Entre sa vie nocturne, son travail et son enquête personnelle sur le Chasseur, Lester ne pouvait assurer l’ouverture du Oakes Antiques que durant les après-midi. En conséquence, la clientèle s’était faite plus dense et la boutique connaissait beaucoup moins de moments de calme, surtout à l’approche de Noël. Aidé par les registres et l’inventaire de Léonie, il parvenait à maintenir la boutique à flot. De plus, ce n’était pas la première fois qu’il tenait un commerce, même si ces souvenirs remontaient loin dans le temps.
À la fin de cette journée, alors que le rideau de fer était baissé au tiers le temps que Lester termine l’inventaire, il vit du coin de l’oeil une grande silhouette se plier pour passer en dessous et entrer dans la boutique en faisant tinter la clochette.
— Nous sommes ferm- oh, c’est toi.
Cole Burman s’approcha du comptoir, gratifiant Lester de son habituel sourire insouciant. Des flocons de neige s’accrochaient à son bonnet et son écharpe. L’ambiance festive de l’hiver londonien semblait l’enchanter.
— Salut Enfield. Je me doutais bien que je te trouverais ici. Comment tu te sens ?
L’intéressé répondit par un haussement d’épaules peu enjoué et reporta son attention sur l’écran de l’ordinateur.
— Si tu cherches le sex toy en bois massif, dit-il d’un ton plat, il a été vendu il y a deux semaines.
Cole cligna des yeux et éclata de rire.
— Euh, non. En fait, je suis venu prendre des nouvelles de toi et Léonie.
Lester le dévisagea.
— Léonie ? Tu sais très bien qu’elle est en France.
— Oui mais… c’est bizarre, j’ai du mal à la joindre. D’habitude elle garde contact, elle envoie des photos, ce genre de truc. Là, rien. J’ai même du mal à avoir une réponse quand c’est moi qui la contacte.
Lester haussa les épaules.
— Elle est peut-être trop occupée pour ça, laisse-la profiter.
— C’est ce que je fais, mais je t’assure qu’elle agit étrangement. Avant de prendre l’avion le mois dernier, elle est venue me voir et on s’est parlé.
Cela n’avait rien d’étonnant, mais le vampire se méfia. Si Cole évoquait cet instant, cela voulait effectivement dire quelque chose d’inhabituel l’avait marqué.
— Ah oui ?
Cole hésita, mais Lester le devina inquiet.
— Elle a dit que vous avez eu une dispute sérieuse. C’est pour ça qu’elle est partie si tôt, pas vrai ?
Il hésita à se fermer à la conversation, à envoyer son interlocuteur sur les roses comme il l’avait souvent fait. Seulement, il n’avait parlé du départ de Léonie à personne jusqu’à maintenant, hormis à sa fidèle clientèle, à laquelle il répétait les mêmes paroles rassurantes et vides de sens. Des paroles qui rassuraient tout le monde, sauf lui.
— Elle a dit quelque chose de particulier ? demanda-t-il à mi-voix.
— Non, elle a juste dit que vous vous étiez disputés. Et qu’elle voulait passer plus de temps avec sa famille cette année. Mais… je sais pas. Je l’ai trouvée fatiguée, et très bizarre. Comme si elle avait eu peur de quelque chose.
Le vampire fit de son mieux pour rester impassible. Bien sûr qu’elle avait eu peur. Du Chasseur, mais surtout de lui. Il fallait qu’il donne une réponse à Cole pour détourner son attention, même si ce dernier n’était visiblement pas au courant de l’agression dont Léonie et Lester avaient été victimes un mois auparavant.
— Comme tu me l’avais dit par message, elle m’a reparlé de l’accident à Hurlingham.
Cole fit une grimace.
— Elle m’en veut ?
— Non non, c’est à moi qu’elle en veut. Elle m’a trouvé trop imprudent, elle a dit que ça aurait pu très mal tourner. Le ton est monté. Bref, tu connais la suite.
Cole le fixa un instant, et Lester eut l’impression qu’il allait déceler son mensonge. Il plissa les yeux comme s’il venait de réaliser quelque chose, mais sa réponse fut différente.
— Ça fait quand même un mois, pas vrai ? Vous ne vous êtes pas expliqués ?
— Non.
— Attends, tu veux dire que tu l’as pas recontactée depuis ? s’exclama Cole.
— Non. Et elle non plus.
— Qu’est-ce que tu attends ? D’habitude tu-
— Rien n’est comme d’habitude, Burman, le coupa froidement Lester avant de forcer son ton à redevenir plus neutre. Pour l’instant, elle a besoin d’être seule. Je ne fais que respecter sa décision.
Cole suivit silencieusement Lester du regard pendant que ce dernier enfilait son long caban noir et glissait les clefs de la boutique dans sa poche. Un instant de silence s’ensuivit, jusqu’à ce que Cole le brise à mi-voix :
— Tu te poses pas davantage de questions ? Parce que moi, je m’en pose beaucoup.
— C’est inutile. On peut arrêter d’en parler ? J’ai besoin de me changer les idées.
Son collègue hésita, puis haussa les épaules.
— Bien sûr. Oh d’ailleurs, j’ai peut-être quelque chose à te proposer.
Lester lui accorda son attention. Cole plongea sa main dans sa poche et en sortit brièvement une petite boite cylindrique en métal et un paquet de papier à rouler. Un léger sourire trouva son chemin sur ses lèvres.
— Juste un.
Son collègue sourit en secouant légèrement la tête, tandis que Lester finissait d’abaisser le rideau de fer et verrouillait la porte d’entrée. Cole lui lança un regard circonspect.
— Tu sais que nous as enfermés à l’intérieur ?
— Bien sûr que je le sais. Viens.
Lester traversa la boutique et passa la petite porte discrète derrière le comptoir ; cela les mena dans la salle de pause, équipée d’une table minuscule d’un micro-ondes sur un meuble trop bas et d’une petite banquette dans l’angle opposé. Les deux tardifs du Oakes Antiques s’y installèrent ; pendant que Cole roulait deux joints, Lester lança une playlist ; les premières notes de Hollow Nights, un album de Solune, commencèrent à résonner dans la petite pièce sombre.
Lester avait tout son temps. Du temps, il en disposait autant qu’il le voulait. Il faisait déjà nuit depuis longtemps, mais il ne prévoyait pas de chasser, et n’avait toujours aucune nouvelle de l’inspecteur Jones, deux jours après la visite de celui-ci. Ses seules obligations du moment étaient ses articles en cours, et ses enquêtes personnelles sur le Chasseur et Kelly Angel. Deux points d’interrogations qu’il pouvait bien mettre de côté durant quelques heures. Il tira sur son joint, puis expira lentement avant de prendre la parole :
— Tu ne devrais pas être avec Stacy ?
Cole émit un toussotement qui n’était pas dû à la fumée qu’il souffla.
— Ah, euh… Oui, normalement. Mais ça va pas fort en ce moment.
— Ah non ?
— Non. Elle m’accuse d’être distrait.
— Elle t’en accuse ? La distraction est un péché maintenant ?
Un éclat de rire échappa à son collègue.
— Ouais, apparemment. Mais j’aurais le temps de me rattraper, c’est bientôt Noël. Quoique, elle va encore me faire des histoires pour ça aussi.
— Pourquoi ?
— Elle veut qu’on le passe dans sa famille. Mais moi, je veux aller voir la mienne. On devrait le fêter chacun de notre côté, mais elle refuse qu’on se sépare. Noël, ça a toujours été une fête familiale, pas vrai ?
Lester haussa les épaules en regardant le plafond, soufflant pour y faire monter sa fumée. D’un côté, la solitude lui pesait parfois. De l’autre, il était bien content de ne pas avoir de grande famille ; cela lui épargnait les conflits futiles.
— Je n’en sais rien. J’ai perdu l’habitude.
— Tu fêtes pas Noël ?
— Non.
— Enfin, je sais que t’as plus tes parents, mais… je sais pas, un oncle, une tante, d’autres proches ?
Lester se laissa aller contre le dossier de la banquette.
— Non plus. Ils sont… trop loin, et de toute façon je ne me sens pas assez proche d’eux.
Ce n’était qu’un demi mensonge ; même s’il se doutait que des descendants de sa famille existaient encore, Lester ne les connaissait pas. Il ne les avait pas cherchés, et ne ressentait pas le besoin de le faire.
— Je… je suis désolé, souffla Cole. Personne devrait avoir à passer Noël seul.
Le vampire lança un regard en biais et ne put retenir un éclat de rire amusé.
— Tu peux garder ta pitié, Burman. Se retrouver seul le jour de Noël n’est pas différent de se retrouver seul durant n’importe quel autre jour. La seule différence, ce sont les décorations dans les rues.
Cole le fixa d’un air abasourdi durant plusieurs longues secondes, puis se mit à rire dans un panache de fumée.
— Mec je te jure, t’es aussi cynique qu’un vieillard. Parfois, ça fait flipper.
Les yeux de Lester fixèrent vaguement le sol, mais son sourire s’attendrit. Léonie lui avait souvent fait la même remarque, sans pour autant préciser que cela la mettait mal à l’aise.
Tirant une nouvelle fois sur son joint, il s’appliqua à ne pas y penser plus longtemps, restant concentré sur la conversation.
— C’est peut-être une bonne chose, rétorqua-t-il. Les vieillards ont souvent de bons conseils à donner.
— Alors donne m’en un.
— Réunissez vos deux familles et passez Noël ensemble.
Cole se mit à rire et s’étouffa avec sa fumée.
— Mauvais plan, crois-moi. Ses parents et les miens sont pas faits pour s’entendre. Ce serait la guerre ouverte.
— Alors fais ce qui te plaît. Si Stacy tient à toi, elle comprendra et acceptera un compromis. Ou alors, elle te pardonnera.
Cole expira longuement, et son regard se perdit quelque part vers le sol. Lester l’observa du coin de l’oeil, et eut l’impression que sa relation tumultueuse avec Stacy n’était pas la seule chose qui le tourmentait. Il ignorait comment formuler une question adéquate, mais il n’eut pas à le faire.
— Tu sais, reprit Cole d’une voix plus posée, tu devrais suivre tes propres conseils. Je suis certain que si tu faisais le premier pas avec Léonie, elle te pardonnerait. Elle a un coeur d’or. Si elle a pu me pardonner à moi, alors pourquoi elle continuerait à t’en vouloir ? Elle t’adore.
Le léger sourire de Lester tomba. Il n’était pas sûr de cela. Il ne doutait pas que la jeune femme se soit attachée à l’image qu’elle s’était faite de lui depuis leurs années d’université, mais il doutait qu’elle souhaite sauver leur amitié après avoir découvert la vérité. Cela l’accablait profondément, mais s’y accommoder et passer à autre chose semblait être la seule solution. Ce ne serait pas la première fois.
— Peut-être, soupira-t-il en luttant pour que le pincement douloureux de son coeur ne se remarque pas sur son visage.
— Tu lui enverras tes voeux par message au moins, pas vrai ?
Lester souffla de la fumée et haussa les épaules sans le regarder. Une réponse vague que lui-même ignorait comment interpréter. Il ne se voyait pas contacter Léonie, ni le jour de Noël, ni aucun autre jour. Sans doute cherchait-elle à oublier ce qui était arrivé, et il n’avait pas envie de s’y opposer.
— Évidemment, répondit-il en retrouvant son sourire. Je n’y manquerai pas.
Il n’en était pas à son premier mensonge, et Cole n’aurait pas su faire la différence entre mensonge et vérité de toute façon. Surtout dans son état actuel. Lester se sentait détendu et léger malgré les dernières notes de leur conversation ; la drogue n’avait pas sur lui une emprise aussi forte que sur le commun des mortels, et les effets se dissiperaient en moins d’une heure. Parfois, il aurait souhaité que ceux-ci durent plus longtemps.
# # #
William rajusta son uniforme une dernière fois, prit une inspiration et frappa à la porte du bureau. La voix bourrue de l’inspecteur en chef Bailey l’invita à entrer. Malgré son ventre toujours plus proéminent chaque année, l’homme était une armoire à glace assise dans un imposant fauteuil de cuir. William referma la porte derrière lui et se tint face au bureau de bois, silencieux, les mains derrière son dos droit. Le regard baissé, Bailey continua de griffonner du papier durant une minute entière, avant de finalement lui accorder un regard.
— Ah, vous voilà enfin. Je serai bref, Jones : l’affaire des balles d’argent de Richmond et Teddington n’est plus de votre ressort, j’ai transféré le dossier à Jaden Parker.
Le jeune homme écarquilla brièvement les yeux et eut un instant de battement. L’inspecteur en chef venait de lui annoncer cela comme un détail sans importance. Son attention était même toujours accaparée par sa paperasse. L’écarter d’une affaire pour laquelle il se donnait corps et âme, et la confier au seul collègue avec qui William entretenait de bons rapports ? Bailey n’en finirait donc jamais de lui gâcher l’existence.
— Monsieur, sauf votre respect, je suis un atout pour cette enquête.
Bailey releva vers lui un regard noir, outré qu’il ait osé rétorquer.
— Ah oui ? Et qu’est-ce qui vous fait dire ça, Jones ?
— Si l’agresseur est bel et bien notre suspect numéro un, je suis le plus apte à le retrouver.
L’inspecteur en chef sourit sous sa moustache et émit un rire à peine retenu.
— Vous le pensez vraiment ? Vous nous avez menés à chacun des endroits où, selon vous, cet homme se rendait régulièrement. Et l’avons-nous retrouvé ? Non. Son signalement a-t-il ravivé la mémoire des potentiels témoins ? Non plus.
— Monsieur je vous en prie, si vous me laissez plus de temps, je-
— Silence Jones ! tonna Bailey en faisant vibrer le plexiglas fumé de la porte. Vos résultats ne sont pas la seule raison de ma décision. Vous êtes trop personnellement impliqué et je ne peux vous permettre de continuer. Alors faîtes-moi le plaisir de vous concentrer sur ces agressions nocturnes commises par des animaux que personne ne voit jamais. Qui sait, peut-être qu’il s’agit encore de raclures des bas-fonds qui se font de l’argent en dressant des bêtes de combat. Il est facile d’en perdre le contrôle, vous savez.
William inspira profondément et se frotta le visage à deux mains, avant de ramener ses bras le long de son corps. Il ne pouvait pas se détourner de cette enquête. Il se sentait responsable. C’était ce que lui reprochait Bailey. Ce dernier pinça les lèvres devant l’embarras de son subordonné, puis reboucha son stylo avec des gestes lents.
— Les analyses du sang trouvé sur la scène de l’agression ne mentent pas. Le coupable est votre propre père, inspecteur Jones. Ou devrais-je dire, inspecteur Engelstein.
William se figea à la mention de son nom de naissance. En changer afin de se détacher de l’identité de son père avait été une procédure longue et inutile ; tout le monde ici savait qui il était. Le fils d’un illuminé qui croyait aux esprits et aux vampires. Malgré tout, il ne pouvait s’empêcher de défendre son père, ou au moins de chercher la meilleure alternative possible pour lui.
— Voulez-vous que je vous rappelle les antécédents de votre père ? lâcha l’inspecteur en chef.
— Ce ne sera pas nécess-
— Agression sur la voie publique, énonça son imperturbable supérieur, manipulation de produits chimiques interdits à la vente, port d’arme illégal qui de plus, avaient été modifiées par ses soins pour, je cite, "tuer les immortels qui boivent notre sang." Je ne m’attends pas à ce qu’un ancien combattant revienne intact du champ de bataille, mais Ulrich Engelstein devrait être derrière les barreaux pour la sécurité de tous. Et vous, en bon fils que vous êtes, vous ne voulez pas qu’il lui arrive malheur. Et faîtes-moi confiance, aller en prison ou dans un centre spécialisé est dans son meilleur intérêt. Je refuse de vous donner l’occasion de vous interposer, quelles que soient vos intentions. Vous n’êtes pas impartial, alors je vous veux le plus loin possible de cette affaire. C’est clair ?
Les lèvres scellées, William garda le silence. Même après la découverte de la première balle d’argent dans les murs de Richmond, il avait espéré prouver l’innocence de son père. Mais les preuves s’accumulaient contre lui. Si la police le débusquait, il se retrouverait derrière les barreaux pour le restant de ses jours. Bailey avait sans doute raison de dire que la prison était un sort enviable.
Cependant, William tenait toujours à le retrouver avant eux. Pour lui parler, tenter une bonne fois pour toutes de le ramener à la raison, de lui faire comprendre que les monstres qu’il poursuivait n’existaient que dans son esprit. Il pouvait gérer cela. Il s'agissait de son père. Pour cela, il allait d’abord devoir le retrouver.
— Oui monsieur. Très clair.
Un bon chapitre qui rabat les cartes, même si je me dis que l'inspecteur ne baissera pas les bras aussi facilement.
Quant à Lester et Léonie, je suis sûre que tu nous concoctes un petit retournement et que les deux finiront par se revoir. Léonie sera-t-elle transformée ? C'est ce que je me demande...
Hâte de connaître la suite 🙂