15-Opération Enfers

Notes de l’auteur : Toujours dans le même esprit du premier jet ^^

La Spirale de l'Enfer distribuait les Neufs Cercles, les royaumes, les duchés et les baronnies. Tout était sombre. Le long de sa descente, la température oscillait entre le froid le plus extrême et la chaleur la plus intolérable. Tour à tour, on y ressentait une tristesse abyssale et une souffrance incommensurable. Parcourir ses marches relevait d’une torture que Charles compara à celle qu’il éprouva lors de sa traversée de la Forêt. Guidé par Napoléon, il avança avec peine, courbant l’échine ou prenant appui sur les parois qu’il s’obligea à ne plus toucher. Plus d’une fois, Bonaparte l’extirpa de terribles visions qui l’assaillirent par simple contact avec la roche. Elle aspirait l’âme, la triturait et lui infligeait d’atroces supplices. À chaque réveil, il plaquait ses mains sur ses oreilles, ses tympans déchirés par les innombrables hurlements qui envahissaient cette monumentale construction maléfique. À force d’efforts, son dos était trempé de sueur, il se sentait atteint d’un mal incurable.

Ils mirent une éternité à dépasser le niveau du Premier Cercle. Là, enfin, régnait le calme, mais il n’inspirait aucun soulagement. Au contraire, la peur s’empara de Charles, violente, aiguë et coupante ; l’esprit marqué du fer de l’épouvante vagabondait ici en lui-même. L’irrationnalité de son imagination le broya, nourrie par l’horreur à la fois impalpable et si présente dans la Spirale.

Napoléon fit signe à Charles de continuer à le suivre. Il se demanda où il l’emmenait et pourquoi ils n’étaient pas restés dans ces appartements confortables. À ce point de leur périple, il aurait accepté de regarder en boucle son film débile et mal joué. Il se reprit : ne jamais souhaiter quoi que ce soit aux Enfers, ces cons étaient capables d’en faire une punition. Ils atteignirent un étroit pont en pierre dont le tablier chaotique et acéré tortura ses pieds au travers des semelles en plastique de ses chaussures en toile. La construction enjambait un vide démesuré tant il était obscur.

Il aperçut une lueur lointaine dans l’obscurité et quand ils parvinrent à atteindre sa source, il découvrit une gigantesque cascade de lave en fusion qui coulait de bas en haut et dont il ne vit pas la fin en élevant le regard. Dans le flux incandescent, il distingua les corps décharnés de toutes sortes de créatures qui enduraient quelque martyr. Elles semblaient hurler de douleur mais on ne les entendait pas.

– En général, Il coupe le son, indiqua Napoléon qui avait deviné l'interrogation de Charles.

Un grognement sourd, profond comme un tremblement de terre, envahit l’espace. De l’ombre, surgit un monstre de la taille d’un dinosaure, un chien à trois têtes.

– Inclinez-vous, ordonna Bonaparte à Charles qui s’exécuta aussitôt.

Il ressentit les chocs du pas lourd de la bête qui s’approcha d’eux sans cesser de gronder. Des filets bave coulaient autour et sur lui, il trembla. Les flaques qui s’étalèrent sur le sol grouillaient de larves et certaines s’avancèrent vers ses mains. Il entendit le monstre les renifler, il pissa de peur.

BÊÊÊÊ !

Surpris, Charles ne peut s’empêcher de lever les yeux et il vit l’extraordinaire chien faire soudain demi-tour. L’une de ses têtes goba d’un coup un mouton apparu par magie tandis que les deux autres jappèrent.

– C’est bon, on peut y aller, indiqua Napoléon en se relevant.

La cascade se fendit en deux et s’ouvrit comme un épais rideau de théâtre. Ils passèrent derrière l’animal en plein festin et entrèrent dans la résidence du Maître des Enfers. Ils empruntèrent un vaste et long couloir, aussi sombre que ne l’étaient les Enfers et qui les mena à l’intérieur d’une immense cathédrale. Charles pensa que tout était démesuré ici, ça sentait le besoin de compenser des complexes d’infériorité.

– D’où viennent les moutons ? demanda-t-il.

– Aucune idée. Tout ce que je sais, c’est que le mouton signale à Kérberos qu’il n’y a pas d’embrouille et que deux de ses têtes émettent un son qui actionne la cascade.

Charles s’étonna de l’extrême facilité avec laquelle il obtint un tel renseignement.

– Mais, ce qu’il préfère, ajouta Napoléon, ce sont les dragées de chez Braquier.

– Celles de Verdun ? s’étonna Charles.

– Oui, on a récupéré l’un des gars de la famille et sa sœur. Je vous montrerai où ils tiennent leur boutique.

– Il doit en falloir un sacré paquet pour un animal pareil.

– Pensez-vous, il a le palais très fin. Maintenant, taisez-vous et agissez exactement comme je le fais. Ne parlez que quand Il vous l’ordonne.

Une voix gutturale, déformée, vint de loin et de partout en même temps.

– Monsieur le Haut Stratège des Enfers Réunis, Baron-Lige des Mouches.

Ils s'avancèrent en regardant droit devant eux, des bruits inquiétants provenaient de l'ombre qui ondulait le long de la nef qu'ils traversèrent. Ils s'arrêtèrent au pied de la croisée du transept où Napoléon s’allongea sur le ventre, visage contre le sol de rocaille. Charles l’imita et sentit aussitôt sa peau brûler puis bouillir au contact de la pierre. Il fit appel à toute sa volonté pour endurer cette terrible douleur.

– Présentez-vous, ordonna la même voix qui les avait accueillis.

Sans bouger, Napoléon prit la parole après une longue inspiration.

– Très Puissant Ba'al Zebub, Empereur des six-cent-soixante-six-millions-six-cent-soixante-six-mille-six-cent-soixante-six légions infernales, Seigneur des Mouches, Maître des Princes, des Ducs et des Barons, Détenteur Absolu des Hautes Demeures des Enfers Réunis, je suis Napoléon Bonaparte, Haut Stratège des Enfers Réunis, Baron-Lige des Mouches et je me présente à Votre Majesté tel l'insignifiant ver putride que je suis et je Vous amène l'âme que je Vous ai promise. Voici, Karl-Ludwig Schulmeister, aussi prénommé Charles-Louis en Français et surnommé Monsieur Charles ou Charles tout court.

– Présentez-vous, intima la voix.

– Très Puissant Ba'al…

– Zebub, souffla Napoléon.

– Ba'al Zebub, Empereur des…

– Six-cent-soixante-six-millions-six-cent-soixante-six-mille-six-cent-soixante-six légions infernales…

– Empereur des six-cent-soixante-six-millions-six-cent-soixante-six-mille-six-cent-soixante-six légions infernales, Seigneur des… des…

– Seigneur des Mouches, faites un effort, bordel, lui ordonna à voix basse Napoléon qui dut tout de même l'aider jusqu'au bout des titres à énoncer et de sa phrase de présentation.

Un long silence pesant s'ensuivit et Charles souffrait terriblement. Sa peau le brûlait de plus en plus et il sentit venir le moment où il ne tiendrait plus dans cette position.

– Levez-vous et prenez place.

Deux sièges Louis XIV apparurent devant l'abside qui resta dans l'obscurité. À peine assis, leur souffrance s'acheva et un guéridon apparut entre les deux fauteuils confortables. Deux petites tasses à expresso et un sucrier se matérialisèrent sous leurs yeux.

– Mettzez-vous à l'aise Monsieur Çarles, dit une autre voix provenant du haut de l’abside tenue dans l’obscurité la plus totale. Soyez le bienvenu dzans ma magnifique dzemeure et buvez votzre café tzant qu'il est z’encore çaud.

Charles ne parvenait pas à bien comprendre cette curieuse voix et mis un peu de temps avant de s'exécuter, comprenant qu'ici une invitation était un ordre. Le liquide lui brûla la langue et la gorge.

– Monsieur le Haut Stzratzèze, reprit la voix, a proposé votzre collaboration à mon prozet. Vous pouvez faire le çoix dze refuser cettze position. Répondzez.

– Votre Majesté, balbutia Charles déstabilisé par ces mots à peine intelligibles, Vous me gratifier d’un grand honneur et je m'en remets à Votre décision.

– Bien ! raisonna la voix dans la cathédrale. Ze sais que vous excellez dzans l'art dz'espionner, dz'enquêtzer, dze fouiner et ze passe l'énumération dze vos compétzences. Ze veux que vous tzrouviez le meilleur guerrier humain dze tzous les tzemps !

Charles garda le silence, déchiffra les sons et tomba des nues.

– Votre Majesté, comment ça trouver le meilleur guerrier humain de tous les temps ?

– Ben, ça me semble pas tzrès difficile à comprendzre. Y a tous les z’humains, y a tous les guerriers, y a un meilleur et c’est celui-là que ze veux.

– De tous les temps, Votre Majesté ?

– Dze tzous les tzemps.

Mais qu’est-ce que c’était que cet ordre à la noix ? Où voulait-il qu’il le trouve son guerrier là, et comment ? Par hasard, comme ça sous le sabot d’un cheval ? Au XVème siècle ou dans l’Antiquité ? Au Pérou ou dans le Vercors ?

– Très bien, répondit Charles malgré ce qu’il pensait. Votre Majesté, par où je dois commencer ?

– Excellentze questzion, dzroit z’au butz. Dzétzerminé ! Z'aime ça mon garçon ! Par où vous voudzrez, c’est vous le spécialistze.

Le spécialiste ? Le spécialiste de quoi, des missions impossibles ? L’esprit de Charles cogita comme jamais auparavant. Depuis son décès, l’horreur et les situations ridicules s’enchaînaient de manière aléatoire qui le déstabilisaient au plus haut point. Toutefois, il savait devoir surtout ne pas sous-estimer sa situation : il était aux Enfers dans l’antre de leur maître et tout cela avait d’un jeu absurde que l’apparence. Il finirait bien par comprendre les règles qui régissaient l’Au-delà et, pour cela, il devait collecter plus d’informations, les analyser et échafauder son plan d’action. Il fallait rester concentré.

– Votre Majesté, Vous pouvez compter sur moi, répondit-il l’air assuré. Je vais me mettre en quête de votre Champion derechef. Bien sûr, j’aurais besoin de moyens pour travailler.

– Vous dzéfinirez vous-même ce dzont vous z’aurez besoin, vous z’avez cartze blance. Monsieur le Haut Stzratzèze, vous tzransmettzrez mon ordzre à Lucifuze Rofocale dze zérer la partzie adzministzratzive dze notre accord. Qu'il lui tzrouve aussi une dzemeure au plus proce dze la mienne. Avec un ascenseur dzirectz.

– La plus proche de Votre Majesté mais… Napoléon se reprit aussitôt, avec la plus grande célérité dont je puisse être capable, Votre Majesté.

Le silence qui suivit démontra, s’il l’eut fallu, que Ba'al Zebub n'acceptait pas la moindre discussion de ses ordres. Napoléon, la tête basse, se leva pour retourner se prosterner au pied de la croisée du Transept. Charles l’entendit émettre un bref gémissement quand sa peau toucha le sol.

– Monsieur Çarles, reprit Ba’al Zebub, vous me tziendzrez informé en me présentzant votzre rapport, ici même et à huis-clos. Ze vous fais dzon dzu tzemps, ce qui est z’ici un cadzeau mazestzeux.

Une montre à gousset apparut sur le guéridon.

– Levez-vous Monsieur le Haut Stzratzèze. Tzravaillez pour moi, tzous les dzeux.

Charles se leva et rejoignit Bonaparte qui lui lança un regard mauvais, empli de jalousie.

– Monsieur Çarles, ze fondze dze grands z’espoirs à votzre suzet, ne me dzécevez pas. Dzisposez maintzenant.

Les deux hommes se dirigèrent vers la chaire, en réalité un ascenseur étroit qui se mit en branle dès qu’ils y pénétrèrent. À l’intérieur de la cabine, un cadran indiqua leur destination Bureau de Lucifuge Rofocale, une sonnerie retentit et la machine s’éleva. Après un moment de silence, Napoléon n’en put plus.

– Alors vous, en matière d’enfant dans le dos, vous vous y connaissez !

– Pardon ? demanda Charles plus étonné par le temps qu’avait tenu Bonaparte que par son reproche.

–  Des appartements au plus proche du Maître, gna, gna, gna ! lâcha le Haut Stratège en dodelinant de la tête. Rien que ça !

– Il s’agit de son exigence, je n’ai rien demandé.

– Oui, ben faudrait peut-être vous souvenir qui vous a fait venir ici, hein ! continua l’autre sur un ton de mégère aux lèvres pincées.

Charles se retint de lui claquer un taquet derrière le crâne. Comme si venir aux Enfers était une chance ! Il pensa à Louise qui lui manquait cruellement en ce moment surréaliste. Il inspira profondément.

– Napoléon, qu’aurais-je dû faire ? Tenir tête au Seigneur des Mouches, empereurs de milliers de légions infernales ? J’ai très bien compris qu’on ne lui refuse rien et, si j’étais vous, je ferais attention à ne pas le contredire.

Bonaparte garda le silence sans cesser de bouger sa tête comme une figurine de chien que l’on pose à l’arrière des voitures. Il continua la conversation tout seul.

– Cela ne remet pas en question notre amitié et le lien qui nous unit, mentit Charles.

Bien sûr, c’était tout ce qu’attendait Monsieur Napoléon Bonaparte, le Haut Stratège. Il se calma aussitôt.

– Ah mon vieux, on va faire du bon boulot, vous et moi ! Une fois que vous aurez désigné ce guerrier-je-ne-sais-pas-quoi, nous pourrons enfin passer aux choses sérieuses !

En voyant Napoléon sourire, Charles eut un frisson dans le dos. Une nouvelle fois, il ne put s’empêcher de se demander comment, de son vivant, il avait pu choisir ce type pour dominer l’Europe. D’ailleurs, quelle folie l’avait pris de mettre en œuvre un tel projet ? Quel imbécile, pensa-t-il à son propre sujet. Il n’était qu’un idiot imbu de sa personne, aveuglé par son intelligence supérieure et qui n’avait jamais usé de la moindre once d’humilité tout en se persuadant du contraire.

Toutefois ici, aux Enfers, il se plut à imaginer que Dieu lui offrait une chance de racheter ses torts. Sans savoir comment il procèderait, il mettrait en échec Ba’al Zebub et lui ferait perdre sa guerre contre le Paradis.

– Vous allez en baver, vous savez ? dit Napoléon.

– La tâche risque d’être ardue, oui.

– Oh, je ne parle pas de ça ! J’ai toute confiance en vos capacités pour réussir à découvrir ce combattant fameux que Ba’al Zebub désire plus que tout. Non, je parle des autres, des démons.

– C’est-à-dire ?

– Ben, réfléchissez mon vieux ! En ce qui me concerne, c’est différent, j’ai battu tout le monde et ma place de Haut Stratège est incontestable. Mais, mettez-vous à leur place, quand vous leur présenterez le plus grand guerrier, machin, bla, bla, bla. Croyez-moi, ils ne sont pas prêts à reconnaître qu’un humain les surpasse ou alors, il faudra qu’il écrase les plus forts d’entre eux ! Et ça, ce n’est pas gagné. Les démons ne sont pas des tendres et ils s’y connaissent en matière de bagarre.

– Merci de me prévenir, mais est-ce moi qui devrait en baver ?

– Ha, ha, ha ! Parce que c’est vous qui allez leur foutre devant le nez !

– Mais, ce sont les ordres de Ba’al Zebub en personne, qui oserait s’y opposer ?

– Mon vieux, mais le Seigneur des Mouches n’est jamais là, voyons ! Ha, ha, ha ! Vous pensiez qu’il gérait tout ce bordel ? Vous avez des choses à apprendre, mon ami. Comme tous les grands patrons, il délègue et pendant que nous bossons, il passe le plus clair de son temps à se promener sur Terre pour courir la gueuse, comme Dieu d’ailleurs. Alors, vous pensez bien qu’en l’absence du chat, les souris dansent, hein. Non, je vous le répète, vous allez en baver ! Ha, ha, ha !

 

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Charles vérifia sans peine la véracité des propos de Bonaparte dès que lui fut remis son titre de Grand Enquêteur des Mouches. La mission, que Ba’al Zebub lui avait confiée, était d’une importance si stratégique que des pouvoirs spéciaux lui furent octroyés. Cela fut très mal perçu par le Premier Ministre Lucifuge Rofocale quand il signa d’un tentacule récalcitrant le décret officialisant des prérogatives plus étendues que les siennes.

La Grande Trésorière des Enfers, Astarté, que Charles avait rencontré chez Mazarin, entra dans une colère noire à la nouvelle de lui procurer des moyens financiers sans limite, en valeur d’âmes bien sûr. Elle décapita plusieurs de ses comptables qui, heureusement, purent continuer à travailler en posant leur tête à côté d’eux. Napoléon confia à Charles que sa fureur était toujours démesurée et qu’en l’occurrence, le système économique des Enfers reposait sur la création de monnaie impalpable et que l’on se moquait bien des dettes de l’État que personne ne réclamait par crainte de Ba’al Zebub. Mais bon, la Mère Astarté avait des oursins dans les poches et ce n’était pas une métaphore.

Bonaparte l’emmena ensuite chez l’Architecte, un tailleur de costumes au nom pompeux qui ne cessait de calomnier autrui tout en prenant ses mesures. Ce démon aux douze bras et aux neuves langues véhiculait des rumeurs ou des concepts alambiqués qu’il habillait de mots inutiles et de révélations cousues de fil blanc. Il ne manqua pas l’occasion de médire au sujet de la Grand Trésorière tout en chiffonnant l’une des lettres de change à zéro âme qu’elle avait données à Charles pour rétribuer tout service rendu par en votre obligatoire contribution à l’effort de guerre de Ba’al Zebub, suivi de la liste de ses titres.

– Je croyais que je disposais de moyens illimités ? s’étonna Schulmeister en sortant de la boutique.

– C’est le cas, répondit le Haut Stratège. Vous en avez toute une liasse.

– Je ne vais pas me faire que des amis…

– Ha, ha, ha ! Sacré Monsieur Charles ! Des amis, aux Enfers ! Ha, ha, ha !

Quand on réquisitionna son opulente demeure, le Prince Stolas, une figure importante d’un des nombreux royaumes infernaux, employa une langue ancienne pour injurier Charles qui crut bien discerner des menaces dans l’imbroglio de sons gutturaux qu’il lui postillonna au visage. Lui non plus ne vit pas d’un bon œil, il en avait sept, sa coûteuse participation à la recherche du Champion.

Après avoir pris possession de ses appartements, le premier geste de Schulmeister fut de se servir un cognac bien tassé et de se poser dans le fauteuil confortable de son riche bureau. Il n’avait pas encore pris ses fonctions que son nom faisait le tour des Enfers, il n’en douta pas un instant. Finalement, l’Au-delà ressemblait à la société humaine, à moins que cela ne fut le contraire. Un supérieur vous donnait un ordre façon patate chaude, un sourire avec une tape dans le dos et attendait vos résultats de pied ferme, prêt à vous faire sauter en cas d’échec et à vous remplacer par un autre. La différence était qu’aux Enfers, la sanction signifiait de passer l’Éternité dans un cauchemar cruel. Il resta là un long moment à réfléchir.

Par où commencer ? se demanda-t-il.

 

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Mazarin toisa Charles du haut de sa stature de cardinal. Il louchait.

– On se connaît, non ? lui demanda-t-il en se servant une liqueur au goulot.

– Votre Éminence, vous m’avez accueilli à mon arrivée, oui.

– Mmmh… Prrt, j’sais pas. Je sais que je dois savoir qui vous êtes, mais j’sais pas. Et c’est quoi alors, ce… ce truc de Grand Enquêteur des Mouches ?

Charles lui répéta une quatrième fois l’objet de sa mission pourtant clairement inscrit sur le parchemin émis par Lucifuge Rofocale et qu’il lui avait remis.

– J’ai besoin de consulter les registres du Département du Recensement Infernal. L’âme que je recherche est peut-être passée devant vous.

– Vous avez rempli un formulaire H1N1 ?

Charles avait anticipé une connerie de ce genre.

– Non, mais j’ai apporté un bidon de dix litres d’alcool à quatre-vingt-dix degrés aromatisés à la quetsche, répondit-il en le posant sur le bureau de l’ecclésiastique.

– Ok.

Mazarin se leva en titubant et lui fit signe de le suivre. Ils passèrent quelques portes, couloirs et escaliers pour atteindre une salle cyclopéenne aux innombrables rayonnages dont il n’aperçut aucune fin, ni vers le haut, ni vers le fond.

– Tout est là, dit le cardinal. Tous les volumes du Répertoire des Captifs.

– Il y en autant ? s’étonna Charles.

– Ah, quelques milliards, oui. Bon ! Voilà une clef, n’oubliez pas de fermer derrière vous quand vous aurez fini. On a eu un problème de harpie une fois et c’est vraiment chiant.

À cœur vaillant, rien d’impossible, s’encouragea Charles tout en prenant l’un des ouvrages trois fois plus gros qu’un dictionnaire et à la même taille de caractères qu’une bible. Il le reposa, dubitatif. Même si le Temps n’avait pas d’emprise sur l’Au-delà, il ne se voyait pas lire toutes les pages que contenaient ces archives. Il fallait trouver un système, mais pour l’instant il séchait. En attendant de trouver une solution, il prit le parti d’interroger les gardiens de chacun des Neuf Cercles au sujet de leurs pensionnaires.

C’étaient d’étranges créatures difformes à la force et à la cruauté aussi démesurée que leur faible intellect. Schulmeister éprouva de grandes difficultés pour simplement leur expliquer sa question, « Avez-vous parmi vos prisonniers des guerriers aux aptitudes supérieures à la normale ? » Au troisième geôlier, un démon qui bavait par les genoux, il la résuma par « T’as un guerrier là-dedans ? ». Il eut toutes les peines du monde à éviter de se faire casser la gueule. Les gardiens éprouvaient-ils, eux aussi, des ressentiments à son égard ? Il n’aurait su le dire tant leur esprit était insondable et instable. À la fin de son enquête fastidieuse, il ne disposait d’aucun élément concret, encore moins d’un seul nom. Il y eut bien quelques numéros de matricules sortis des bouches parfois multiples des matons, mais ils s’emmêlaient les pinceaux quand ils en donnaient la suite de caractères ; les chiffres n’était pas leur truc. Quant à savoir où ils avaient mis, pour ne pas dire rangé, la liste des âmes dont ils avaient la charge, il abandonna.

Mine de rien, d’après le calendrier de la montre de Charles, cette première investigation dura plusieurs mois. En réalité, pouvoir mesurer le Temps n’était pas un cadeau, mais bien un moyen de se mettre la pression. En tous les cas, il mit cette période à profit pour apprendre le Klö’h Ftulchr, la langue démoniaque commune, et pour faire connaissance avec les créatures infernales. Cela ne fut pas aisé, car on observait avec méfiance ce type sortit de nulle part et qui posait des questions partout.

Une année supplémentaire s’écoula. Ba’al Zebub n’était pas de retour, Charles n’avait toujours pas ouvert un seul bouquin des archives, mais il avait nettement développé ses relations sociales, fruit d’un travail laborieux. L’absence apparente de résultat à sa mission finit même par faire oublier les raisons pour lesquelles il se baladait aux Enfers. Quand on lui en demandait des nouvelles, il mentait en prétendant qu’il avançait et chacun savait que c’était faux. Finalement, ce type n’était pas si différent des démons et on le perçut comme faisant du décor, ce qui avantagea grandement son intégration.

En parcourant les différents états infernaux, Charles découvrit sans surprise que cette société féodale fondait son socle sur la loi du plus fort et du plus riche. Ce faisant, les conflits étaient nombreux aux Enfers, autant que les âmes en peine ; il y avait toujours un démon dont l’Éternité était menacée par un autre de statut supérieur. Bref, il y avait de quoi monnayer et, en cela, Charles s’y entendait.

Aussi, pour s’attirer les faveurs des autochtones, comme il les appelait, et se lier à eux, il mit à profit sa fonction de Grand Enquêteur des Mouches tout en prenant soin de ne plus user de ses lettres de change. Ici, il fit passer des messages, là des offrandes de démons communs aux inférieurs et de ceux-ci aux supérieurs. Un baron voulait des montres pour une exécution lors d’une soirée entre amis ? Il appelait Monsieur Charles plutôt que de les chercher lui-même. Un duc au tempérament trop fougueux devait se faire pardonner une relation sexuelle avec un Ft’kiulch domestique ? Monsieur Charles faisait l’intermédiaire et se chargeait de porter les compensations financières à qui de droit. Finalement, il fabriqua son réseau de la même manière qu’il l’avait fait dans ses jeunes années, le long du Rhin. Il n’était pas question pour lui de monter quelque contrebande, mais d’intégrer les Enfers pour mieux les espionner. Ce fut en faisant le bilan que l’idée lui sauta aux yeux et cela fit grand bruit.

En sa qualité de Grand Enquêteur des Mouches, il réquisitionna l’immense place du Marché des Âmes, la plus adaptée selon lui à son entreprise. On y installa un nombre impressionnant de tables et de chaises, d’allées tracées selon un plan de circulation précis, dotées d’entrées et de sorties.

Sur son ordre, et contre l’avis du Cardinal Mazarin qui pesta tout ce qu’il put, des millions d’âmes furent temporairement libérées du Neuvième Cercle pour servir de petites mains et éplucher chaque volume du Répertoire des Captifs. Parmi elles, Schulmeister en reconnut quelques-unes qu’il fit travailler plus que d’autres, Charles Fouquet et Marie-Antoine Magnier, en tête.

Il confia au démon Bĕliyyaʿal, un grand gaillard très costaud que peu de ses congénères osaient défier, l’organisation de la garde des âmes. Les rares à tenter de s’échapper subirent de savants et exemplaires châtiments publics, ce qui régla définitivement le problème de l’assiduité au travail. La place devint ainsi un impressionnant camp de travail service d’étude des archives du Département Général du Recensement Infernal au milieu duquel Charles fit ériger une tour à toit plat d’où il supervisait l’avancée des choses.

Pour s’assurer l’adhésion des démons, il s’adjoignit les services d’un communiquant allemand notoire, autant apprécié aux Enfers qu’il ne l’avait été de son vivant. On racontait que ses techniques de propagande devinrent la norme des campagnes politiques humaines à partir de la moitié du XXème siècle.

 Sur son conseil, il organisa des cocktails en haut de sa tour où il convia quelques hautes personnalités qu’il flattait. Les basses classes n’étaient pas oubliées et bénéficiaient de visites guidées agrémentées d’activités ludiques comme le tir à la harpie, espèce friande de papier, ou le concours de sodomie particulièrement prisé par les démons aquatiques. Cependant, derrière l’apparence d’un parc d’attraction destiné à plaire aux autochtones, Charles avait mis en place un dispositif redoutable d’efficacité.

Il découpa en trois parties le Répertoire des Captifs étudiées par trois zones de travailleurs. La première chargée des noms de A à Fo, la seconde de Fo à Pr et la troisième de Pr à Z. Sa méthode consistait à faire relever l’identité de tout homme ou femme ayant tué, avec une arme ou à mains nues, plus d’une centaine de personnes en combat. Dans le même temps, il convoqua l’âme de chaque officier de chaque armée humaine qu’il mit entre les mains des pires services compétents en matière d’interrogatoire.

Les informations récoltées de cette manière furent croisées trois ans plus tard avec les résultats de son service d’étude des archives. Il fit effectuer un second filtrage, montant la jauge à deux-cent-cinquante personnes tuées, puis un an et demi plus tard à quatre-cent. Jamais les Enfers n’avaient connu telle ébullition et Schulmeister, le Grand Enquêteur des Mouches, bénéficia d’une renommée sans égale. Autour de la place du Marché aux Âmes, l’activité économique battait son plein.

Bien évidemment, Charles ne faisait guère l’unanimité parmi les nobles familles démoniaques aux yeux desquelles il n’était qu’un humain en quête d’un autre pour les commander toutes. Peu lui importait, car il disposait d’un solide réseau secret d’informateurs qui espionnaient pour son compte les grandes figures des Enfers. Ses appartements recélaient de carnets de notes dans lesquels il répertoriait toute information qui lui parvenait. Ainsi, put-il établir des profils, des listes de contradicteurs à sa mission, de ses supporteurs et des indécis. Plus intéressant encore, il recensa ainsi les opposants au règne de Ba’al Zebub qu’il classa selon leurs motivations.

Charles Schulmeister collectait toutes les informations qui lui serviraient pour faire s’effondrer les Enfers.

 

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En une éternité record, Charles rattrapa le retard qu’il jugea avoir accumulé. Aussi se sentit-il prêt à faire son premier rapport quand, à la surprise générale de leurs habitants, tous les royaumes résonnèrent d’une voix grave et glaçante malgré la chaleur ambiante.

– Monsieur le Grand Enquêteur des Mouches, vous êtes convoqué par Ba’al Zebub, dit la voix avant d’énumérer tous les titres à rallonge du monarque.

Serein, Schulmeister descendit de sa tour en s’amusant du regard interloqué que tous les occupants de la place du Marché aux Âmes lui lançaient. Il n’était pas commun d’être assigné à se rendre en la demeure du Seigneur des Mouches et cela rappela à tout le monde le statut spécial dont il bénéficiait.

 Charles passa devant Kérberos sans omettre de donner à chacune de ses trois têtes un caramel mou macéré dans du vinaigre de cidre ; il avait découvert par hasard que l’animal raffolait de cette friandise. D’ailleurs, le chien géant adorait Charles qui était le seul à lui rendre visite régulièrement en l’absence de son maître.

Il pénétra dans le palais-cathédrale, se prosterna dans les règles et, tout en respectant le protocole, s’adressa à cette obscurité profonde qui flottait au sommet de l’abside. Il se demanda à quoi ressemblait celui qui s’y cachait, car il ne doutait pas que cet espace sombre fit office de cachette. Satisfait, Ba’al Zebub lui proposa un café brûlant et, enfin, Charles put présenter son compte-rendu.

– Votre Majesté, les premières recherches nous ont permis de déterminer un-million-huit-cent-cinquante-deux-mille-trois profils intéressants. Nous travaillons d’arrache-pied pour affiner ce nombre et les résultats ne tarderont pas. Cette première phase terminée, nous pourrons faire s’affronter les âmes sélectionnées entre elles pour qu’en surgisse le meilleur.

– Êtzes-vous satzisfait dzu rapport que vous me faîtzes, Monsieur le Grand z’Enquêtzeur dzes Mousses ?

Contrairement à d’autres questions, Charles n’avait pas envisagé celle-ci qui le décontenança. Bien sûr qu’il était satisfait, ce n’avait pas été une mince affaire que de trier des milliards d’âmes aussi vite ! Après une vive réflexion, il lui apparut que le Maître des Enfers le mettait en cause d’une manière indirecte pour un fait qui lui était inconnu. À n’en pas douter, quelqu’un avait dû se plaindre à son sujet et avait trouvé une oreille attentive. Selon le principe que la meilleure défense consistait en l’attaque, il décida qu’il était temps de mettre en œuvre son propre projet : créer le doute dans l’esprit de Ba’al Zebub, l’isoler et se révéler comme son unique soutien, voire son confident.

– Ma foi, répondit Charles, je dois dire que non, Votre Majesté. Durant votre absence, j’ai dû faire face à de nombreuses réticences. J’ai été obligé d’user de manigances pour contrer certains démons de haute lignée qui cherchèrent à nuire, voire à compromettre, ma mission. Il apparaît que votre projet de Champion humain ne fasse pas l’unanimité et qu’il éveille même une certaine opposition.

– QUOI ? QUI OSE ? Dzonne-moi dzes noms !

– Votre Majesté, il y a des Rois, des Princes, des Barons et des Ducs qui vous soutiennent sans aucune retenue. D’autres sont plus sceptiques et pourraient être influencés par quelques figures fortes d’une fronde grandissante.

– Dzonne-moi dzes noms !

– Le Prince Stolas, par exemple, n’a pas apprécié d’être dépossédé de sa résidence.

– Mmmh… Ze peux dzifficilement me dzébarrasser dze Stzolas pour ce prétzextze. C’est… Oh, et puis ze m’en fous ! Qu’ils z’obéissent à mes z’ordzres, c’est tzout !

– Ils ne souhaitent que cela, Votre Majesté. Néanmoins, les choses ne sont pas aussi simples. Il y a d’autres mécontents, car nombre d’entre eux craignent avoir perdu Votre confiance en leur capacité à Vous servir. On retrouve ce sentiment chez la plupart de vos commandants et quoi qu’ils pensent de votre projet.

– Comment ça, quoi qu’ils pensent dze mon prozet ? demanda Ba’al Zebub dont le ton traduisit une certaine méfiance.

Charles se sentit comme un funambule marchant sur un fil de couture.

– Votre Majesté, poursuivit-il avec une déférence savamment surjouée, nombre d’entre eux ne comprennent pas la raison pour laquelle nous cherchons Votre champion parmi les êtres humains. Peut-être auriez-Vous pu faire preuve d’une certaine pédagogie à ce sujet afin qu’ils adhèrent sans réserve à votre cause ?

– Adzhérer à ma cause ? Ze suis leur Maîtzre, c’est tzout. Ze m’en vais tze convoquer tzout ce petzit mondze et mettzre les points sur les z’i !

– Je crains, Votre Majesté, qu’à ce stade de défiance qu’aucun discours visant à les rassurer ne trouve d’écho positif. Malheureusement, une fois la graine d’une pensée plantée, nul ne peut l’empêcher de pousser. Dans un cas comme celui-ci, il convient de travailler sur deux axes. D’un côté, construire en effet une propagande visant à convaincre les indécis et à rassurer les promoteurs de votre projet. De l’autre, débusquer les fondateurs de l’opposition, ses membres irréductibles et ses acteurs principaux et, enfin, agir de la manière la plus dure qui soit.

– Mmmh...

– Votre Majesté, j’excelle dans la diffusion d’informations. J’en transmets de véritables, tangibles ou indirectement vérifiables. À force de labeur, la véracité de mes renseignements n’est plus discutée et me permet alors de tromper mes interlocuteurs. Malgré eux, ils deviennent les vecteurs de mon intoxication ou prennent des décisions qu’ils pensent être leurs et qui me servent. De manière concrète, je débusquerai les frondeurs et, Votre Majesté, si Vous m’en donnez l’autorisation et les moyens, je dresserai pour Vous la liste des figures à remplacer par celles qui Vous suivront aveuglément.

– Une sortze d’inquisition, opina le Seigneur des Mouches. Quels moyens réclames-tzu ?

– Votre Majesté, on m’a parlé d’un recueil qui me serait fort utile, mais que je ne trouve dans aucune des bibliothèques royales. Ce serait, il marqua un temps pour montrer qu’il réfléchissait sans savoir de quoi il parlait, ce serait une sorte de répertoire de tous les démons.

Un silence lourd suivit les propos de Charles et cela lui confirma l’importance du sujet qu’il abordait. Il espéra ne pas s’être montré trop empressé.

– Il s’azit dzes Grandzes Chroniques z’Infernales, finit par lâcher Ba’al Zebub comme s’il se pinçait les lèvres dans une portière de voiture.

Ce recueil détaillait chaque figure des Enfers avec tant de précisions qu’il en inventoriait les moindres faiblesses et, surtout, comment en user. Or, un tel savoir conférait à qui le possédait le pouvoir d’invoquer les démons et de les commander. Bien qu’il ignorât cela, Schulmeister avait déduit l’existence d’un ouvrage, dédié aux démons, du genre du Répertoire des Captifs. Il s’était persuadé qu’il devait y accéder pour mieux connaître ces Enfers qu’il entendait combattre de l’intérieur. Il feignit la naïveté.

– Si c’est celui dont je parle, Votre Majesté, alors oui c’est le livre qu’il me faudrait.

– Il n’en existze qu’un seul exemplaire, dit Ba’al Zebub la voix traînante, son usaze m’est exclusivement réservé. Z’en suis l’unique dzétzentzeur.

– Que Votre Majesté me pardonne si je L’ai offensée… s’empressa de clamer Charles tout en se prosternant sur le sol qui lui brûla aussitôt le visage et les mains.

Loin de prendre pitié de son calvaire subite souffrance, le Seigneur des Enfers le laissa garder cette position.

– Expliquez-moi encore vos motzivations à me servir, Monsieur Çarles.

– Votre… Majesté, répondit celui-ci avec difficultés, ai-je d’autre… choix possible que de… VVous servir fidèlement pour… l’éternité ?

Il n’obtint aucune réponse. Une douleur fulgurante agita son corps entier. Sa peau cloqua, gonflée par l’ébullition soudaine de sa chair en ébullition qui, mélangée à son sang, en dégoulina et se répandit lentement sur le sol en une flaque épaisse, poisseuse. Malgré ce supplice insupportable, il parvint à ne pas hurler, croyant bien que ces dents allaient se briser les unes contre les autres tant il serra sa mâchoire.

La torture diminua d’intensité et Charles put reprendre son souffle. Oh, qu’il souffrit !

– Bien sûr que tzu n’as pas dz’autzre choix que celui dze me servir ! Personne n’a dz’autzre çoix !

ZE suis Ba’al Zebub ! Empereur dzes six-cent-soixantze-six-millions-six-cent-soixantze-six-mille-six-cent-soixantze-six lézions z’infernales, Seigneur des Mousses, Maîtzre dzes Princes, dzes Dzucs z’et dzes Barons, Dzétzentzeur Absolu dzes Hautzes Dzemeures des z’Enfers ! ZE suis le Tzumultze qui égare les z’âmes, les tzient à sa merci et les z’emprisonne à zamais ! Z’ai arrassé le cœur dze Lucifer, moi ! ZE suis le seul capable de dzéfier Dzieu ! ZE suis le seul qui OSE dzéfier Dzieu ! ZE SUIS LE SEUL QUI VAINCRA DZIEU !

Une nouvelle vague de torture déferla sur Charles qui ne peut réprimer d’intenses gémissements. Son corps entier bouillit.

– Quant z’à tzoi, misérable humain, tzu tz’imazines supérieur à tza condzitzion ? Qui tz’as permis dze critziquer ma… pédzagozie ? Ze me branle dze la pédzagozie, infâme petzitze mousse ! Dze quel dzroit me dzonnes-tzu dzes conseils pour gouverner mes royaumes ? Tzu n’as qu’une seule utzilitzé, celle dze tz’acquittzer dze l’ordzre que ze tz’ai dzonné. Tzout le monde ici dzoit suivre mes z’ordzres. Éçoue dzans tza mission, Môssieur Çarles et ze tze garantzis que c’est z’au Premier Cercle que tzu passeras tzon Étzernitzé. Tzu apprendzras à restzer à tza place, misérable crétzin !

Le supplice s’amenuisa très, très lentement afin de servir jusqu’au bout d’une leçon à ne jamais oublier. Enfin, Charles en fut libéré et vit ses membres décharnés se recomposer non sans qu’il n’en éprouve aucune douleur.

– Va, maintzenant. Tzrouve mon çampion et estzime-tzoi heureux qu’il ne tz’arrive pas malheur dzès ce zour dz’hui !

Charles se releva avec difficulté et, en exécutant tant bien que mal une révérence grotesque dans la plus grande souffrance, il prit congé du terrible monarque. Son corps trembla à se disloquer, secoué par des spasmes de douleur qui accompagnèrent son pas traînant vers l’ascenseur qui conduisait à ses appartements. À l’intérieur de la cabine, il garda le silence le plus absolu, laissant des larmes couler le long de ses joues brûlées et encore vives. Lentement, pourtant, sa peau reprit son aspect ordinaire et, quand il arriva à l’entrée de sa résidence, il ne ressentit plus aucun mal. Enfin.

Schulmeister se servit un verre bien tassé de whisky qu’il savoura comme un condamné à mort que l’on aurait gracié. Il se retint de sourire, certain d’être observé par quel qu’œil magique et de devoir se contenir. Jamais il n’eut à subir un tel sort, mais cela en valait la peine. Cette entrevue avait été si enrichissante ! Il en fit le bilan en pensées.

À aucun moment Ba’al Zebub ne lui avait reproché sa méthode, ni son délai ; il était donc satisfait de lui.

Sa réaction brutale à l’évocation d’une opposition démontrait non seulement son existence réelle, mais surtout la crainte qu’il éprouvait à ce sujet. Or, tout puissant qui ressent la peur cache une vulnérabilité à exploiter. En l’occurrence, si le Seigneur des Mouches possédait le pouvoir d’éradiquer ses contradicteurs, ne l’aurait-il pas déjà fait ? À en juger par son caractère, la réponse affirmative à cette question ne souffrait aucun doute ; il en allait de même quant à la conclusion qu’aucune de ses tentatives n’avait été couronnée de succès.

Pour autant, il était prématuré d’imaginer que Ba’al Zebub put voir en Charles la solution à ce problème. En tous les cas, la graine de cette idée était plantée.

Enfin, cet entretien confirmait l’existence d’un livre important, voire capital à en juger par la sensibilité de Ba’al Zebub à son sujet. Charles en connaissait désormais le nom et la limite à son accès. Inférer sa localisation releva du jeu d’enfant pour un esprit aussi affûté que le sien ; Ba’al Zebub avait calqué l’architecture de son antre sur celle d’une église, au point d’avoir posé un très gros livre sur l’autel. Schulmeister se paria qu’il s’agissait de ce fameux Grand Annuaire Infernal.

Il se servit un second whisky, se plaça devant un miroir et s’observa. Le souvenir intense de cet horrible moment de torture le fit frissonner ou, peut-être, fut-ce de réaliser qu’il se jouait du Maître des Enfers en personne.

– Ne joue plus au con, mon vieux, se dit-il à voix haute pour qu’on l’entende. Ce roi est certainement le plus grand que tu n’aies jamais servi.

Il but son verre d’un trait.

 

#

 

Ba’al Zebub jubilait.

Une équipe de Community Managers avait usé de tous les moyens de communication les plus modernes pour annoncer l’Ultimate Mega War Lords Challenge, #UMWLC. Les gradins de la grande arène étaient combles de spectateurs avides d’assister aux combats opposant deux-cent-mille-cent-douze guerrières et guerriers humains, l’élite de l’élite en matière de massacre. Vingt fois plus de démons, des lignées les plus nobles aux sombres familles de dernier rang, composait le public qui attendait avec impatience que le Seigneur des Mouches donna le coup d’envoi de la cérémonie d’ouverture. Des cors alpins au son grave et tordu imposèrent un silence craintif qui dura plusieurs minutes.

Une immense gerbe d’éclairs rougeoyants frappa le podium inoccupé qui s’enflamma sous le fracas puissant du tonnerre et, dans le brasier gigantesque, apparut l’obscure Loge Royale. Il fut impossible d’y distinguer Ba’al Zebub, mais tous s’inclinèrent, à commencer par les figures les plus importantes installées aux rangs d’honneur à proximité du monarque. Parmi les Hauts Démons, ministres et officiers, on put apercevoir le Cardinal Mazarin qui lorgnait Napoléon Bonaparte mieux placé que lui et vêtu d’une tenue semblable à celle de son sacre en 1804. Charles, quant à lui, partageait leur tribune et souffrait de l’odeur de son voisin immédiat, un mélange d’écrevisse en putréfaction et de gorille à l’haleine chargée, du genre à commenter tout ce qu’il voyait.

Sous le podium, une grande herse se leva dans un bruit de lourdes chaînes, livrant passage à une sorte de grosse limace putride à trois horribles visages déformés. Elle glissa sur le sable en avançant si lentement que Charles se demanda si elle n’allait pas sécher avant d’atteindre le centre de l’arène. Elle s’exprima en un Klö’h Ftulchr parfait.

– {Ô Très Puissant Ba'al Zebub, Empereur des six-cent-soixante-six-millions-six-cent-soixante-six-mille-six-cent-soixante-six légions infernales, Seigneur des Mouches, Maître des Princes, des Ducs et des Barons, Détenteur Absolu des Hautes Demeures des Enfers Réunis, nous te remercions respectueusement et humblement de nous offrir ce spectacle hors du commun ! Il n’est pas sans nous rappeler le souvenir encore vibrant du Haut Concours de Stratégie Appliquée qui nous régala pour Ta plus grande gloire ! C’est pour Toi que les meilleurs guerriers humains de tous les temps vont s’affronter devant nous. Deux-cent-mille-cent-douze hommes et femmes féroces dont il ne peut en rester qu’un ou… qu’une !}

Sitôt le dernier mot prononcé, l’arène fut envahie par le brouhaha du nombre exact de combattantes et de combattants que la créature avait annoncé. Un grand machin au crâne tondu et au corps scarifié balança un coup de hache qui coupa net les trois curieuses têtes du gastéropode, sous les acclamations véhémentes du public qui couvrirent le vacarme de la tuerie à laquelle il assista. Charles eut l’impression de voir les corps tomber comme si un doigt invisible faisait chuter des soldats de plomb sur un plateau de jeu.

Au bout de quelques heures, seuls quarante-trois personnages essoufflés tinrent encore debout, bourreaux des âmes concurrentes qu’ils avaient envoyées vers le Néant. Il y avait Shinmen Musashi-no-Kami Fujiwara no Harunobu le célèbre escrimeur au nom trop long, aux deux sabres et au torse enfoncé par la hache d’Eiríkr Rauði à qui Khutulun, une lutteuse hors pair, brisa la nuque. Elle mourut le corps coupé en deux par un autre viking, Egill Skallagrímsson, tailladé dans les règles de l’art comme ses compatriotes Eiríkr blóðöx Haraldsson, Gunnar Hámundarson et Björn Járnsíða. Pierre Terrail de Bayard n’aimait pas les Normands. Freydis Eiriksdottir, l’une des trois survivantes, vengea ces fiers guerriers du froid de la pointe de sa lance. Elle plia face à Ng Mui aux poings de fer qui, à la surprise générale, battit Leônidas le Sparte, mais ne fit pas un pli face à Akhilleús, l’autre Grec. Celui-ci ne dansa pas longtemps sous les coups du géant Dian Wei, véritable tornade à deux hallebardes, l’une des armes de prédilection de Lü Bu qui était, en outre, un archer aussi habile que Prithivîrâja Châhumâna III. Même leur fin ne les départagea pas. Yi Sun-sin le Coréen perdit plus qu’un œil par la main de Charles Martel qui le traita d’un nom bien peu élogieux avant d’être décapité par Hattori Hanzo, lui-même coupé en deux par Williame li Mareschal, mis en appétit par Xiahou Dun et Bertran du Guesclin dont il n’avait fait qu’une bouchée. Glorieux, le meilleur chevalier du monde fut à la hauteur de sa cote à cinq contre un.

Épuisé, il leva avec peine son bras en signe de victoire, sous les acclamations d’un public en délire. Il se pissa quand même dessus quand une gigantesque vipère glissa vers lui, chevauchée par le terrible Grand-Duc Haborym.

– {Foutaises de chiasse que cette joute !}, sifflèrent ses trois têtes d’homme, de chat et de serpent qui donnait l’impression qu’il ne possédait pas de cou. {Oui, je me suis régalé de cette tuerie, mais ce cancrelat est-il le Champion qui devrait mener au combat mes légions et moi ? Qui devrait commander à la noblesse des Enfers ?}

La foule se tut, ses yeux rivés sur la Loge Royale qui ne manifesta aucune réaction. Son silence et son obscurité focalisèrent l’attention de tous les spectateurs dont la plupart tremblèrent. Haborym renâcla et s’adressa à Williame li Mareschal dans la langue commune.

– Un seul de tes congénères minables m’a mis difficulté et j’ai dû fuir. Si tu es bien le plus grand guerrier qu’on nous annonce, tu devrais pouvoir me battre. En garde !

Le regard du chevalier brilla d’une lueur intense.

– Peste sois-tu vile créature ! répondit-il en crachant une glaire de sang sur le sable.

La monture reptilienne d’Haborym l’attaqua dans un mouvement si brusque que sa gueule se trouva derrière le pauvre homme en un instant, ouverte et prête à l’engloutir. Williame exécuta une roulade sur le côté et le corps de la vipère géante se tordit dans tous les sens, désarçonnant le démon. Le chevalier lui avait tranché la tête. Les gradins de l’arène s’enthousiasmèrent dans un vacarme sans nom et Charles fut pris par les tripes, ce type-là savait se battre !

De son côté, sous les railleries de la foule, le Grand-Duc ne parvint pas à se dépêtrer des anneaux de l’animal. Ses spasmes le bringuebalèrent en tous sens comme s’il n’était qu’une ridicule poupée de chiffon. Cela déclencha une vague de rires insupportables pour un démon de son rang et son cri de rage imposa le silence. Le cadavre de sa monture fut pris d’une combustion spontanée qui le brûla vif et des flammes s’éleva lentement Haborym, son glaive incandescent en main, sa tête de serpent sifflant, celle de chat crachant et celle d’humain plongeant un regard de haine dans celui du chevalier aguerri. Celui-ci recula d’un pas et se tint prêt à l’assaut du monstre qui traversa le feu d’un bond pour se jeter sur lui. Leurs lames cinglèrent dans un échange adroit de passes d’escrimes, mais le démon prit le dessus et trancha le bras armé de son adversaire. D’un geste vif, il le saisit à la gorge où il enfonça son épée enflammée.

Ainsi, l’âme de Williame li Mareschal se consuma-t-elle dans le Néant, sous les acclamations d’un public en proie à la frénésie et sous le regard horrifié de Charles Schulmeister. Le Grand-Duc Haborym, général de quarante-huit légions infernales, venait de tuer le vainqueur de l’Ultimate Mega War Lords Challenge, le Champion ! Son champion, celui que Ba’al Zebub lui avait commandé de trouver ! Pourquoi ? Comment cela fut-il possible ? Qu’allait-il advenir de lui ?

L’esprit de Charles cogita à la vitesse de l’éclair, aussi rapide que celui qui frappa le Grand-Duc de plein fouet. Dans un bruit assourdissant de tonnerre, il disparut dans l’abime sans retour et, dans l’assistance, plus personne n’osa applaudir, parler, péter, ni bouger. Aussitôt, une large colonne de feu s’éleva du podium, emportant avec elle la Loge Royale, puis disparut en un souffle.

Une voix d’outre-tombe tonna alors dans l’arène.

– Monsieur le Grand Enquêteur des Mouches, vous êtes convoqué par le Très Puissant Ba'al Zebub, Empereur des six-cent-soixante-six-millions-six-cent-soixante-six-mille-six-cent-soixante-six légions infernales, Seigneur des Mouches, Maître des Princes, des Ducs et des Barons qui feraient bien de ne pas l’oublier, Détenteur Absolu des Hautes Demeures des Enfers Réunis.

Des millions d’yeux se fixèrent sur Charles. En silence, il se fraya un chemin dans les gradins en demandant pardon à chaque créature démoniaque qu’il dérangea pour passer. Napoléon lui glissa discrètement un Ah ben, bravo, mon vieux ! chargé de reproches, de déception, mais aussi d’une certaine forme de satisfaction. Les épaules basses, Schulmeister se dirigea vers la sortie de l’arène par le couloir principal dans lequel il se sentit minuscule. La sonnerie d’un ascenseur retentit et attira son attention vers la porte qui s’ouvrit. Le ventre noué et le dos trempé de sueur, il y entra.

 

#

 

– Z’ENRAZE !

Ba’al Zebub hurla depuis l’obscurité dont il ne sortait jamais. Des éclairs en jaillirent en tous sens, l’un d’entre eux frappa le cul de Kérberos qui déguerpit, ses six oreilles basses et la queue entre les pattes. En filant, il manqua d’écraser Charles qu’il aimait pourtant beaucoup.

– Putzain dze bordzel dze merdze dze putzain dze-dze-dze… putzain dze bordzel dze… … MERDZE !!

Charles crut bien que sa prostate ne tiendrait pas tant il tremblait de la tête aux pieds.

– SÇULMEISTZER !

Sa prostate claqua net.

– V… Votre Majesté ?

– C’était quoi ce guerrier dze merdze ? Et ce fils dze… dze… ah putzain, c’étzait mon fils, b-bordzel ! Mais, quel putzain de connard assis là, comme un connard sur son serpent dze merdze ! Putzain, z’aurais dzû lui faire bouffer par le cul à ce connard ! Comment a-t-z’il osé détzruire mon guerrier ? Mmmh ?

– J’ai la solution ! lança Charles avec empressement avant que la colère du Maître des Enfers ne se retourne totalement contre lui.

– Z’étais certzain qu’il y avait dzes putzains de tzraîtzres ! Quelle solution ? Enculés dze bâtzards dze tzraîtzres ! MAIS PARLE PUTZAIN DZE CONNARD !

– Votre… Votre Majesté, nous-nous avons parcouru tous les volumes du Répertoire des Captifs. Nous avons sélectionné tous les guerriers et…

– Ze sais tzout ça, putzain ! Arrêtze avec tzous tzes Votzre Mazestzé, tzu m’fais cier ! Qu’est-ce tzu veux dzire ?

Charles prit une profonde inspiration tant il n’était pas certain du raisonnement qu’il s’apprêtait à présenter au terrible…

– Accouce, putzain !

– Si Williame di Mareschal avait été le champion que nous recherchons, Haborym…

– Cet z’enculé d’Haborym !

– Ce que je veux dire c’est qu’Haborym a clairement dit avoir été mis en échec par un humain, c’est-à-dire par quelqu’un plus fort que ne l’était le meilleur chevalier du monde.

– Et alors ? Pourquoi tzu l’as pas tzrouvé ?

– Nous avons parcouru tous les volumes du Répertoire des Captifs, nous avons détecté et sélectionné tous les combattants correspondant aux meilleurs critères. Nous savons que certains d’entre eux ont affronté des démons de leur vivant, grâce à leur fiche de renseignement. Pourtant, l’esprit du guerrier dont parlait Haborym n’est pas parmi eux ! Je suis convaincu qu’il existe un homme ou une femme dont nous ignorons l’existence, car son âme n’est pas aux Enfers.

– Tzu veux dzire qu’elle serait z’au Paradzis ? demanda Ba’al Zebub sur un ton qui indiqua mieux valoir donner une réponse satisfaisante.

– Non. Nos ennemis en auraient déjà fait leur héraut et nous le saurions, affirma Charles sans en avoir la moindre idée et tout en s’étant appliqué à dire nos ennemis.

– Mais z’alors, où est ce fiçu guerrier ?

– Je crois que nous l’avons trouvé, mais que nous ne le savons pas encore ou, pour être plus exact, que nous le trouverons et c’est la raison pour laquelle il n’est nulle part.

– Comment ça ? s’impatienta le Seigneur des Mouches.

– Eh bien, il se passera quelque chose qui empêchera son esprit de rejoindre les âmes ordinaires et j’avoue qu’il s’agit là pour moi d’une énigme. Mais avant de la résoudre, la première question à laquelle répondre est à quelle époque vit-il, plus que où est-il ?

Si j’ai encore du mal à conceptualiser l’emprise du Temps sur l’Au-delà, j’ai l’intuition que nous trouverons ce guerrier avant qu’Haborym ne le combatte et ne le fuie. Si nous parvenions à savoir quand cela s’est produit, peut-être trouverions-nous des indices pour nous mener à lui.

– Mmmh… Pourquoi pas ? commenta Ba’al Zebub que la réflexion commença à gagner. Z’avoue que tzon raisonnement ne me dzéplait pas. Mais pourquoi, si c’est bien dze mon guerrier dzont z’il s’azit, pourquoi se battrait-z’il contzre ce connard d’Haborym ?

            – Parce que vous l’ordonnerez.

            La phrase de Charles sonna de manière trop péremptoire à son goût et il craignit avoir commis une maladresse coûteuse.

– Et pourquoi ze ferai ça ?

Ouf, c’était passé !

– Je n’en suis pas certain, mais je suppose que… Maître, poursuivit Charles, j’ai bien compris ma leçon et je reste à ma place, mais m’autorisez-Vous à émettre une hypothèse ?

– Vas-y, répondit Ba’al Zebub d’un ton neutre.

– Je pense que Vous avez un plan plus complexe qu’il n’y paraît et que Vous en tenez quiconque tenterait d’en percer le secret à l’écart pour une raison que je ne désire pas savoir, avança-t-il avec prudence. Vous ne cherchez pas le meilleur guerrier humain dans l’unique but de lui confier le commandement de Vos légions, car elles sont Vôtres et uniquement Vôtres. Vous n’avez besoin de personne pour commander.

Schulmeister prit le temps d’une pause, craignant d’outrepasser les limites que le Seigneur des Mouches ne souhaitait pas le voir ne serait-ce qu’approcher. Il ne fallait qu’il soit perçu comme un valet qui tente de percer et d’orienter les pensées de son Maître.

– Effectzivement… siffla celui-ci. Poursuis, et parle sans craintze.

Ça y était ! Ba’al Zebub entrouvrait enfin la porte de son jardin secret au colporteur Schulmeister. L’intervention inopinée du Grand-Duc Haborym l’avait ébranlé au point qu’il ressente le besoin de s’appuyer sur un allié. Ainsi, germait la graine que Charles planta plus tôt dans son esprit germait. C’était le moment d’user de toutes les précautions pour passer le cap de la fragilité d’une confiance naissante et fragile comme une jeune pousse.

– Votre Majesté, je ne voudrais pas Vous mécontenter et risquer Votre courroux. Ce que…

– Ze tz’ai dzit dze ne pas z’avoir peur, putzain ! C’est bon, quoi ! On dzirait que tzu parles à un tzortionnaire.

– Bien. Votre Majesté, je vais Vous livrer mes déductions au péril de mon sort que Vous détenez entre vos mais, dit Charles sans savoir s’il avait bien des mains. Il me semble que Vous projetez, d’une manière ou d’une autre, de transformer ce fameux guerrier en quelqu’un ou quelque chose de différent, en un être qui n’obéira qu’à Vous seul et dont le pouvoir sera incommensurable. En suivant cette logique, il m’apparaît très probable que Vous utiliserez ce soldat pour débarrasser les Enfers des créatures qui osent braver Votre commandement. Ce serait dans ce cadre que Vous l’enverriez aux trousses d’Haborym, dans le passé.

Cela dit, je Vous imagine mal passer par un intermédiaire, fut-il en Votre pouvoir. Vous êtes trop intelligent pour ne pas supposer que tout moyen de contrôle peut être détourné par autrui à Vos dépens. D’autant que notre ennemi est Dieu en personne.

Une fois de plus, Charles s’employa à parler de nos ennemis et le silence insondable qui fit écho à ses propos ne le rassura pas ; il jouait son va-tout. En verbalisant la première partie de l’hypothèse qu’il avait construite, il prenait déjà un risque. Il savait n’y avoir que deux issues possibles à la seconde partie de sa démonstration : une épouvantable punition ou sa réussite à manipuler le Maître des Enfers.

– Votre Majesté, Votre combat contre Dieu n’est pas un secret, pas plus que le fait qu’aucun de Vous deux n’en a réchappé indemne. Quand j’entends parler du puissant Seigneur des Mouches, on évoque un dragon magnifique et terrible. Pourtant depuis Votre duel, Vous ne paraissez plus en public. Je crains que Vous n’ayez subi des dommages dont la notoriété nuirait à Votre autorité.

Un bruissement venu de la profonde obscurité parvint aux oreilles de Charles qui déglutit avec peine, mais poursuivit. De toutes manières, il avait passé le point de non-retour.

– Il m’apparaît que Votre réel projet est d’investir le corps du guerrier que vous m’avez ordonné de trouver. Une fois cela opéré, Vous pourrez alors Vous montrer dans toute Votre splendeur et commander sans conteste aux six-cent-soixante-six-millions-six-cent-soixante-six-mille-six-cent-soixante-six légions infernales.

Cette fois-ci, ce fut un grognement sourd qui s’échappa des sombres hauteurs de l’abside du palais-cathédrale de Ba’al Zebub où l’atmosphère se chargea soudain d’électricité.

– Je vous implore, Maître ! cria Charles. Laissez-moi Vous assister !

– Çarles, tzu zoues à un zeu dzanzereux… Zamais personne ne s’est permis un tzel dziscours face à moi, dit le Seigneur des Mouches d’une voix feutrée, menaçante. Ze reconnais cependzant tza valeur.

Charles n’en crut pas ses oreilles ! Ba’al Zebub se montrait d’une souplesse de caractère inédite, il avait tapé juste !

– Que proposes-tzu pour tzrouver mon guerrier ?

– Votre Majesté, je voudrais orienter nos recherches vers les chasseurs de démons qui ont traversé l’Histoire humaine et, pour cela, que je puisse accéder à des documents qui me sont interdits.

– Tzu dzésire dzonc l’autzorisation de consultzer les Grandzes Chroniques z’Infernales.

Le silence encore une fois, celui de la réflexion peut-être.

– Tzu as raison, z’ai dz’autzres çoses en tzêtze que dze simplement tzrouver un putzain de guerrier.

C’était gagné !

– Sçulmeistzer, reprit Ba’al Zebub sur un ton solennel, mets-tzoi z’à zenoux et tzends les mains dzevant tzoi, tzes paumes tzournées vers Moi.

Charles hésita, mais s’exécuta. Pour en avoir connu d’autres, il savait vivre maintenant un moment fatidique, de ce genre que l’on provoque en toute connaissance de cause, mais sans aucune conscience de ses conséquences.

– Répètze après moi : Moi, Çarles Sçulmeistzer…

Depuis qu’il avait lu la lettre de Napoléon le convoquant aux Enfers, plus encore depuis que celui-ci lui avait dévoilé le projet de détruire le Paradis, Charles s’était résolu à œuvrer contre les plans de Ba’al Zebub.

– Moi, Charles Schulmeister…

Tout en s’acquittant de la tâche qu’Il lui avait confiée, il glana ici et là de nombreuses informations, noua des contacts utiles et usa de sa position de Grand Enquêteur des Mouches.

– Ze zure et promets dze servir à zamais le dzétzentzeur dzu pouvoir dzes Enfers, mon véritzable Maîtzre…

– Je jure et promets de servir à jamais le détenteur du pouvoir des Enfers, mon véritable Maître…

Il joua sans cesse avec les limites de ses prérogatives dans la plus grande prudence, parfois en frôlant de terribles risques.

– Seul capable dze me contzraindzre à honorer mon engazement…

– Seul capable de me contraindre à honorer mon engagement…

Jusqu’à présent, l’imprévisibilité du Maître des Enfers avait rendu impossible la découverte des détails ultimes de son projet.

– Et rien, ni personne ne pourra m’en dzéfaire.

Charles s’était trouvé cantonné à un second rôle certes important, mais trop cadré pour lui permettre d’agir avec efficacité.

– Et rien, ni personne ne pourra m’en défaire.

Mais voilà qu’avec l’intervention imprévue du Grand-Duc Haborym, Ba’al Zebub faisait prêter à Charles un serment d’allégeance. Cela signifiait qu’en échange de ce pacte, terrible à n’en pas douter, Il lui confierait nombre de ses secrets, peut-être même tous.

– Que le sang dze mon âme signe cettze obligation que ze contzractze.

Vendre son âme, était-ce le prix à payer pour mener à bien son projet de sabotage ou, au contraire, en était-ce la faillite ? Il frémit. Il était trop tard.

– Que le sang de mon âme signe cette obligation que je contracte.

Tout à coup, une douleur vive enflamma les paumes de Charles, coupées nettes par une lame invisible. Son sang jaillit des plaies et s’échappa en jets aériens, absorbés par l’obscurité d’où émanait la voix si étrange de Ba’al Zebub. Charles fut pris de convulsions et répéta son serment en litanies qu’il prononça dans une langue ancienne inconnue de lui.

Alors, il vit sortir de l’ombre l’Empereur des six-cent-soixante-six-millions-six-cent-soixante-six-mille-six-cent-soixante-six légions infernales, le Seigneur des Mouches, le Maître des Princes, des Ducs et des Barons, le Détenteur Absolu des Hautes Demeures des Enfers Réunis.

Un lapin.

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