La nuit est tombée depuis plusieurs heures dans la forêt. Nous nous sommes arrêtés sous un arbre pour faire une petite sieste. Le vent souffle discrètement. Mes paupières se referment.
A l’aube, un doute m’assaille. Je connais Xander. Je sais ce qu’il est capable de me dire. Je n’ose imaginer ce qu’il peut me dissimuler, à nouveau, par omission. C’est alors que je lui pose une question qui me paraît simple :
— Tu ne me caches rien au sujet de la Virgule Sucrée, n'est-ce pas ?
Je m’interroge maintenant sur notre prochaine ville du Livre. J’espère que Xander ne me cache rien, cette fois. Je n'ai pas oublié qu'il m'a omis d'énormes détails au sujet des géants de la Vaste Majuscule. Depuis, je reste convaincue qu’il a plus d'un tour dans son sac, au sens propre comme au figuré. J'ignore aussi ce qu'il garde précieusement au fond de son sachet qu'il ne quitte jamais des yeux. Je m'en méfie gentiment. La dernière fois, son contenu a endormi et réveillé violemment tout un peuple de géants.
— Je t'ai dit tout ce que je savais sur cette Virgule Sucrée. Tout ou à peu près tout. Les grandes lignes. C'est quand même étonnant que tes livres n'en disent rien...
— Je suppose qu’aucun écrivain n'a dû s'y aventurer. Ceux qui ont essayé ont choisi de se focaliser sur la nourriture. Les sucreries, c'est la seule chose sur laquelle il est possible de se documenter quand on recherche « Virgule Sucrée » à la bibliothèque municipale.
Selon Xander, la ville a été détruite, il y a une ou deux décennies, par la Tempeste Ventée. Le vent le plus violent du Livre. À l’époque, la ville s’appelait tout simplement Ville Sucrée. Cette Tempeste Ventée a fait tellement de dégâts que, vu du ciel, il n'en est resté qu'un bout de terre en forme de virgule. D'où la « Virgule » dans Virgule Sucrée.
Depuis toujours, la ville est connue pour ses marchandises sucrées. Encore plus que celles de Bescherelle-sur-Mer. J'ai vu beaucoup d'illustrations de ces gourmandises : gâteaux à la carotte et à la pistache qu’ils appellent carottaches, des muffins au piment doux, des gaufres au miel, des flans aux épinards caramélisés, des croissants fourrés à l’aubergine et au sucre glacé...
— Mais Xander… Comment ont-ils réussi à tout reconstruire après la Tempeste ? C’est difficile d’imaginer toute une ville détruite, ravagée… Puis, avoir le courage de tout bâtir à nouveau. C’est… admirable. Admirable, oui. Je n’ai pas d’autres mots. Mais comment ont-ils réussi à trouver la force de tout reconstruire après ce drame ?
— Ils se sont débrouillés avec les moyens du bord, j'imagine, répond Xander. La légende raconte que l'endroit serait un peu magique, depuis le passage de la Tempeste... Peut-être que la magie protège désormais les bâtiments et les maisons. Rares sont les fois où j'ai pu avoir l'occasion de saluer les virguliens. C’est peut-être même la ville que je connais le moins…
La réponse ne pourrait pas être plus vague et insensée. En même temps, si son dernier séjour date un peu, je peux pardonner ses propos un peu vagues. Je veux de l’honnêteté, pas de l’exactitude.
— Et, il n’y a jamais eu d’effondrements, depuis ?
— Pas que je sache, non.
C'est incroyable ! À Bescherelle-sur-Mer, tout paraît normal, paisible, sans aucune histoire tragique. Certes, les bâtiments administratifs tombent un peu en ruines. Ce n'est rien à côté d'une totale destruction comme à la Virgule Sucrée. Ce n’est rien non plus, comparé à la Guerre des Tailles de la Vaste Majuscule.
— Il faut que tu fasses attention à toi, Véra ! La ville abrite beaucoup de pilleurs de sucreries.
Je m’étonne d’entendre parler de tels voyous.
Suis-je une pilleuse de cookies ? Est-ce que je peux passer pour une délinquante aux yeux des virguliens ? Des sueurs froides me parcourent la nuque. Heureusement, Xander me rassure rapidement à ce sujet.
— Rien à voir avec toi, Véra. Je te rassure…
Mon ami m’enlève un poids sur les épaules avant de poursuivre :
— Aucun gouvernement virgulien a réussi à empêcher le pillage à cause de la fragilité sismique de la ville. Ça met tout sens dessus dessous à l'improviste, poursuit-il. Les habitants se sont révoltés à de nombreuses reprises. Jusqu'au jour où ils se sont tous mis d'accord pour conserver en sécurité leurs réserves les plus précieuses de sucre, sous clé, dans des souterrains à l'abri des regards indiscrets.
J’essaie d’imaginer à quoi peut ressembler un pilleur. Je m’interroge quand même sur ces individus :
— Les pilleurs ne sont jamais allés voir les autres villes ? Il n'y a pas qu'à la Virgule Sucrée qu'il y a du sucre. La preuve, on en a bien chez nous... Tu es bien placé pour le savoir, Xander…
— Ils sont malgré tout restés du côté de la Virgule. Pour la plupart, ils ont sombré dans le désespoir et la folie à cause du manque de sucre. Il faut dire qu'on leur avait enlevé leur seule raison de vivre, leur gagne-pain. Le sucre était devenu une maladie, pour ces gens-là. Être prêts à la délinquance pour un peu de sucre quand même... Ça leur est monté à la tête, ça on peut le dire… Le sucre dans les autres villes n’a vraisemblablement pas la même saveur…
Cette nourriture sucrée doit avoir quelque chose de spécial. C'est étonnant que les voleurs ne se contentent que de cela dans cette ville du Livre. Cependant, j'ai appris depuis le début de mon voyage à ne plus être surprise des connaissances de mon compagnon de route. Il a sa propre technique pour obtenir des informations et faire parler les gens.
— Laisse-moi deviner... Tu es déjà venu à la Virgule Sucrée pour boire un verre ou deux. Je me trompe ?
Je commence à bien connaître mon ancien patron.
— Seulement un verre ou deux. Pas plus. Je venais aussi pour les barres chocolatées. J'avais deux amis pilleurs, avant qu'ils deviennent les parias de la ville. À l'époque où les pilleurs étaient encore gentils, ni désespérés, ni fous. Ensuite, j'ai eu deux autres amis virguliens.
— Des amitiés intéressées, donc, me suis-je permis de répliquer.
Xander fait une moue un peu frustrée. Il est incapable de me contredire ni de reconnaître son propre esprit stratège en ce qui concerne les meilleures friandises du coin.
— Je ne comprends toujours pas ce qu'elles ont de particulier, ces sucreries… Tu saurais m’expliquer pourquoi ?
Xander se montre quelque peu agacé par mes questions incessantes, je note qu'il prend quand même la peine de me répondre. Cette attention me touche. Il est vrai que j'ai toujours été de nature curieuse. Mes nombreuses excursions à la bibliothèque de Bescherelle-sur-Mer le prouvent.
— Véra, un peu de mystère, ça a jamais tué personne, tu sais.
Ma curiosité n’est pas satisfaite mais sa réponse a le mérite de m’amuser.
Des bruissements de feuillages se font entendre.
Sans perdre un instant, je me retourne avec la désagréable impression que nous sommes suivis. La même intuition que celle qui m'a habitée lorsque Madame Brillance m'a couru après au parc municipal de Bescherelle-sur-Mer.
— Quelqu'un approche, fait remarquer mon ami.
Ce n'est donc pas le fruit de mon imagination fertile.
Alors que j'ai pour instinct d'accélérer le pas, Xander me prend par le bras. Il m'arrête même dans mon élan. De nature curieuse ou par inconscience, il se tient debout, immobile, prêt à se tenir face à la personne qui vient vers nous.
Et s'il s'agit d'un animal féroce ? J'ignore quels animaux nous pouvons rencontrer ici. Il y a fort à parier qu'un animal sauvage peut trouver refuge dans un tel environnement. Nos vies sont susceptibles d'être en danger. Je ne peux tolérer l’idée de rester sur place :
— Xander, filons d'ici ! C'est peut-être dangereux !
— Je pense pas, dit-il d'un ton très ferme.
— Tu as vu quelque chose ?
— Oh ! Non, ma pauvre Véra... Ça va faire dix minutes que j'ai comme un rideau de douche sur les yeux.
— Dix minutes que tu ne voies rien et tu ne me tiens pas au courant ? Je te remercie...
Je croise les bras, en grognant. Xander m'a aussi appris comment bouder correctement.
Je ne sais pas comment me sentir en sécurité, en confiance avec lui s'il me cache des choses sans arrêt. Soit des mensonges par omission sur les villes que nous visitons, soit sur sa vision.
— Mais peu importe, Xander. Tu ne vois rien mais je sens qu'on est en danger. Fais-moi confiance. Fuyons !
— Je vois rien mais je sens qu’on risque rien. Je sens de la peur, une très grande peur. Une grande tristesse aussi. Pas de danger, murmure mon compagnon de route.
Je m’offusque :
— Tu es gentiment en train de dire que ton ressenti vaut davantage que le mien ?
— Quand ma vue est trouble, mes autres sens sont en alerte. Crois-moi, je paniquerai bien plus que toi s'il y avait un quelconque danger. Je vois rien. Je suis vulnérable. Je te le jure... Là, nous avons rien à craindre. Je te le promets.
Il y a peu, toute mon âme me hurlait de prendre les jambes à mon cou. Maintenant, je me raisonne. Je me surprends à être sereine malgré les bruissements de plus en plus proches.
— Y a quelqu'un ? scande une petite voix. Me pillez pas ! Me pillez pas !
Bientôt, un petit garçon d'une dizaine d'années descend du haut d'un arbre, non loin de nous. Il est torse nu. Il me semble épuisé et inoffensif.
— Tu es tout seul ? s'étonne Xander.
— Voilà une question qu’on me pose souvent, se lamente l'enfant.
Si je comprends bien, sa réponse équivaut à un « oui ».
Où peuvent être ses parents ? Pourquoi erre-t-il seul dans la forêt ? Surtout que, quelques kilomètres plus loin, il y a beaucoup de secousses, des géants et géantes de toutes parts. Ce n'est pas un endroit sûr pour un enfant solitaire.
— Comment tu t'appelles, dis-moi ?
— Petit Robert.
Il me sourit. Je lui rends la politesse.
— Tu peux m'appeler Véra. Et lui, c’est Xander, dis-je en pointant du doigt mon compagnon de route.
Petit Robert acquiesce.
— Tu devrais aller retrouver tes parents, ordonne Xander assez froidement. C’est pas un lieu sûr, ici, pour un garçon de ton âge.
— Je peux pas, répond l'enfant sur le même ton.
— Ah bon ? Pour quelle raison ?
— Ils sont décédés, y a bien longtemps.
Je vois à la tête de Xander qu'il se sent mal d'avoir posé la question. Il faut dire qu'il s'est montré un peu condescendant avec ce pauvre garçon qui n'a pas l'air bien méchant.
Mon ami a voulu faire son gros rustre. Ce n'est pas le pan de sa personnalité que je préfère.
La réponse de Petit Robert a ouvert la blessure béante qui recouvre mon cœur et ce, depuis des années. La mort de mon père. Bien que j'aie encore ma mère, je comprends un peu ce qu'a pu traverser ce pauvre garçon.
— Tu viens d'où ? Tu vis dans la forêt ?
J'ai pris le parti de ne pas m'éterniser sur la perte de ses parents.
— C'est mon troisième jour dans la forêt... En fait... je crois... Je sais plus... Je me suis un peu perdu, avoue-t-il.
— D'où viens-tu ? reprend Xander.
— L'Apostrophe Caniculaire. Y fait tellement chaud... J'en peux plus... Puis, non... C’est pas la température, le souci... Tout me rappelle mes parents... Je devais de partir... Personne s'inquiète de ma disparition, de toute manière.
— Il ne te reste plus aucune famille ? me suis-je horrifiée.
— Plus aucune.
Mes larmes ont envie de faire leur apparition. Je lutte de toutes mes forces pour empêcher cela. Petit Robert n'a pas besoin que l'on pleure sur son sort. Il lui faut du courage, des adultes qui le rassurent.
Xander et moi sommes les seuls dans les environs. C'est à nous de prendre soin de lui en attendant qu'il soit en lieu sûr. Il est inconcevable de le laisser seul au milieu de la forêt comme un enfant sauvage. Il est tellement adorable... Il mérite vraiment mieux que ce que la vie lui a offert jusqu’ici. Son récit m'a émue jusqu'au plus profond de mon âme.
— Tu vas venir avec nous jusqu'à la Virgule Sucrée, si tu veux bien, propose Xander.
Il a l'air d'avoir eu cette idée contre son gré. Je sais qu'au fond, c'est un homme avec un grand cœur. Lui non plus ne peut regarder son reflet dans un miroir en sachant qu'il a laissé un petit garçon de dix ans errer seul dans une forêt dense.
Je ne le lui dis pas mais en cet instant, je suis fière de lui.
— Si ça vous dérange pas, je veux bien. J'ai entendu dire qu'il faisait un peu moins chaud dans cette ville-là. Je souhaite pas aller à la Voyelle Froide mais... un juste milieu entre la Voyelle Froide et l'Apostrophe Caniculaire… c'est pas de refus. Je connais même pas la Virgule Sucrée. Ce sera l'occasion. Merci, euh… Xander !
Petit Robert est si touché d'être invité à nous rejoindre qu'il s'approche de mon ancien patron pour l'étreindre. Surpris, ce dernier se fige sur place dans un premier temps, avant de tapoter l'épaule du petit garçon.
Je crois que le souci de Xander, c'est qu'il n'est pas à son aise avec les enfants. C'est sans doute pour cela qu'il a été froid et distant avec Petit Robert au début. Je garde cette pensée pour moi. Je ne veux pas le mettre mal à l'aise, ni même Petit Robert. Je sens que si l'enfant se sent de trop, il peut être capable de s'enfuir à nouveau.
C'est tout de même triste d'imaginer un enfant de son âge livré à lui-même, sans attaches. Il a dû vivre d'horribles choses. Et pourtant, il est plutôt souriant et très poli. Certes, il ne dit pas « monsieur » ni « mademoiselle » quand il s'adresse à nous. Pour autant, il n'y a aucune once de violence, de méchanceté, d'insolence en lui. Comme s'il était insensible à tous les drames que le destin pourrait lui faire endurer.
J'admire sa bravoure. Peut-être n'est-ce qu'une façade, une illusion. Il se peut que ce soit un être brisé à l'intérieur. Cependant, j'admire ce qu'il laisse transparaître. J'envie ce petit garçon de dix ans à peine. En l'enviant, j'ai honte de moi. Je trouve qu'à côté, je me laisse perturber par le moindre tracas de la vie. Je ne me sens pas aussi forte, aussi tenace. J'ai l'impression qu'un rien peut me briser à chaque instant.
Je sais que la mort de mon père, mes relations tendues avec ma mère... Je sais que tout cela m'a fragilisé. Je me sens comme une petite fleur fragile. J'ai bien peur que ce soit de cette manière que tout le monde me voit. C'est pour cette raison que je suis jalouse de cet enfant. Il arrive à avoir toute la force de caractère que je n'ai pas. Toute cette force de caractère que j'aimerais avoir en moi.
— Vous venez d'où, vous ?
Petit Robert s'adresse à nous avec un petit sourire guilleret.
— Bescherelle-sur-Mer, répondons-nous en chœur.
— Je crois que je connais pas... C'est dans Le Livre, ça ?
— Oui. On y trouve des glisse-livres, des cookies grâce à Xander ici présent. Un restaurant avec des aliments périmés. De la confiture…
Les yeux de Petit Robert s’illuminent comme des étoiles. C’est la première fois qu’il affiche un regard aussi lumineux.
— La confiture ! Au petit-déjeuner, je mangé parfois un peu de confiture avec quelques glaçons. C'est trop, trop bon !
— Des glaçons dans la confiture ? Vraiment ?
Je manque de m'étouffer. Pour moi, mettre des glaçons dans une confiture, c'est lui enlever tout son goût si particulier. Cela revient à déguster de l'eau gelée.
De peur de le froisser, je n'ose pas lui dire qu'il gâche la confiture en faisant ainsi.
— Ça a l'air de vous étonner, euh… Véra.
— Tu peux me tutoyer, Petit Robert.
— Ça a l'air de t'étonner, Véra, reprend-il en insistant sur le tutoiement.
— Nous avons pas pour habitude de mettre des glaçons dans nos confitures, explique Xander.
— Vous savez pourquoi je fais ça, au moins ? interroge l'enfant.
Notre silence parle de lui-même.
— Il fait si chaud dans ma ville... Nous mettons des glaçons dans tout ce que nous mangeons. Pour avoir un peu de fraîcheur, en fait. C'est si rare d'avoir des glaçons à l'Apostrophe Caniculaire. Il faut être riche pour en posséder. Ou bien... être un négociateur habile âgé de dix ans, révèle-t-il avec une once de malice dans la voix.
Il marque une pause :
— Par contre, ce qui me choque, c’est vos aliments périmés... Vous avez rien d'autre à manger ? Le commerce se porte si mal que ça à Bescherelle-sur-Mer ? s'étonne-t-il en ayant presque pitié de nous.
— Le commerce de cookies va très bien.
J'émets un petit rire. J'ai remarqué que mon ami ressent souvent le besoin de préciser que son magasin fonctionne bien. Seulement, ce n'est pas la question que Petit Robert a posée. Lui s'intéresse davantage aux produits périmés de Chez Conjugaison.
— Nous avons un restaurant réputé pour concocter des plats haut de gamme à partir d'aliments périmés, reconnais-je. Personnellement, je n'en raffole pas du tout. Pas plus tard qu'hier, nous avons dû goûter par politesse des tartines de beurre rance. Ce n'est pas du tout ce que je préfère en matière de gastronomie.
— Oui, tu préfères les cookies, lance Xander d'un air amusé.
Je me permets de le corriger :
— Tes cookies.
Dès lors, Xander lui raconte que j'ai été une de ses employées. Qu'il a été contraint de me renvoyer car je me servais impunément dans les bocaux en oubliant de payer. Je tente de me justifier, face au petit garçon :
— J'ai cru que les employés avaient le droit de se servir...
— Je crois plutôt que tu contrôlais très mal ta gourmandise.
En toute honnêteté, je pense que Xander est dans le vrai. Il est hors de question que je passe pour quelqu'un de malhonnête face à Petit Robert. Je ne peux expliquer pourquoi mais j'ai envie d’être un modèle pour lui. Grignoter des cookies à tout-va n'est pas un bon exemple à suivre. J'en ai conscience.
— Sachez que je n'ai pas du tout envie d'aller dans votre célèbre restaurant. Mais... Par contre... Je dirai pas non à un cookie, voire deux, ou trois si vous êtes généreux. J'en ai jamais mangé...
Xander a les yeux qui lui sortent de la tête. Il vit comme une insulte le fait de rencontrer quelqu'un qui n'a jamais mangé de cookies de toute sa vie.
— Tôt ou tard, tu vas devoir t'arrêter à Bescherelle-sur-Mer. Tu passes au magasin et je t'offre une dégustation gratuite, lui propose mon ami.
Quelque chose me dit qu'il commence à s'attacher à Petit Robert.
C'est vrai que sa compagnie est agréable. Le duo que je forme avec Xander évolue au contact de l'enfant. Je me sens transformée aussi par la même occasion. Je relativise sur mon vécu. J'apprends à faire attention à quelqu'un d'autre que moi. Peut-être suis-je en train de me projeter sur mon futur rôle de mère ? Jamais je ne me suis concrètement posée la question, à savoir si je désire être mère ou non. En voyant comme il est facile de communiquer avec Petit Robert, en ressentant cette envie de prendre soin de lui, de le protéger, je me dis que je suis susceptible d'être une meilleure mère que la mienne.
— Vous avez pas de cookies sur vous ? insiste Petit Robert.
Xander, résolu, sort de son sac un petit sachet. Je me surprends à faire la même tête surprise et émerveillée que le petit garçon. Il ne m'a jamais dit qu'il lui restait des cookies dans sa réserve secrète. Décidément, c'est un homme plein de secrets. Il en sort trois, tous d'un parfum différent. Un pour chacun. Le hasard fait bien les choses.
Par courtoisie, je laisse Petit Robert choisir en premier. Il jette son dévolu sur celui à l'ortie sucrée. Je prends donc le cookie à la patate douce et au caramel, laissant à mon ami le parfum pistache poivrée.
— J'adore la pistache poivrée. Ça tombe bien, admet-il en toute fierté.
Au moment où nous allons croquer dans notre pâtisserie, deux individus surgissent de nulle part. Ils accourent vers nous, à vive allure.
— Pas si vite ! nous alertent-ils.
Ils sortent chacun un couteau à la lame scintillante.
— Montrez-nous toutes les sucreries que vous avez là !
Xander, Petit Robert et moi restons parfaitement immobiles. L’hésitation. Le choc. La peur. L’envie de garder les cookies pour nous. Tant de raisons de ne pas bouger.
— Dépêchez-vous !
Leurs ordres se font plus pressants encore.
Ils se rapprochent de nous. Ils cherchent à nous intimider, à nous faire peur, en jouant avec leur arme.
— Allez !
Leurs lames sont pointées en notre direction. Leur visage est sévère et n'a rien de bienveillant. Ils n’ont pas l’air de plaisanter.
Je me souviens des explications de tout à l’heure. Le désespoir. L’addiction au sucre. Avec Xander, nous échangeons un rapide regard.
J'ai très vite compris que nous sommes dans une situation dangereuse, confrontés à des pilleurs de sucreries. Les deux mystérieux individus ne prennent pas la peine de se présenter. Ce sont des pilleurs de sucreries. J'en suis sûre.
Ils regardent nos cookies avec un filet de bave au coin des lèvres. Ils ont l'air affamés comme s'ils n'avaient rien mangé depuis plusieurs jours.
C'est bête... En se comportant comme des sauvages avec leurs petites manières menaçantes, ils ne me donnent pas envie de partager. Autrement, je leur aurai volontiers passé un morceau de mon cookie à la patate douce et au caramel. Ma mère a beaucoup de défauts. Mais, elle m'a appris à ne pas être aimable envers les personnes menaçantes.
Xander et Petit Robert ne sont pas d'humeur à partager, eux non plus. Les lames braquées sur nous sont plutôt dissuasives. Elles nous poussent à partager contre notre volonté.
— Touristes ! Je me présente… Je m’appelle Pilleur Premier, déclare l’un d’eux avec un cache-œil multicolore à gauche.
— Et moi, Pilleur Second !
Ils se tiennent aussi droit que possible, gonflant leurs muscles. Pilleur Premier poursuit :
— Nous sommes les dignes héritiers de la dynastie des Pilleurs. Vous devez nous offrir vos parfumées sucreries !
— Nous vous devons rien du tout, rétorque Xander d'un air effronté.
— Ah bon ? lui répond Pilleur Second, énervé.
Sa lame se rapproche de la gorge de mon ami. J'ai très peur pour lui. Sentant que je suis prête à bondir pour le défendre, Pilleur Premier me tient par le bras. Je serre Petit Robert contre moi pour qu'il ne soit pas trop effrayé.
Xander, avec son franc-parler, est en grand danger. Il ne faut absolument pas les contrarier. C’est la pire chose à faire.
— Une dynastie de pilleurs ? Une telle dynastie, ça existe pas et ça existera jamais, insiste-il pourtant.
Pilleur Second le bouscule violemment. Xander tombe au sol, après avoir perdu l'équilibre.
Je vois qu'il essaie de faire bonne figure. Sauf que je le sens effrayé. Il tremble légèrement des genoux. Il parvient malgré tout à ne rien laisser paraître dans la voix :
— Vous êtes un pilleur de sucreries. Vous appartenez à un clan, sans doute. Pourquoi pas. Mais en aucun cas à une dynastie.
Les deux pilleurs froncent des sourcils. Leurs visages virent au rouge assez rapidement.
— Personne vous respecte ici. Personne vous respecte dans aucune ville du Livre. D'où le fait que vous vous sentez obligés de vous cacher dans des feuillages forestiers en recourant à la violence pour obtenir gain de cause.
Ces propos sont la goutte de pluie qui fait déborder la mare :
— Mais c'est qu'il est gonflant, celui-là ! gronde Pilleur Premier.
— En effet, enchaîne son compère. Et, ça me plaît que très moyennement...
La folie du sucre semble avoir atteint leur cerveau. Comme si plus rien d'autre ne comptait.
La peur me gagne. Nous ne pouvons pas l’emporter face à eux. Alors, autant céder.
J'entends un grand cri.
C'est le pilleur au cache-œil, celui qui nous détient, Petit Robert et moi. L'enfant vient de lui écraser les orteils du pied droit. Le pilleur n’a pas eu l’air d’apprécier. Il jure dans sa barbe puis, il regarde l’enfant d’un regard si noir que j’en tremble de peur. Je finis par obéir, en suppliant :
— Tenez ! Tenez ! Prenez et laissez-nous tranquilles !
Je leur tends ce qui me reste de cookie à la patate douce et au caramel.
— Tais-toi, fillette ! m'ordonnent-ils d’une même voix.
Ils s'emparent des restes de mon cookie. Ils l'inspectent minutieusement.
Je sens que Xander veut en profiter pour tenter quelque chose. D'un simple regard sévère, je l'en dissuade. Il faut leur céder. Ils vont se partager le cookie et partir embêter d'autres promeneurs. Loin de nous. C’est de la folie, que de tenter de leur échapper par la force.
— Ce n'est pas suffisant, juge Pilleur Premier après plusieurs minutes de délibération avec son camarade.
Je me défends, défaitiste :
— Je n'ai que ça...
— Et lui ? Il a quoi ? dit-il en pointant Xander du doigt.
Les deux pilleurs lui arrachent des mains son morceau de cookie à la pistache poivrée. Pilleur Premier, qui semble être le chef du second, croque dedans avant de recracher des miettes dans tous les sens.
— C'est quoi, cette dégueulasserie ?
— Pistache poivrée, explique un Xander impassible.
Le pilleur vient d’insulter les meilleurs cookies de Bescherelle-sur-Mer. Je peine à garder mon calme. Je me demande comment Xander va parvenir à prendre sur lui. Le pilleur émet des petits cris rauques, comme s'il venait de s'étouffer ou de goûter à une poignée de sable séché.
— Tu te fiches de moi ? Tu appelles ça une sucrerie ?
— Je me fiche pas de vous, monsieur.
Sa politesse reste forcée. J’espère que les deux pilleurs ne le remarquent pas trop.
Les deux brigands s’emparent du cookie à l’ortie sucrée de Petit Robert. Ils le coupent en deux morceaux identiques. Ils le reniflent longuement. Ils l’observent attentivement avant de goûter.
— Ce n’est pas mauvais. Loin de là, fait remarquer le pilleur borgne.
— Je ne connais pas cette saveur. C’est très particulier ! Sucré mais particulier, enchaîne l’autre.
Ils se rapprochent de Petit Robert, affamés comme jamais.
— Vous n'avez pas encore goûté au mien, si je puis me permettre…
Je les fais revenir vers moi pour ne pas qu’ils s’en prennent à l’enfant. Il n’a plus rien dans ses proches.
Je crains leur réaction quand ils vont s’apercevoir que nous n’avons qu’un cookie chacun. Cela ne leur suffira peut-être pas...
— Quelle saveur déjà ? demande sèchement Pilleur Premier.
— Patate douce, caramel.
Les deux brigands se regardent, les yeux pleins d’envie :
— Caramel ! répètent-ils d’une même voix.
En un instant, ils se coupent un morceau de cookie.
— Tu aurais dû le dire plus tôt, fillette. Ça nous aurait évité de goûter à cette horreur immonde, se plaint Pilleur Second en se tournant vers Xander.
Prendre la parole au milieu de voleurs, ce n'est pas dans mes habitudes. Ce voyage me sort de mon confort et ce, de bien des manières. Maintenant, je dois m'improviser diplomate pour qu'ils nous laissent la vie sauve.
— Est-ce aussi immonde que votre espèce de biscuit au poivre, là ?
La question de Pilleur Premier nous laisse pantois. Petit Robert regarde ses pieds.
Xander se mordille la lèvre inférieure. Il se retient d'intervenir. Les pilleurs sous-entendent sans prendre de gants que son cookie est immangeable. Il n'y a rien de pire pour lui faire perdre son calme. Or, ce n'est pas le moment de s'emporter. Mon ami a besoin de se maîtriser. J'espère qu'il en a conscience.
— J'ai faim... Qu'as-tu d'autre, mon bonhomme ?
Xander bouillonne de l'intérieur en entendant ce surnom. Il n'aime pas être rabaissé de la sorte. Personne n'aime cela.
Je pense que les voleurs veulent le pousser à bout pour qu'il leur cède toutes ses réserves de sucre. Le seul souci, c'est que mon ancien patron n'a plus aucune miette sur lui.
— J'ai du miel d'araignée mais je vous le déconseille... C'est très sucré mais aussi dangereux. Cet ingrédient, c’est pas à mélanger avec n'importe quel autre. Et, encore moins à consommer nature.
— Une araignée ? Avec du miel ? Quelle horreur ! Mais il est fou, ce type ! s'écrie le borgne, en riant frénétiquement.
Il s’arrête net :
— C’était pas une blague ?
— C’est pas une blague, confirme Xander. Sinon, j’ai de la Poudre Grammaticale. Mais, je déconseille également parce que si on fait pas au moins six mètres de long, la Poudre nous prive de sommeil, voire pire, nous prive de vie…
— C’est sucré ? se demande Pilleur Second.
— Aucune idée. J’en ai jamais goûté… Je mesure pas six mètres et je tiens à la vie, rappelle mon compagnon de route.
Petit Robert ne peut s’empêcher de pouffer de rire. Ce miel d’araignée, cette Poudre Grammaticale… Il ne doit pas connaître. Les pilleurs n’y prêtent pas attention, trop occupés à soutirer du sucre au gérant du magasin de cookies.
— Quoi d’autre, sinon ? presse Pilleur Premier, la bave au coin des lèvres..
— Rien de comestible.
Nous ne leur avons pas donné une quantité suffisante de sucre. Ils ont l’air plus affamés qu’avant.
Le petit garçon cherche à se débattre. Pour lui, la situation dure depuis trop longtemps. Ils ne comptent pas nous laisser partir. Petit Robert s’impatiente et hurle de rage. Ce n’est pas Xander qui craque le premier, mais le premier garçon. Lui qui semble si calme, si sage de prime abord.
— Il est fou, ce gamin ! s’insurge le borgne.
— Il est pas le seul, déclare Xander. Moi aussi, je suis tellement fou que… que… si vous partez pas sur-le-champ… je… je fais la danse de la Tempeste.
Il dit ces mots en se dégageant de l'emprise du pilleur qui l'empoigne depuis une bonne dizaine de minutes.
— La… quoi ? bouillonne Pilleur Second.
Je ne sais pas en quoi consiste cette danse. Vu la tête des voleurs, elle a l'air plus menaçante que leurs propres lames.
— Plus un mot ! Sinon, j’en profite pour prier à haute voix. Pour que la Tempeste vous emporte dans un coin de Littère où il y a pas de sucre !
Le regard de Xander est empli de détermination. Ses sourcils se froncent avec sévérité. Je ne l'ai jamais vu ainsi. Si je ne le connaissais pas, j'aurais très peur de sa dansante menace.
J’ignore si la danse de la Tempeste Ventée existe réellement. Il est si convaincant...
— Oui, y a plus rien. Partez ! surenchérit Petit Robert, en sortant ses petits poings et en faisant la moue.
— Je suis très sérieux. Votre cirque a assez duré. Fichez le camp ! C’est mon dernier avertissement, prévient Xander.
Une guerre de regards noirs s’installent entre Xander et Pilleur Premier. Puis, entre Petit Robert et Pilleur Second.
Xander se montre parfait dans le rôle de celui qui a regagné confiance en lui. Celui qui a pris le contrôle de la situation. Petit Robert essaie de l’imiter du haut de ses dix ans. Les pilleurs de sucreries, tiraillés par la faim, affichent un regard plus que contrarié, depuis la menace de mon ami.
Personne ne veut lâcher prise.
Personne ne veut céder à l'ennemi.
Je me tiens là, au milieu. Pilleur Premier, qui me tient par le bras, m'a lâché. Je peux m’enfuir très facilement. Les pilleurs ne me retiennent plus. Ils ne font même plus attention à moi. Sauf que je suis incapable de bouger. Je me sens comme fascinée face à ce double duel improbable.
— Véra, pars ! Emmène Petit Robert avec toi.
— Non. Je reste pour aider, je sais me défendre ! bougonne le petit garçon.
— File, fillette ! File avant qu’on change d’avis, menace le borgne.
S'il croit que c'est en me parlant sur ce ton que je vais obéir… Il me connaît très mal.
— Je ne bougerai pas. Pas sans mon ami. Pas sans ce petit garçon, ai-je déclaré à ma grande surprise sur un ton de révolte.
J'ai eu envie de leur répondre sèchement.
À croire que mes nerfs lâchent à leur tour. Après Petit Robert. Après Xander. Je prends exemple sur eux en me servant de ma colère intérieure pour les intimider. J'ignore si cela est la bonne solution. Cela ne me ressemble tellement pas...
Cependant, la situation n'est pas propice à ce que je dévoile la Véra de tous les jours. Maintenant, plus que jamais, je dois me montrer forte, déterminée. Pour rester aux côtés de Xander au cas où les choses tournent mal. Seul, il ne pourra pas venir à bout de deux pilleurs. Pour peu que sa vue se dégrade au pire des moments... Petit Robert, non plus, ne pourra pas nous sauver face à deux adultes contre nous.
— Vous bougez pas ? Très bien, messieurs. Comme vous voudrez...
Xander lève la tête vers le ciel. Par instinct, je l'imite. Petit Robert comprend le stratagème et il en fait de même. Si la danse de la Tempeste est supposée emporter au loin ces individus, nous ne serons pas trop de trois pour l’exécuter.
Nous levons nos mains en l'air, la paume vers le ciel. Mon ami tape du pied, en rythme. Deux coups avec la jambe gauche. Trois avec la jambe droite. Quatre avec les deux pieds frappant le sol en même temps. Nous répétons tous la chorégraphie plusieurs fois en agitant les mains dans tous les sens.
— Tempeste, viens nous sortir de cette galère ! Débarrasse-nous de ces pilleurs au cœur de pierre !
Je fredonne une suite, sans réfléchir aux paroles que j’invente au fur et à mesure :
— Emporte-les dans la misère !
Madame Germaine aurait beaucoup aimé cet air incantatoire. Lors de nos discussions, elle a su m’apprendre à inventer quelques rimes. Je suis persuadée qu’elle aurait aimé ma petite improvisation.
Je vois Xander m'adresser un regard d'étonnement. Il ne s'est pas attendu à ce que j'improvise, à mon tour, des paroles pour accompagner la chorégraphie.
En regardant les pilleurs, je me dis que notre ruse fonctionne. Ils sont tous les deux recroquevillés sur eux-même, priant le ciel de les épargner. Les lames sont rangées. Leurs larmes montent jusqu’au coin des yeux au fur et à mesure de leurs supplications.
Ce n’est pas le moment d’abandonner.
Nous intensifions nos prières fictives.
— Je sens venir une légère brise, pas vous ? nous demande Xander.
J’adresse un regard au petit garçon, puis à Xander. Je retrouve là le petit air malicieux qui va si bien au gérant du magasin de cookies.
Je comprends qu'il compte poursuivre notre petite campagne d'intimidation. Il ne s'arrêtera pas avant de les voir prendre leurs jambes à leur cou. J'en ferai de même. Je ne lâcherai rien. Je sais que le petit garçon est tout aussi déterminé que nous.
— Une petite bourrasque en approche ! rajoute Petit Robert.
— J'en ai les cheveux tout dépareillés, dis-je en faisant semblant de m’affoler et de me recoiffer.
Le ton de ma voix n'est pas celui que j'utilise d'habitude. Je surjoue tellement que je monte un peu haut dans les aigus.
— Arrêtez...
— Arrêtez, pitié...
Les deux pilleurs sont saisis par l’angoisse. Il n’y a qu’un minuscule petit souffle en guise de vent. Cela suffit pour les effrayer. Ils se lancent dans une véritable crise d’hystérie. Très larmoyante. Si bien qu'il est très difficile de ne pas s'en moquer ouvertement.
— Partez, somme une dernière fois Petit Robert.
— Sans vous retourner. Tous les deux, continue Xander.
— Ou sinon…
Je fais mine de vouloir reprendre la danse. Pilleur Second se rue sur Pilleur Premier, dans un nouvel élan d'hystérie.
— Bon, c'est bon...
— On s'en va.
Le pilleur borgne, agacé d'être piétiné de tous les côtés, entraîne l'autre voleur avec lui.
Dans un élan de joie non dissimulé, nous les voyons s'éloigner de nous, à grandes enjambées.
Nous nous laissons aller chacun à notre propre danse.
Cette fois-ci, une danse de la victoire.
Cette danse de la victoire a duré une demi-heure, à dix minutes près.
Toujours en chemin vers la Virgule Sucrée, Petit Robert nous a avoué s’être bien amusé. D’après ses dires, il n’a pas eu peur. Il a vécu des situations bien pire que celle-ci. Il a souhaité nous accompagner jusqu’à notre prochaine destination :
— Je n’irai pas au-delà, pour ne pas vous déranger. Mais, je suis gourmand… Le sucre m’appelle déjà.
Je le regarde d’un air inquiet.
— Non, je ne vais pas me transformer en pilleur de sucreries, me rassure l’enfant. Je compte être raisonnable et payer toutes mes gourmandises.
— Pas comme certaines, s’amuse Xander en me lançant un petit regard en coin.
L’enfant se tourne vers moi :
— Véra ? Tu es une pilleuse de sucreries ?
Mon teint vire au rouge cramoisi.
— Je ne suis pas une pilleuse de sucreries, Petit Robert.
Xander hésite à s’expliquer. Je crois qu’il le fait par égard pour moi :
— La différence entre toi et eux, Véra, c’est que tu avais ni lames ni menaces, admet-il.
Nous rions tous les trois de bon cœur lorsque nous entendons des bruissements à nouveau.
— Ne me dites pas que c’est encore des pill…
Xander est interrompu par la vision d’une femme rousse sortant des feuillages forestiers. Elle porte une chemise à fleurs très ample ainsi qu’une paire de souliers aux pieds.
Je la reconnaîtrai même au milieu d’une foule immense. Même les yeux fermés...
Sans trop y croire pour autant, je parviens difficilement à articuler :
— Madame Brillance ?
C’est bien la voyante de Bescherelle-sur-Mer qui se tient devant nous.
— Veyra ! Jay eu day praymonitiones deypouis la dayrniayre fois.
Xander me fixe du regard, incrédule.
Petit Robert ne semble ne plus pouvoir quitter des yeux la chevelure rousse de la voyante, ainsi que son style vestimentaire si particulier.
— C’est ta Madame Ensoleillance ? me questionne Xander.
Je confirme en hochant la tête.
Le choc est si grand. Je n’ai même pas l’énergie nécessaire pour lui rappeler, encore une fois, le véritable nom de la diseuse de bonne aventure.
La journée est décidément pleines de surprises : la rencontre avec Petit Robert, l’attaque des pilleurs de sucreries, et maintenant le retour de la voyante avec de nouvelles révélations. Ai-je envie d’entendre ce qu’elle a à me dire ? Si j’en crois mon expérience précédente, la séance ne sera pas gratuite. Je peux faire ce que je veux, elle parviendra à me dévoiler sa prédiction…
— La sayance est gratouite ceyte fois. La premiayre eytey eyronnée.
La première prédiction me révélant que j’allais trouver l’amour en la personne d’Ornikar était fausse ? Je manque de perdre l’équilibre.
Mon voyage… Ma quête… J’ai entrepris tout cela pour rien ?
— Oune peyrsonne procheu de vus va connaytre l’amur avecque Ornikar. Ceu voyageu va ayder. Vus, vus… Votreu preydictione est touteu autreu.
— Je comprends rien, marmonne Petit Robert.
— T’es pas le seul, s’énerve Xander.
Cela me rappelle ma première rencontre avec Madame Brillance. J’étais aussi frustrée qu’eux. Désormais, j’ai pris l’habitude de son accent farfelu. Je la comprends plutôt aisément.
— Elle a reconnu s’être trompée. Je ne vais pas trouver l’amour avec un Ornikar.
— Je t’avais dit que cette idée était absurde, rappelle Xander, très fier d’avoir eu raison depuis le début.
— Mais, selon elle, quelqu’un d’autre. Quelqu’un qui m’est proche... va le trouver.
Mon compagnon de route se racle la gorge :
— Elle en est sûre, cette fois ?
L’enfant ne peut s’empêcher de rire. Je l’ignore pour demander à la voyante :
— Vous en êtes sûre, Madame Brillance ?
— Ceyrtaineu ! Veutre coumpagnone de rute va truvey lamur. Rencontrey Ornikar.
— Elle en est convaincue. Mon compagnon de route va trouver l’amour et rencontrer un Ornikar.
— Moi ? S’étonne Xander, incrédule, en se retenant de rire à nouveau.
— Ce sera pas moi. Je suis trop jeune. Y a pas moyen que ce soit moi, persiste Petit Robert.
Tous deux m’exaspèrent. Ni l’un ni l’autre ne croit aux dons de Madame Brillance. Pendant ce temps, j’essaie de donner du sens à ces révélations. Du sens à mon voyage. Dois-je continuer de chercher un Ornikar ? Mais cette fois-ci, pour Xander ? Ou Petit Robert ?
— Petit Robert, tu as un membre de la famille qui se nomme Ornikar ?
— Non. Y a plus de famille qui m’attend, comme je disais.
Je me sens désolée de lui avoir posé la question. Néanmoins, je me devais d’en avoir le cœur net.
— C’est supposé vouloir dire quelque chose, tout ça ? se moque Xander. On sait pas qui exactement doit trouver l’amour, ni quel Ornikar, ni pourquoi tu es supposée voyager pour réaliser la prédiction. On sait rien, en fait. Sur le fond, la première prédiction était plus claire.
Petit Robert semble acquiescer ses dires. Xander doit tout de même admettre une chose :
— Au moins, cette fois, c’est gratuit.
— Il faut demander qui va trouver l’amour avec Ornikar ! s’amuse Petit Robert. Qu’on puisse au moins avoir le prénom de ton fameux compagnon de route.
Je comprends que l’enfant ne veut pas sérieusement jouer les entremetteurs. Il s’amuse seulement de l’accent de la voyante qu’il cherche à imiter en chuchotant. Pour cela, tout prétexte est bon pour la faire parler.
Alors que je m’apprête à poser la question, je remarque que j'éprouve quelques difficultés à me concentrer.
— Qui va trouver l’amour avec Ornikar, Madame Brillance ? Qu…
Je ressens comme une force qui me pousse à basculer d'un côté, puis de l'autre.
Du vent.
Un vent assez fort.
— Non d'un Bescherelle ! La Tempeste Ventée !
L'horreur sur le visage et dans la voix de Xander me fait froid dans le dos.
— Véra, Petit Robert, Madame Stellance… Accrochez-vous à tout ce que vous pouvez. Courez !
Je prends Petit Robert avec moi. Nous repérons quelques troncs d'arbre, non loin de là.
Me refusant de me séparer du petit garçon, je cours derrière lui. Je me précipite sur l’arbre sur lequel il s’est accroché. Je m'agrippe au tronc de toutes mes forces.
Xander en fait de même, un peu plus loin. Madame Brillance peine à trouver un abri.
— Madame Scintillance ! Attention !
La voyante manque de s’envoler. Ses pieds commencent à se décoller du sol. Le patron du magasin de cookies, qui est le plus proche d’elle, l’entraîne jusqu’à lui pour la mettre en lieu sûr. Il l’invite à s’agripper au tronc d’arbre, comme lui.
La voix de Xander arrive péniblement jusqu’à moi. Je n’entends que très peu ce qu’il dit à la voyante. Ce vent... Ce vent paraît si violent...
Mes pieds se détachent du sol. La Tempeste est déterminée à m'emporter avec elle.
Je lutte encore et toujours. En même temps, j’essaie d’empêcher Petit Robert de s’envoler aussi. Des mèches de cheveux me cachent la vue. Je me concentre uniquement sur mes mains tenant le tronc d'arbre et l’enfant. Ces mains qui me maintiennent encore en vie.
J’essaie de protéger Petit Robert de la Tempeste Ventée. Il ne faut pas que je lâche. Sinon, je suis fichue. Sinon, j’entraîne le petit garçon avec moi…
J'imagine déjà mon corps se fracasser contre un rocher. Mon corps aplati contre un arbre. Je commence à concevoir d'autres fins tragiques. Toutes les fins les plus invraisemblables les unes que les autres.
— Petit Robert, Véra, lâchez pas ! S'il vous plaît...
J'entends la voix de mon ami, comme un écho lointain ou un signal radiophonique hachuré.
Mes doigts se crispent. Le vent redouble d'intensité. Ce vent féroce me terrifie jusqu’au plus profond de mon âme.
Je viens à manquer de force. Mes mains tremblent. Je peine à conserver mes appuis contre le tronc d'arbre. Je peine encore plus à retenir l’enfant, qui se trouve entre l’arbre et moi.
Le vent m’emporte vers le haut du tronc. Je perds de vue Petit Robert. Est-il resté au sol ? A-t-il été emporté par la Tempeste ?
Désormais en position horizontale, au-dessus du sol, je n'ai plus le choix. Je pense être à quelques mètres du sol. Je glisse vers le haut.
Bientôt, je n'aurai plus rien à quoi m'accrocher. Je dois continuer à m’agripper, à rester immobile...
Sans crier gare, je tournoie dans tous les sens.
Je ne vois rien, hormis un flou verdoyant.
Des cris. Xander. Je l'entends hurler.
Autre chose, aussi. Petit Robert. Il tournoie également dans les airs.
J’ai échoué. Je n’ai pas pu le mettre en sécurité.
Je m'en veux tellement d'avoir lâché ce tronc d'arbre... D’avoir laissé le petit garçon s’envoler dans la Tempeste. Les larmes me montent. J'ai baissé les bras. Je n’ai pas été assez forte.
Ma vie est terminée.
C'est fini...
— Véra ! Petit Robert ! Luttez pas contre la Temepste ! Avec la voyante, nous allons bien. Luttez pas !
Xander. J'ai bon espoir qu'il soit encore resté sur la terre ferme.
— Retrouvez-moi à…
Mon sentiment d'angoisse est à son paroxysme. L'air emplit mes poumons. Ce même air m'empêche même de respirer par moments.
La voix de Xander est désormais trop loin pour que je l'entende. Je ne sais pas où je dois le retrouver, ni comment le retrouver. Il a quand bien même eu le temps de me donner un conseil. Un conseil que j’ai l’intention de suivre.
Ne pas lutter.
Accepter que le vent nous emporte, Petit Robert et moi, vers une destination inconnue.
Faire confiance.
Tout ira bien.
J'aime beaucoup toutzs ces idées autour de la virgule sucrée! Ça fait un peu exposition, mais en fait j'étais tellement avec cette soif de voyager que c'était ok, c'est plus une réflexion que je me suis faite après coup.
La cenue de madame Brillance est inattendue, mais en fait, pourquoi pas ? Par contre, le 1er réflexe c'est "nooooon, Véra perd sa chance de rencontrer l'amoouuur!". Et puis après on se dit : oh, mais si ça a changé une fois, ça peut rechanger, donc... wait & see.
Je crains des revirzments de plus en plus effrayants! Je tremble, tu as dépossédé Véra de sa prophétie, sera-t-elle en danger? Es-tu de ces auteurs qui écrivent "tout va bien" pour nous faire un clin d'oeil que oulalalalala ça va grave mal se passer ? Lansuite au prochain chapitre.
La venue de Madame Brillance, c'est un "twist" tout récent que j'ai trouvé pour relancer l'intrigue, rappeler que je ne l'ai pas oubliée au milieu des aventures de Véra et Xander. La révélation rabat toutes les cartes. C'est à la fois génial et risqué, j'en ai conscience. Tout ce que je peux dire, c'est effectivement "wait and see" ;)
J'avoue que c'est un revirement que j'appréhendais de faire lire à mes lecteurices. Un des deux revirements que j'appréhendais de faire lire. Ce retournement de situation a l'air de t'avoir secoué mais pas trop dans le mauvais sens, si je comprends bien. Ai-je gagné le pari d'oser revenir sur cette prédiction ? J'espère...
Merci pour tes retours ! Je confirme ce que tu te demandais dans ton journal de bord sur le forum : tes retours, tes conseils aident ! Ca me permet des petits retours en arrière pour gommer quelques imperfections, j'aime beaucoup. Sachant que je dis cela sans arrière pensée incitative, promis. Ton avis me sort le museau du guidon de vélo et c'est appréciable !
Merci pour tout !