu’il découvrit le surprit.
– P’tain, y sont que trois à danser, renâcla Maeleg.
Nez-Plat et ses deux congénères, derniers survivants du groupe d’élus, s’agitaient autour d’un grand cristal à lumière variable qui trônait au beau milieu de la savane. Ce machin rectangulaire, d’au moins quatre mètres et demi de haut, émettait une série stroboscopique de motifs monochromes. Les hommes-singes semblaient totalement captivés par cet étrange objet.
– Cousin, j’te jure que s’ils s’enculent, j’me barre. Rrrrr, pteu !
– T’as vraiment un problème avec ça, toi, répondit Emrys.
Le son augmenta de puissance au point que le sol en trembla des basses.
– Ouais, il ne faut pas exagérer non plus ! Je vais leur dire d’éteindre, j’ai envie de retourner me coucher.
Emrys s’avança d’un pas décidé vers le danseur qui agitait son bâton-crâne dans les airs de manière frénétique. Soudain, Nez-Plat cessa de gesticuler, sortant une nouvelle fois du rêve dans lequel l’étrange monolithe plongeait son petite groupe, nuit après nuit depuis plus d’une année[4]. Sans prêter attention à l’assassin de Guette-Lune, les trois hommes-singes partirent comme si de rien n’était dans la direction d’un mont dont l’ombre découpait la nuit au loin.
– Comment on éteint votre lampe-là ? leur lança Emrys sans obtenir de meilleure réponse qu’une totale indifférence.
Il se tourna vers le cristal dont les battements et les motifs devinrent irréguliers. Cette interruption de son rituel mécontenta l’objet autant que l’incompréhension qu’il éprouva au sujet de ce grand hominidé hermétique à son influence lumino-sonore. Pourquoi s’approchait-il de lui ? Que faisait ce rongeur sur son épaule ?
– Il est bizarre, ce truc, dit Emrys.
– Ouais, répondit Maeleg.
– C’est tout ?
– Quoi c’est tout ?
– Tu n’as pas une connerie à sortir comme d’habitude ?
– Quelle connerie ?
– Je ne sais pas, un commentaire suivi d’un mollard.
– M’fais pas chier ! s’emporta le fantôme. J’sais pas c’que c’est, j’sais pas c’que c’est, c’est tout !
– C’est-c’est-c’est, l’imita Emrys en riant et en collant sa main sur le cristal pour chercher à y trouver un interrupteur.
FLOUP ! Il fut aspiré par le cristal et disparut en même temps que celui-ci s’éteignit.
#
– BeuaaAAaargl ! vomit Maeleg sur les pieds d’Emrys et sur la tête de Chose qui s’en lécha les babines.
L’intérieur du cristal était l’exacte transposition tridimensionnelle des motifs stroboscopiques de sa surface aux couleurs changeantes. Emrys se tenait sur le côté d’un cube dont une arête formait un serpentin qui se terminait en cylindre inversé, perpendiculaire à un dé à neuf faces juxtaposant un prisme pentagonal inséré dans une pyramide ouverte sur une énorme sphère qu’un octaèdre régulier tronquait à l’endroit où naissait une hélice plongeant au travers d’un tore. Un son puissant et étrange résonna dans cet endroit qui ne l’était pas moins.
KE ! KE ! KE ! KE !
– Sang d’truie, je me sens pas bien du tout, Cousin.
KE ! KE ! KE ! KE !
L’ectoplasme dégobilla une fois encore, mais Emrys évita le jet de justesse.
– Hé ! Tu pourrais faire attention, non ?
Chose, un œil vers le serpentin, observa de l’autre son maître qui se parlait à lui-même. Peut-être se demanda-t-il comment deux personnalités pouvaient habiter le même esprit tout en ressentant les choses d’une manière si diamétralement opposée ; peut-être pas. En tous les cas, sa pupille gauche valsa vers l’octaèdre, la droite tomba sur le prisme et il suivit le grand Celte qui entreprit d’avancer dans ce curieux décor.
KE ! KE ! KE ! KE !
– C’quoi ce bruit insupportable ?
– On dirait une sorte de tambour.
– KE ! KE ! KE ! KE ! QU-QU-QUI V-VVIENT DÉDÉDÉDÉRAN-DÉDÉDÉRANGER MAMA DEDEMEURE ? demanda une voix à l’ampleur titanesque.
– Je m’appelle Emrys ! répondit celui-ci, imité par Chose qui éternua en guise de présentation.
Maeleg posa une crêpe en prononçant son prénom.
– Et toi ? Qui es-tu ? lança Emrys sans savoir à qui s’adresser dans ce capharnaüm géométrique devenu bichrome.
– JJJJE MM-M’APPÈPPÈ MAPÈPÈ MMM’APPELLE ATATA-ATATA-ATATA-ATATA ATAKLAKLA-KLI KLAKLAKLAKLAKLA !
– Ataklaklakli-klaklah ? Tu es Ataklaklakli-klaklah ?
– Putain, râla Maeleg encore malade, t’es con ou quoi, Cousin ? T’as pas compris qu’il est…
– OUIOUIOUI OUI, JE-JEJE JJJJJJE S-SUSSU SUISSUIS ATATA-ATATA-ATATA-ATATA ATAKLAKLA-KLI KLAKLAKLAKLAKLA.
– Sérieux, faut pas l’faire causer, on va met’ des plombes. Beuargl !
– VVVOU-VOU-VOUS ZÈZÈZÈZÈ Z’ÊTETETEU MM-M-M-M-MALA-LALALALA MALAAAADEU ?
– Nan, c’est mon cousin, le fantôme. Ne faites pas attention à lui, c’est une petite nature.
– CON-CONCON CONCONCON COMPLÈPLÈT COMPLÈTEUMMMMENT M-M-M-MALAAAAADEU ?
– Gnagnagna, gnagnagna, se moqua Maeleg en lâchant un jet de bile sur le hamster.
– Tu es obligé de te moquer des autres ? lui reprocha Emrys à voix basse. Tu ne crois pas que nous avons assez galéré pour le trouver sans que tu ne le vexes ?
– Nan, mais il est bègue !
– ET ALORS ? s’emporta le grand gaillard dont la voix fut reprise par un écho qui l’amplifia jusqu’à la démesure. Tu aimerais qu’on se foute de ta gueule ? Non ! Monsieur Maeleg n’a jamais supporté le moindre mot de travers à son sujet, mais il a toujours le mot assassin pour les autres ! Tu m’énerves !
– DÎTES…
– Hé, ho ! Ça va beuaAAArgl, oui ? Pourquoi qu’tu t’emballes comme ça ? On l’connait même pas.
– S’IL VOUS PLAÎT…
– Il me prend que j’en ai assez de tes commentaires à dix sesterces ! Il me prend que j’en ai RAS-LE-CUL de crever et de me retrouver je ne sais pas où et de re-crever derrière ! Alors, ferme ton claque-merde ! Et arrête de dégueuler sur Chose !
– JE NE SUIS PAS BÈGUE, VOUS SAVEZ.
– Ha ! T’l’as entendu ? L’est pas bègue ! Il en a rien à foutre que j’rigole.
– OUI, ENFIN, JE SUIS ASSEZ D’ACCORD SUR LE FAIT QU’IL EST DÉPLACÉ DE SE MOQUER D’AUTRUI. VOUS ÊTES CERTAIN QUE VOUS ALLEZ BIEN ? demanda la voix soudain inquiète de s’adresser à un type qui parlait tout seul.
– JE NE SUIS PAS MALADE ! hurla Emrys.
– Beeuaaargl !
Aussitôt, le décor géométrique s’arrêta de clignoter et une lumière ambiante s’alluma brusquement, révélant un immense dragon poilu à tête de lionne et à la moustache démesurée de morse. Son long corps serpentin dépourvu d’ailes ondulait à perte de vue. On distinguait dans la grisaille de son pelage ras quelques bouquets de plumes multicolores. Il portait une chemise à col Mao sous un pull sans manche en laine, tricoté en larges losanges jaunes, verts et oranges. Au bas pendaient d’énormes montres à gousset au cliquetis discret. Les deux seules patounes de la fantastique créature portaient d’innombrables montres-bracelets de toutes sortes. Il approcha sa gueule gigantesque d’Emrys et l’observa à travers des lunettes de soleil rondes à l’inquiétante opacité. Sa voix prit moins d’ampleur tout en gardant une certaine présence.
– ÇA VA, HEIN. CALMEZ-VOUS, dit-il. VOUS AVEZ L’AIR NERVEUX.
Chose sauta dans les bras d’Emrys qui recula d’un pas impressionné et qui essuya avec le hamster sa bouche souillée par la bile. Le dragon inclina la tête, intrigué par ce drôle de personnage.
– Pourquoi vous ne bégayez plus ?
– JE NE BÉGAYE PAS.
– Ah, si ! Vous avez bégayé.
– NON. JE ME SUIS EXPRIMÉ EN SLAM.
– C’pas ça du tout, le slam, cracha Maeleg sur le museau de la bête qui pencha de l’autre côté.
– MMMH…
– Monsieur Ataklaklakli-klaklah, reprit Emrys timide comme un petit garçon. Je viens vous voir sur les conseils de Wolkan…
– QUI ?
– Wolkan, le géant forgeron. Enfin, il est plus petit que vous, mais…
– COMMENT UN GÉANT PEUT-IL ÊTRE PLUS PETIT QUE MOI ?
– Pour moi, c’est un géant et…
– ET QUE SUIS-JE POUR VOUS ?
– Eh bien, encore plus géant que lui, je suppose ?
– MMMH…
– Pourquoi qu’tu bégayes plus ? demanda Maeleg.
– JE VOUS AI DIT QUE JE NE BÉGAYE PAS, J’AIME PARLER EN RYTHME. ÇA VOUS DÉRANGE ?
– Pas le moins du monde, répondit Emrys de sa propre voix et pour être poli.
Il n’avait aucune idée de ce qu’était le slam et pensa qu’il demanderait à Maeleg ce que c’était.
– MMMH… VOUS ÊTES UN PETIT ÊTRE BIEN CURIEUX, marmonna Ataklaklakli-klaklah. VOUS AVEZ DIT QUE VOUS DÉSIRIEZ ME VOIR. QUELLE EN EST LA RAISON ?
– Alors, voilà ! se précipita Emrys heureux de pouvoir exposer son problème. Je passe mon temps à mourir et, quand je reviens à la vie, c’est à chaque fois à une époque différente. Je viens solliciter votre aide, car vous comprenez, c’est très gênant.
– ÊTES-VOUS L’UN DE CES DIEUX DES CRÉATURES MORTELLES ? pouffa le dragon.
– Ah non, pas du tout. Je suis un simple Sénon, mais ce n’est pas le sujet. Je…
– PAS SI SIMPLE QUE VOUS LE DÎTES PUISQUE VOUS RESSUSCITEZ.
– Oui, je vous l’accorde. Justement…
Ataklaklakli-klaklah n’écouta pas la suite de ses propos. Il pencha son énorme tête de l’autre côté, interloqué par ce petit bonhomme avec ses deux voix bizarres et sa microscopique boule de poils au drôle de regard. Il chercha dans sa mémoire infinie le lointain souvenir que lui évoqua cette vue.
… et c’est la raison pour laquelle je vous ai cherché. Quant à savoir comment je suis arrivé ici, rit Emrys avec gêne et nervosité, je suis bien incapable de vous répondre !
– POURQUOI RESSUSCITEZ-VOUS ? demanda le dragon. TOUS LES VÔTRES FONT-ILS DE MÊME ?
– Pas que je sache. En ce qui me concerne, Merdeux le Chanteur m’a expli…
– MYRDDIN ! AH, J’AIME CE JEUNE HOMME. IL EST TOUJOURS COURTOIS ET IL VOYAGE SOUVENT À TRAVERS MOI.
– Comment ça ?
– EH BIEN, IL ME PARCOURT DANS TOUS LES SENS DEPUIS QU’IL EST NÉ, s’esclaffa Ataklaklakli-klaklah. COMMENT VA-T-IL ? IL M’INQUIÈTE PARFOIS. JE PENSE QU’IL EST ATTEINT D’AÉROPHAGIE DEPUIS SON PLUS JEUNE ÂGE, CAR JE N’AI JAMAIS VU QUELQU’UN QUI ÉRUCTE ET FLATULE AUTANT.
– Je ne comprends pas ce que cela veut dire, en vous, reprit Emrys qui tentait de conserver l’attention instable de cette créature pourtant extraordinaire.
– JE SUIS LE TEMPS ET TOUT EST EN MOI, SAUF CE QUI NE L’EST PAS. CERTAINES CHOSES VIVENT EN MOI, D’AUTRES ENTRENT ET SORTENT.
– Ça ne vous gêne pas ?
– NON, POURQUOI CELA M’ENNUIERAIT-IL ? C’EST DISTRAYANT.
– Attendez… cela veut dire que vous me sentez passer en vous quand je ressuscite puisque vous éprouvez tous ces mouvements.
– NON.
– Comment ça, non ?
– COMMENT VOULEZ-VOUS QUE JE LE SACHE ? C’EST LA PREMIÈRE FOIS QUE JE VOUS RENCONTRE ET JE NE SAIS PAS CE QUE VOUS ÊTES. J’EN CONCLUE VOUS NE DEVEZ PAS ÊTRE EN MOI.
Emrys réfléchit à l’apparent simplicité de cette affirmation qui lui parut comme évidence une fois énoncée, tout en étant compliquée à comprendre. Cela lui donna l’impression de vouloir saisir un flocon de neige qu’un coup de vent chaud soufflerait avant de le faire fondre. Il tenta une autre approche.
– Comment entre-t-on et sort-on de vous ?
– C’EST UNE QUESTION INTÉRESSANTE, opina Ataklaklakli-klaklah. VOUS-MÊME, COMMENT ÊTES-VOUS SORTIS ?
– Ha ! s’exclama Emrys. Cela veut dire que j’étais en vous. J’ai bien existé dans le Temps.
– Hein ? Comment ça, tu as existé dans l’temps ? demanda Maeleg qui avait du mal à suivre les échanges verbaux. Tu existes encore.
– Non, non, non, ne m’embrouille pas. J’ai existé dans le temps, mais une fois que je suis mort, d’après ce que m’a raconté le Chanteur, une grenouille aurait fait une sorte de manipulation avec des fleurs pour une raison dont je ne me souviens pas. Bref, c’est à ce moment-là que je serais sorti du Temps alors que j’y étais avant.
– Ben, non ! réfuta Maeleg. C’est quand t’es re-mort. T’as dévalé une pente et t’as crevé comme une merde, empalé sur un arbre. Après t’es revenu ailleurs.
Ataklaklakli-klaklah garda le silence en écoutant les personnalités d’Emrys se causer l’une à l’autre. Tout cela lui disait vaguement quelque chose, mais quoi ? Il savait avoir déjà entendu une histoire de ce genre, sans se souvenir de ce qu’elle racontait, ni de qui lui aurait racontée. Il dodelina de la tête à plusieurs reprises, sembla vouloir énoncer une phrase, mais s’en abstint aussitôt. Cela dura un long moment ponctué de nombreuses répétitions.
– J’crois qu’il est tombé en panne, cousin, dit Maeleg en se râclant la gorge.
L’ectoplasme visa le centre du tore qui ne bougeait plus autour de l’hélice. Il se satisfit de ne pas avoir perdu sa dextérité. C’était quand même plus facile d’être soi-même quand le décor ne foutait pas la gerbe à bouger dans tous les sens sans réellement se déplacer. Chose bailla, tourna sur lui-même pour trouver une position confortable sur le sol plat du cube.
– Vous réfléchissez à quoi au juste ? demanda Emrys au dragon.
– JE NE SAIS PAS.
– À la grenouille, peut-être ? soupira-t-il.
– MA SŒUR ? AAAH, MAIS OUI ! C’EST ÇA !
– Vous avez trouvé ?
– OUI ! C’EST BIEN À ELLE QUE JE PENSAIS.
Les bras d’Emrys en tombèrent. Perdu dans cette immensité géométrique, il se sentit seul. D’un côté Chose roupillait, de l’autre Maeleg invectivait le dragon géant, visiblement con comme des pieds dont il était dépourvu. Depuis qu’il avait quitté la forge de Wolkan, il avait espéré rencontrer ce fameux Ataklaklakli-klaklah que le géant lui avait dépeint comme la seule créature apte à l’aider. Il était mort un nombre incalculable de…
– Quatre-millions-sept-cent-vingt-huit-mille-vingt-neuf fois, dit Maeleg à voix haute.
– JE L’AIME BIEN MA SŒUR. VOUS SAVEZ QUE C’EST ELLE QUI FAIT POUSSER TOUTES LES CHOSES QUI SONT EN MOI ? JE NE SAIS PAS COMMENT ELLE S’Y PREND ET CELA M’ÉMERVEILLE.
– C’est qui ta sœur ? lança Maeleg avec un mépris qu’Emrys ne reprit pas.
– C’EST LA VIE, VOYONS ! BRIGID, COMME ELLE SE FAIT APPELER, EST LA MÈRE DE TOUTE CHOSE QUI MEURT. VOUS LE SAVEZ PUISQUE VOUS LA CONNAISSEZ.
– Euh… hésita Emrys. Non, je ne la connais pas, on m’a parlé d’elle.
– MAIS ENFIN, BIEN SÛR QUE SI ! QUAND ELLE EST VENUE ME VOIR, ELLE M’A PARLÉ DE VOUS. ELLE M’A MÊME DEMANDÉ DE LUI DONNER L’UNE DE MES PLUMES QU’ELLE A TRANSFORMÉ EN FLEUR.
Comme frappé par un éclair de génie, Emrys retira d’un coup son masque de Lucha Libre qui lui donnait apparence humaine. En le voyant, Ataklaklakli-klaklah sursauta.
– OH ! CE N’EST PAS COMMUN, dit-il en admirant le corps noir et musculeux au travers duquel on distinguait le squelette fleuri du gaillard. C’EST UNE FLEUR EXACTEMENT COMME CELLE-CI.
Sa grosse patoune pointa d’une griffe les côtes sur lesquelles une fleur d’anémone était imprimée. En un instant, Emrys comprit le mystère qui entourait ses décors floraux et au sujet desquels il ne s’était plus interrogé depuis longtemps. Ainsi, étaient-ils le résultat de quelque sort jeté par cette fameuse grenouille que l’on appelait tour à tour la Vie et Brigid.
– Mais pourquoi a-t-elle fait ça ? se demanda-t-il.
– IL ME SEMBLE QU’ELLE VOUS CRAINT, répondit Ataklaklakli-klaklah. PAR-CONTRE, JE NE ME SOUVIENS PLUS DE LA RAISON.
La mémoire du dragon fluctuait dans les méandres de lui-même et, conscient que seuls des stimuli en faisaient surgir des bribes, Emrys entreprit de lui raconter ce qu’il savait de son histoire. Étrangement, Maeleg lui fut d’une grande aide, car il tenait un compte précis des nombreux événements et dates qui ponctuaient son périple immortel. À intervalles irréguliers, les émotions saisissaient Emrys sans qu’il puisse les maitriser ; l’incompréhension de son sort, le sentiment d’injustice, la mélancolie, la colère, la révolte, la rage, la tendresse au souvenir d’une unique nuit d’amour, la rancune et l’espoir que le Temps lui vienne en aide.
Le dragon gigantesque plongea dans une profonde réflexion pendant que Chose, réveillé depuis un bon moment, consolait son maître en ronronnant au creux de son cou. Maeleg, bien qu’il crachat une fois ou l’autre, ne ramenait pas sa grande gueule.
– IL Y A QUELQUE CHOSE D’ÉTRANGE EN VOUS QUE JE NE M’EXPLIQUE PAS, dit Ataklaklakli-klaklah. MA DEMEURE EST FERMÉE À TOUTE CRÉATURE ET, POURTANT, VOUS Y AVEZ PÉNÉTRÉ. SEULE MA MÈRE, MA SŒUR ET MON CONNARD D’ONCLE PEUVENT ME RENDRE VISITE. COMMENT ÊTES-VOUS ARRIVÉ ICI ?
– Je n’en sais trop rien. J’ai touché un grand cristal avec des lumières bizarres et, hop ! J’étais là.
– CES CRISTAUX SONT L’ŒUVRE DU SON ET DE SON FILS, LE TUMULTE.
– C’est qui ceux-là ? demanda Maeleg.
– MON ONCLE ET… DISONS, UN COUSIN. JE NE L’AIME PAS BEAUCOUP, IL A TUÉ MA MÈRE.
– Oh… je suis désolé, compatit Emrys avec sincérité. Pourquoi a-t-il fait cela ?
– POUR LUI ARRACHER LE CŒUR QU’ILS AVAIENT DÉJÀ BRISÉ, SON PÈRE ET LUI. LES CRISTAUX QU’ILS DISSÉMINENT DANS LE MONDE DES VIVANTS PERVERTISSENT LA CRÉATION DE MA BIEN-AIMÉE MAMAN.
Tu l’as vengée, ta mère ? cracha Maeleg en extrapolant sa personnalité à celle d’autrui.
– NON. JE LUI AVAIS DIT DE SE LAISSER FAIRE, répondit Ataklaklakli-klaklah sur le ton de l’évidence.
– Hein ? Et elle l’a fait ? Pourquoi qu’tu lui as dit ça ?
– JE NE SAIS PLUS, MAIS J’AVAIS CERTAINEMENT UNE TRÈS BONNE RAISON, SINON JE N’EN AVAIS AUCUNE. MA MÉMOIRE ME JOUE DE CURIEUX TOURS DEPUIS QUELQUES MOIS.
– Depuis combien de temps ? s’enquit Emrys, persuadé devoir lier tout événement inhabituel à ceux qui lui pourrissaient la vie.
– JE N’EN SAIS RIEN, JE COMPTE EN MOI.
– Oui, ça va, j’ai compris. Mais ça fait combien ?
Ataklaklakli-klaklah inclina sa tête vers la gauche et Emrys sut qu’il ne servait à rien d’insister. Si ça se trouvait, il n’y avait aucune corrélation. De toutes manières, cela ne l’aidait pas le moins du monde. Quelle déception !
– J’y pense, interrompit ces réflexions Maeleg, comment Wolkan te connait ? T’as dit que personne pouvait entrer chez toi.
– JE N’HABITE PAS DANS UNE PRISON, VOYONS ! JE ME RENDS OÙ JE VEUX ET JE VAIS RÉGULIÈREMENT LE VISITER. J’ADORE L’HUMOUR DES PETITES GENS QUI TRAVAILLENT DANS SA FORGE.
– Attends… On aurait pu t’attendre chez lui au lieu de te chercher partout comme des cons ? Tu crois pas qu’il aurait pu nous l’dire le forgeron avec ses clopes de mes deux ?
– OH, MAIS ÇA FAIT LONGTEMPS QUE JE NE SUIS PAS ALLÉ LE VOIR ! JE SUIS BLOQUÉ ICI, rit le dragon. J’AI PERDU MES CLAQUETTES.
Les propos d’Ataklaklakli-klaklah étaient difficiles à suivre.
– C’est quoi, cette histoire de sandales ? cracha Maeleg qui s’impatientait.
– DES CLAQUETTES, PAS DES SANDALES. JE LES METS POUR ME RENDRE À LA PISCINE.
– Quel est le rapport entre la piscine et Wolkan ? demanda Emrys qui ne comprenait pas plus que son fantôme de cousin.
– EH BIEN, QUAND JE VAIS VOIR WOLKAN, J’EN PROFITE POUR ME RENDRE À LA PISCINE MUNICIPALE QUI EST À CÔTÉ DE SA FORGE. MES CLAQUETTES ME SERVENT À ÉVITER D’ATTRAPER DES CHAMPIGNONS. VOUS SAVEZ, LES PISCINES NE SONT PAS AUSSI PROPRES QU’ON NOUS LE DIT.
– D’accord pour les claquettes, mais en quoi cela vous empêche de sortir de chez vous ?
L’énorme trombine du dragon pencha à gauche comme s’il cherchait à assimiler qu’on ne puisse saisir le truisme qu’il évoquait.
– VOUS IRIEZ VOUS BAIGNER SANS CLAQUETTES, VOUS ?
– Je ne sais pas, je n’en ai jamais porté et je ne vois pas à quoi cela ressemble.
– JE NE LE SAVAIS PAS NON PLUS AVANT QUE LE SON M’ENFERME DANS CETTE DEMEURE ET QUE MA MÈRE NE ME LES OFFRE. SANS ELLE, JE SUIS PRISONNIER.
Emrys ouvrit –BÊÊÊÊ ! – son sac et prit un tube de paracétamol qu’il s’enfila avec –BÊÊÊÊ ! – un litre d’eau. Il en avait ras-le-bol de cette conversation qui touchait les limites de l’absurde. Chose se léchait le cul.
– Bon ! Et en quoi vos claquettes pourraient-elles m’aider au juste ?
– GRÂCE À ELLES, JE POURRAIS VOUS MANGER ET VOUS FAIRE REVENIR EN MOI POUR QUE VOUS N’EN SORTIEZ PLUS.
– Vache de fion, il est atteint, quand même…
– Tais-toi, intima Emrys, tu vas le déconcentrer. Où étaient ces claquettes, la dernière fois que vous les avez vues ?
La créature gigantesque s’anima d’un frisson qui parcouru son corps entier, de la moustache à l’infini de sa queue poilue. Il consulta plusieurs des montres à gousset ou à bracelet qu’il portait et compta à plusieurs reprises sur les doigts de ses grosses pattes.
– COMBIEN FONT MILLE-QUATRE-QUATRE-VINGT-DEUX MULTIPLIÉS PAR SOIXANTE-QUATORZE ?
– Je n’en sais…
– Cent-six-mille-sept-cent-quatre, coupa Maeleg.
– ALORS, C’EST QUE JE LES AI PRÊTÉES À HERMỄS, fit Ataklaklakli-klaklah l’air victorieux.
– C’est qui encore ça ? Tain, c’est plus des vers qu’y faut lui tirer du nez à ç’ui-là !
– LE MESSAGER DE CE QUE LES MORTELS APPELLENT LES DIEUX, RIT LE DRAGON. IL USE D’UN AUTRE NOM DEPUIS QU’ILS ONT CHANGÉ DE SYSTÈME. AVANT, ILS APPELAIENT ÇA LA POLYPHONIE ET MAINTENANT, LA MONOTONIE, JE CROIS. JE NE COMPRENDS PAS TROP CES NOTIONS ÉTRANGES.
– Son nom, bordel !
– MICHA’EL.
– Tu parles d’un blase.
– Pouvez-vous m’indiquer comment le trou…
– OU ALORS, C’EST RAFA'EL ? OOOH, JE NE M’EN SOUVIENS PAS. UN PETIT BONHOMME AVEC DES AILES DANS LE DOS ET UN NOM DE PEINTRE. ILS SE RESSEMBLENT TOUS.
– Raclure de fiente ! V’là qu’on va chercher un homme-pigeon, maint’nant ! Hé, Cousin, t’es sûr qu’on va s’emmerder à faire ça ?
– Tu as une meilleure idée ?
– Nan, mais on va encore crever j’sais pas combien de fois avant de tomber par hasard sur un poulet avec des sandales.
– DES CLAQUETTES.
– C’pareil, putain ! Rrrr pteu !
– Techniquement, c’est moi qui meurs et toi qui me suis.
– Qu’est-ce t’en sais ? Qu’est-ce qui t’dit que j’ressens rien quand tu claques ? Réfléchis, parc’qu’en admettant qu’on trouve le gars en question, faudra aussi qu’on revienne ici. C’pas gagné, hein.
Bêêêê ! – Emrys saisit un pistolet à silex dans lequel il –Bêêêê ! – inséra de la poudre à canon, bourra –Bêêêê ! – du feutre et –Bêêêê ! – une balle de plomb, sous l’œil droit circonspect de Chose, le gauche regardant vers le dé à neuf faces. Emrys se cala le canon de l’arme sur la tempe et tira.
POUF !
– Tiens, vous êtes parti, fit Ataklaklakli-klaklah avant de retourner à ses petites affaires que la visite d’Emrys avait perturbées.
Il ne se souviendrait plus de cette rencontre.
[1] Rage against the machine, 1992
[2] Sciences et Techniques des Activités Physiques et Sportives
[3] Lire 2001 : L’Odyssée de l’espace d’Arthur C. Clarke, traduit par Gilles Goullet, Ed. Robert Laffont
[4] Il faut vraiment lire 2001 : L’Odyssée de l’Espace.