Liem sirote sa boisson tranquillement. Il n'a pas prononcé un mot depuis l’arrivée de Marie. Il l'observe avec attention, l'air de rien. Depuis que Jiya s'est mise à parler, la mine de la jeune femme est sombre. Elle s'identifie parfaitement à son idole. Elle sait qu'elle aussi, elle devra passer par ces étapes. Elle souffre avec Jiya.
C'est la seule solution qu'il a trouvée pour être sûr qu'elle continue en connaissance de cause. Parce que, aussi dur que ça paraisse, je préfère te décourager maintenant que te regarder te faire broyer après des années d'efforts.
Jiya arrête son histoire, et la tristesse envahit son regard un instant. Pas longtemps. Elle a l'habitude de raconter cette tragédie, qui a particulièrement ému Liem il y a quelques années. Mais chaque fois qu'elle se plonge dedans, il y voit la rancœur qu'elle n'a pas encore évacuée contre le système. Un système dur, qui ne garde que les meilleurs, et qui vous broie si vous ne rentrez pas dans le moule. Un système totalement injuste avec les femmes.
Ça ne dure qu'un instant. La jeune femme à la longue tresse blanche se redresse soudain et se focalise à nouveau sur Marie :
– Voilà. Tu connais mon histoire. Tu sais contre quoi tu devras lutter si tu poursuis tes ambitions. Tout ce que je peux te conseiller, c'est d'être bien sûre de ton coup. Car tu as un excellent potentiel, mais rien ne garantit que tu arriveras au sommet. L'ascension sera longue, et comme si les rochers n'étaient pas assez glissants, les autres grimpeurs essaieront de te faire chuter discrètement. »
Le silence envahit leur table. Marie semble toujours atterrée par les révélations de Jiya, mais son regard a pris un ton plus méditatif. Liem se demande s'il est temps d'intervenir.
Marie le coupe avant qu'il ne s'y résolve :
– Je suis désolé de ce que tu as vécu. C'est horrible. Je suivais toutes tes diffusions ou presque. Je m'arrachais sur ce jeu pour devenir comme toi. Quand tu as disparu de la scène, mon rêve s'est arrêté. Je ne savais pas pourquoi tu étais partie. Mais soudainement, toute l'énergie que tu apportais a disparu. Je me suis retrouvée seule avec moi-même. Seule à ne pas trouver ma place dans cette communauté de machos. J'ai tenté de créer une équipe avec d'autres filles, mais nous n'avions pas la même ambition. »
Elle finit son verre et se leva dans le but d'aller en chercher un autre.
– Alors j'aimerais rendre la pareille à la communauté. Même si ça doit me coûter cher, j'aimerais rappeler à tout le monde que les femmes ont leur place dans l'esport. Et pas dans une ligue à part, où elles sont protégées de la dure réalité. J'ai envie de leur montrer qu'on peut y aller. Si j'y arrive, j'aurais établi l'impensable. Si j'échoue, personne ne s'en rendra vraiment compte, ou tout le monde oubliera rapidement. »
« L'école dans laquelle j'étudie encourage les années de césure. J'ai déjà annoncé que j'allais en faire une. La plupart de mes camarades de promo partiront dans un pays étranger pour découvrir une nouvelle culture. Moi, je souhaite tenter pendant un an de faire changer les mentalités. Je me donne un an pour intégrer l'élite. Si je n’y arrive pas, cela n’affectera que moi.
Elle hoche la tête, comme si elle finissait de se convaincre elle-même, puis elle part vers le bar, laissant Jiya, la bouche grande ouverte, et Liem totalement abasourdi.
– Tu savais qu'elle projetait ça ? »
Liem secoue la tête. Il a vu sa résolution et sa férocité pendant ce mois où il a décidé de tester sa motivation en lui faisant repartir de zéro avec un nouveau rôle. Mais jamais elle n'a fait part d'une telle résolution.
– Elle n'y arrivera pas seule », déclare Jiya d'un ton péremptoire. « Elle a besoin d'aide. »
– Je sais », répond Liem. « Et j'ai peut-être une idée pour lui permettre de réaliser ce projet un peu fou. Mais j'ai besoin d'un peu de temps pour réfléchir à la faisabilité. »
Jiya se tourne vers lui brutalement.
– Tu en as trop dit, ou pas assez. »
Il va falloir te contenter de cela pour le moment. Parce que, si je te donne mon plan maintenant, tu vas me le détruire en deux secondes.
– Désolé. Mais l'idée vient tout juste de germer, il faut un peu de temps pour que j'explore les conséquences. Je te recontacte dès que ça a fait son chemin, si ça te va. »
Jiya se lève, les yeux toujours braqués sur lui. Elle cherche à déceler le moindre indice concernant ses intentions. Il lui renvoie un regard neutre. Il ne peut rien lui dévoiler pour le moment, parce qu'il ne sait pas s'il est vraiment prêt à faire ce qu'il a en tête. À retourner côtoyer un monde qu'il a choisi d'ignorer il y a cinq ans. Il doit s'interroger sur ses motivations, vérifier que ce sont les bonnes, et il sait que cela va être difficile.
– Bon », dit-elle, résignée. « Je vois que je n'obtiendrai rien de plus de toi ce soir. Sache que, si je peux faire quelque chose, tu n'as qu'à me contacter. »
Puis elle avise Marie, qui revient et reprend d'une voix plus chaleureuse :
– J'ai encore du travail ce soir. On se reverra, Marie. Continue à t'entraîner. Je suis d'accord avec Liem : si quelqu'un peut le faire, c'est toi. »
Elle s'en va, laissant Marie avec un regard interloqué. Lui ne dit rien, perdu dans les pensées de son plan un peu fou.
– Tu comptes m'adresser la parole ce soir, ou j'ai fait quelque chose de mal ? », lance-t-elle abruptement.
Il s'ébroue mentalement et la dévisage avec curiosité. Elle parait fatiguée, vulnérable. Et un tant soit peu énervée contre lui.
– Désolé, je ne voulais pas être impoli. Vous aviez l'air de bien vous entendre. Et puis, comme tu as sûrement pu le remarquer, elle n'est pas du genre timide. »
Marie sourit faiblement et baisse le regard vers la table.
– Tu crois que c'est de la folie ? », demande-t-elle d'une voix faible.
– Pour être honnête, oui », répond Liem. Et avant qu'elle n'ait le temps de protester, il ajoute. « Ton projet est fou. Je continue à croire que tu ne sais pas contre quoi tu t'engages, que tu sous-estimes le poids psychologique. Seulement voilà : les seuls qui n'ont jamais échoué sont ceux qui n'ont jamais rien tenté. »
Marie lève les yeux vers Liem à nouveau, reconnaissante. Elle semble déstabilisée un instant, mais se ressaisit rapidement.
– Jiya l'a dit, je n'y arriverai jamais seule. Je… J'ai besoin que tu m'aides, Liem. Que tu me donnes des recommandations pour l'intégration dans la communauté. C'est ça qui me fait le plus peur. »
Le jeune homme la regarde avec intensité. Elle parait terriblement fragile à ce moment. Des siècles de culture lui donnent envie de la rassurer, de faire tout ce qui est en son pouvoir pour la protéger. Le côté protecteur chevaleresque de la littérature. Mais ce n'est pas de ça qu’elle a besoin. Il va falloir qu'elle combatte ses démons.
– J'ai peur pour toi, moi aussi », s'entend-il répondre. « Et j'accepte de t'aider. Laisse-moi juste un peu de temps pour voir comment je peux le faire. Même si, dans le fond, c'est peut-être toi qui m'aides. »
Et, sous le regard intrigué de Marie, il plonge à nouveau dans ses réflexions.
Merci pour ton retour, et à bientôt pour la suite,
LX