Le mardi soir devenait le rendez-vous classique au Playground. Ils avaient leur table des habitués, dans un coin de la salle, qui leur était réservée. Sûrement que Liem avait son petit réseau. Ou peut-être qu'il avait promis qu'ils rejoueraient à Laurent, histoire de maintenir la tension. Car Laurent passait les voir chaque semaine pour savoir quand ils pourraient réorganiser un match d'exhibition.
Ce soir-là, Marie met un temps à détecter que quelque chose est différent. L’esprit occupé par l’analyse d'une partie qu'elle vient de jouer, elle avance en mode automatique. C'est en arrivant devant la table qu'elle se rend compte que Liem n'est pas seul. À côté de lui se tient une jeune femme au visage allongé, parsemé de taches de rousseur. Une longue tresse blanche lui arrive au milieu du dos. Elle a le visage posé dans le creux de ses mains, les coudes sur la table, et elle dévisage Marie avec une intensité troublante. Je la connais. J’en suis sûre.
– Alors c'est toi la nouvelle étoile montante du Rift ? », lance-t-elle abruptement alors que Marie arrive à la table.
Les yeux de Marie s'étrécissent, sa tension commence à monter. Elle détourne son regard vers Liem. Il est en train de sourire tranquillement.
– Ne te méprends pas. J'ai vraiment admiré la plupart de tes parties. Bon, sauf celle contre Draz, évidemment, mais je ne suppose que tu n'en es pas satisfaite non plus. Et je vais peut-être me présenter avant que tu ne me sautes dessus toutes griffes dehors, et puisque Liem ne veut rien dire. Je m'appelle Alice, mais je suppose que tu me connais plutôt sous le pseudonyme de Jiya. »
Le cœur de Marie rate un battement. Jiya. Bien sûr. On l'appelait la Reine du Rift il y a cinq ans. C'est elle qui avait instillé à Marie des rêves de grandeur. Elle avait dominé la ligue féminine pendant si longtemps. Marie se rappelle les innombrables heures passées sur son stream à la regarder commenter ses parties en direct. Puis, il y a trois ans, elle avait pris sa retraite. L'univers de Marie avait perdu une idole. Elle avait les cheveux blonds bouclés à l’époque. Et il semblait à Marie qu’elle portait des lunettes. C’est pour ça que je ne l’ai pas reconnue . Intimidée d’un coup, elle n'arrive pas à décocher un mot à la jeune femme, mais son regard s'est visiblement radouci, car un sourire arrive sur les lèvres de Jiya.
– Elle est toujours aussi silencieuse ? », demande-t-elle à Liem.
Liem ne répond rien. Marie lève le bras en direction du bar. Le serveur a un grand sourire. Son verre est déjà sur le comptoir. Décidément, il faut que je demande la carte de fidélité.
– Je reviens tout de suite »
Elle récupère son verre et profite du moment pour calmer ses nerfs. C'est le moment de lui demander pourquoi elle est vraiment partie. Pourtant, quand elle s'assoit, elle ne trouve pas le courage. C'est Jiya qui reprend la parole.
– Je connais Liem depuis longtemps. Il fait partie de la minorité de joueurs qui agissent pour la mixité dans le jeu. Il m'a demandé de regarder tes parties. »
Elle laisse planer un silence, buvant une gorgée dans son verre. Marie n’a toujours pas décoché un mot. Jiya reprend :
– Tu as le potentiel pour aller au sommet », lance-t-elle, et, devant le regard interloqué de Marie, elle continue : « si tu t'entraînes correctement pendant quelques mois, quelques années au pire, tu auras ta place parmi les tops Challengers. Et définitivement en Ligue féminine. Européenne, je veux dire. Parce que, je peux t'obtenir une place dans la ligue féminine française l’an prochain si tu veux. »
Marie relève la tête. Quand Liem lui a dit qu'elle avait le potentiel, elle avait été marquée. Mais là, c'est son idole qui lui en parle. Cela renforce sa conviction. Il est temps de tenir tête.
– Ce n'est pas la ligue féminine que je vise », réplique-t-elle.
– Je sais. Et tu sembles avoir du tempérament. Mais il faut que tu comprennes ce qu'impliquent tes mots. »
Jiya se cale au fond de son siège, son verre dans la main. Ses yeux se mettent à fixer un point au fond de la salle. Elle commence à parler lentement :
– J'ai passé trois ans au sommet de la ligue européenne féminine. Meilleure midlaner d'Europe, MVP – meilleure joueuse de l'année – deux ans sur les trois. Ma manager était heureuse, l'entente entre les filles de l'équipe était bonne. J'ai monté mon stream, et même si j'avais une tribu de haters dont le but était juste de me traîner dans la boue, mon équipe de modération veillait au grain. Mais j'ai décidé que ce n'était pas suffisant. J'ai décidé que le jeu n'était pas terminé. Que ce cocon protecteur qu'était la ligue féminine commençait à m'étouffer. Alors j'ai fait la demande pour passer en ligue masculine. Oui, on devrait dire "mixte", mais on dit "masculine". »
« Ma manager était contre. Elle a tenté de me décourager. Mais notre équipe avait une branche masculine en ligue européenne, on a donc été mis en contact. Tu dois comprendre que la concurrence est rude. Très peu de place, pour beaucoup de jeunes avec de l'ambition. Tous les coups sont permis. J'ai passé plusieurs matches d'essai. Manque de chance pour moi, le midlaner de l'équipe homme était un des meilleurs d'Europe. Mais je me suis bien débrouillée. Sauf que, chaque fois, un joueur de mon équipe m'a subtilement sabordé le match. Mon support que ne me donnait pas le repli dont j'avais besoin après avoir plongé pour effacer les cibles fragiles. Mon toplaner partait soudainement protéger mon ADC. Je crois que personne n'était dupe. Mais je n'ai pas été retenue. Même sur le banc. »
« Alors, je me suis tourné vers les autres équipes, et les ligues nationales. Chaque fois, le même tableau. J'ai mis du temps à comprendre qu'en fait, les joueurs s'étaient passé le mot. J'étais dégoûtée. Les plus sexistes avaient fait circuler toutes sortes de rumeurs à mon égard. Que j'avais tenté d'user d'un passe-droit avec l'équipe homme. Que j'avais couché avec le manager de l'équipe pour quémander une place. Ça n'avait pas besoin d'être vrai. Il suffisait que les autres soient prêts à le croire. Et ils l'étaient. »
« Mais tu sais ce qui est le pire ? Quand j'ai abandonné l'idée, mes coéquipières me regardaient avec dégoût. J'étais devenue la traîtresse. De leur point de vue, j'avais voulu partir parce qu'elles n'étaient pas assez bien pour moi. Elles sont devenues fourbes. Elles ont prétexté qu'elles n'arrivaient plus à jouer avec moi. Et elles ont fait passer le message aux autres équipes aussi. Je me suis retrouvée isolée. »
« Je n'ai pas eu le choix. Ma carrière était foutue. J'ai tout arrêté. Ce n'était même plus la peine de vouloir devenir coach ou conseillère : je m'étais grillée en voulant aller plus haut que ce qu'on était prêt à me laisser faire. Plus la peine de streamer non plus : les rumeurs propagées par les joueurs et joueuses ont créé une nouvelle génération de haters. Alors, je me suis reconvertie. Maintenant, je coproduis du contenu autour de différents jeux sur les plateformes de diffusion. Mais j'ai mis plusieurs mois à digérer l'injustice de la situation. »
Ça me fait penser à la conduite : pendant des années, les femmes étaient critiquées et moquées, simplement parce que ce domaine était considéré comme masculin, qu'ils savaient mieux conduire qu'elles. Pourtant, les études montrent aujourd’hui de manières globales que les hommes sont plus dangereux que les femmes au volant.
Quand les gens comprendront que n’est pas le genre qui détermine la réussite dans certains domaines, surtout quand il s’agit d’utiliser son cerveau plutôt que sa force physique.
Marie est un personnage intéressant, mais je la trouve constamment sur la défensive. D’où vient cette méfiance, ce tempérament impulsif ? Dès le début, on comprend qu’elle est consciente d’évoluer dans un univers très masculin et sexiste, mais elle semble réellement en découvrir les rouages grâce à Liem, puis maintenant avec Alice.
C’est bien qu’elle ait de l’ambition, une forte envie de réussir et qu’elle veuille y croire, mais elle donne parfois l’impression d’être fermée d’esprit. Pas très à l'écoute.
Certes elle connait peu Liem, mais après autant d'entrainement si je puis dire avec lui, faut qu'elle apaise son coeur maintenant 😂 Il lui présente Jiya quand même. Je l'imagine vraiment avec une tête de vénère, visage tendue 😂
Je sais pas si c'est ainsi que tu voulais la montrer, mais je la vois comme ça.
Ton commentaire est extrêmement intéressant, parce que ce n'est pas l'idée que je veux donner de Marie.
Marie se trouve dans un ensemble de situations où ses nerfs sont mis à rude épreuve. Soirée compliquée avec une rupture avec Jonas, rencontre mouvementée avec Draz...
Elle décide de partir sur un projet qui en ferait frémir plus d'une. Un projet sans garantie de réussite. Une décision qui peut peser sur des mois, des années.
Alors oui, elle a un tempérament fort. Il est nécessaire pour les décisions qu'elle veut prendre. Mais je crois que tu as raison. Elle ne devrait pas être énervée aux premières paroles de Jiya. Ni même méfiante. Elle devrait être surprise tout au plus. La rencontre devrait démarrer plus calmement. Et ça me permettrait de garder un équilibre sur le personnage.
Merci beaucoup d'avoir relevé ce point. Je le note et j'ajusterai à l'édition. N'hésite pas si tu vois d'autres endroits où son comportement ne paraît pas logique.
Merci pour ce retour !
LX
Je tiens à préciser que bien que ce livre est basé sur des études et des documentaires réels et récents, les éléments cités sont des fictions (bien que de nombreux éléments sont sûrement déjà arrivés à quelqu'un, malheureusement).
Mais je comprends ton indignation, et je la partage !
Merci pour ton retour !
LX