« Rentre chez toi, Gamine, je n'ai plus rien à raconter. »
Mais la Gamine ne bouge pas et attend que la conteuse du port daigne lever les yeux de son filet. Comme de nombreux habitants avides de récits d’aventures, elle a foulé les pavés du Havre juste pour l’entendre.
Depuis plusieurs jours, cette femme fait le récit des légendes de la piraterie près d’un petit sloop qui mouille loin des commerces et des entrepôts. Vu l’état du rafiot, cela fait bien longtemps qu’il n’a pas connu le grand large. Marchands, marins et mendiants s’y rassemblent pour écouter le son de sa voix cassée, munie d’un fort accent anglais. Barbe-Noire, Benjamin Hornigold, Charles Vane, Stede Bonnet… Elle relate tout sincèrement, faisant fi des rumeurs qui circulent à leurs sujets. Toujours, elle garde les yeux baissés sur un filet à réparer, tissant les mots au rythme des nœuds qu’elle noue et dénoue.
La Gamine, quant à elle, se rend au port tous les jours. Enivrée par l'odeur du poisson et des épices, elle se laisse bercer par le rythme languissant des vagues. L’agitation qui règne sur les quais ne cesse jamais de stimuler son imagination. Bien souvent, elle laisse son esprit s’envoler vers la mer ou s’engouffrer dans la cale d’un navire marchand. L'Expédition, L'Aurore-Boréale ou La Fugueuse, peu importe. Tout ce qu'elle veut, c'est savoir ce qui se trouve de l'autre côté de l'horizon.
Maintenant que la foule se disperse, elle ne peut se résoudre à s’en aller, même si la conteuse le lui ordonne.
« Je viens vous écouter tous les jours, vous savez. déclare-t-elle. J’ai eu si peur lorsque vous avez raconté les abordages du Queen Anne’s Revenge ! Et cette histoire, où Charles Vane et ses hommes ont repêché le trésor englouti sous les eaux du golfe de Floride... Depuis, je ne rêve que de pierres précieuses ! Jusqu’à maintenant, je n’avais entendu que des foutaises sur les pirates. Mais vous, ce n’est pas ce que vous faites. C’est parce que contrairement aux autres, vous les avez connus… Je me trompe ? »
La conteuse lève la tête de son ouvrage. Elle doit avoir une quarantaine d'années, tout au plus. Quand son visage se laisse entrevoir sous son grand chapeau à plume, il révèle une peau satinée, polie par le soleil et le vent, comme chez toutes les personnes passant leur temps dehors sans se protéger des intempéries. Mais d'importantes cicatrices épousent les contours de sa mâchoire et de ses arcades. En les découvrant, la Gamine regrette tout de suite sa témérité. Même la peau des vieux loups de mer n'est pas aussi mutilée. Ces sillons dans sa chair rappellent ces histoires que l'on écrit avec du sang. La Gamine frémit davantage quand ses yeux croisent ses prunelles bleues empreintes de férocité. Elles sont capables d'embarquer qui bon leur semble dans les profondeurs des océans.
« Comment tu t’appelles ? demande la balafrée.
— C’est important ? »
La jeune fille sautille sur place en regardant ses pieds, embarrassée. Sa mère lui a toujours dit de ne pas donner son nom aux inconnus.
« D’accord… Moi, c’est Saoirse. Saoirse Abyss Fowles.
— “Abyss” ?
— Les pirates ont souvent des surnoms.
— Donc vous êtes une pirate ?
— Je l’étais. »
De plus en plus intriguée, l'adolescente oublie sa peur et se rapproche de la conteuse. Elle déplace une caisse pour s’asseoir près d’elle. Saoirse Fowles la regarde faire sans broncher. Elle comprend qu’elle ne se débarrassera pas de cette morveuse si facilement. C’est drôle, cela lui rappelle qui elle était, il y a bien longtemps.
La question que formule la Gamine ne l’étonne donc pas :
« Pourquoi les histoires ne parlent-elles jamais de vous ?
— Pff ! Tu penses bien que mon histoire n’intéresse personne.
— Mais enfin, vous avez connu la liberté plus que n'importe qui ! »
La balafrée ricane. Son rire rauque martèle les pavés du quai jusqu'à faire défaillir la petite impertinente.
« La liberté, hein ? Alors comme ça, tu fais partie de ceux qui prennent les pirates pour des affranchis ? Tu ne sais rien, rien de rien ! »
Ces paroles auraient fait trembler n'importe qui, mais la jeune fille est courageuse. Elle ravale ses craintes.
« S’il vous plaît, racontez-moi. »
La conteuse ricane encore. Elle considère cette petite fouineuse, promenant son regard sur son jupon usé, son corset mal serré et sur ses mèches de cheveux rebelles.
« Tu es trop jeune pour entendre celle-là, Gamine.
— Oh ! Vous savez, les marins m’ont sûrement déjà raconté des choses bien plus grossières !
— Ça, je veux bien te croire ! s’esclaffe Saoirse. Mais tu n’as rien d’autre à faire ? Où sont tes parents ? »
La Gamine regarde ses pieds un court instant, gênée.
« Mon père n'est plus là et mon frère est dans la marine. Ma mère travaille pour la famille. Jour et nuit, elle coud et elle rapièce. Elle voudrait que j’apprenne son métier, mais moi, je ne rêve que de la mer. Le port, c’est chez moi. »
La conteuse soupire. Elle considère le filet qu’elle tient toujours entre ses mains, pesant le pour et le contre de l’affaire, et finit par céder :
« Alors comme ça, tu veux entendre mon histoire ? Hum... Après tout, pourquoi pas. Mais je te préviens, ça n’a rien à voir avec tout ce qu’on t’a raconté sur les pirates jusqu’à présent. Aussi, je ne suis ni ta mère ni ta nourrice, alors ne t’attends pas à ce que j’adapte mon histoire juste parce que tu es encore une morveuse ! L’expérience d’une vie, ça se transmet tel qu’elle est, et pas autrement, on est d’accord ? Très bien, alors commençons. »
Saoirse dénoue alors les nœuds du filet qu’elle vient tout juste de réparer.
Quand elle commence son histoire, l'ancienne pirate ne peut s'empêcher de regarder la mer. Dans son esprit, les souvenirs s’éveillent et le passé refait surface sur le présent, telle une vague qui déferle sur un jeune navire pour découvrir, à la place, une épave, enfouie depuis longtemps, dans les profondeurs.
Ce prologue permet de poser le décor du port et d'introduire efficacement le personnage de Saoirse, que l'on devine au coeur du récit. Je me demande à quelle point la petite auditrice va avoir ou non une place à jouer dans ton histoire. Seulement prétexte pour que Saoirse déroule ou pas ? Je verrai bien^^
Le paragraphe de chute est vraiment très joli, ta plume toujours aussi agréable (=
Mes remarques :
"fait le récit des légendes de la piraterie près d’un petit sloop qui mouille loin des commerces et des entrepôts. Vu l’état du rafiot, cela fait" répétition fait
"Alors comme ça, tu veux entendre mon histoire ? Hum... Après tout, pourquoi pas. Mais je te préviens," je me demande si tu ne peux pas raccourcir ce passage, dont l'idée passe déjà dans la narration, voir même commencer avec quelque chose comme -> Je te préviens, mon histoire n'a rien à voir...
Un plaisir,
A bientôt !
Le temps d'entretien entre Saoirse et la Gamine, qui revient plusieurs fois dans le roman, n'est pour l'instant qu'un prétexte. Mais justement, ces derniers jours, j'ai trouvé comment faire en sorte que cela soit moins artificiel et que les wagon se raccroche à l'histoire même de Saoirse (héhé), affaire à suivre, donc!
Je suis en train de retravailler le texte en ce moment (surtout des coupures, parce qu'ils y avait beaucoup d'adverbes inutiles et de surexplications, mais aussi les chapitres d'entretien que je compte mieux raccrocher). Quand tout ce travail sera terminé, je referais peut-être un appel de bêta-lecture sur le forum. :)
"Quand tout ce travail sera terminé, je referais peut-être un appel de bêta-lecture sur le forum." Oui ça peut être chouette ! (n'hésite pas aussi à le faire sur le discord, il y a plus d'activités là bas ces derniers mois).
Je sais bien mais j'ai beaucoup de mal avec Discord ^^'
Mais comme la première fois, le personnage de Saoirse (dont je n'arriverais probablement jamais à prononcer le nom correctement dans ma tête) est intriguant !
Je te le redis, j'aime le ton de ce début. Personnellement, le côté dialogue et "histoire à l'intérieur de l'histoire" ça me plaît.
Mais il ne faudrait pas en effet que le dialogue fasse artificiel, qu'en fin de compte la Gamine ne soit qu'un prétexte et n'ait pas davantage de place dans l'échange. Peut-être que ce point a pu gêner les ME, je sais pas...
Sinon, le style est bon, l'immersion très quali et le personnage de Saoirse tout de suite très intéressante. On a hyper envie de rentrer dans son histoire en même temps que sa jeune auditrice. <3 Je ne vais pas te refaire tous les compliments que je t'avais adressés à l'époque sur l'ambiance et la "glauquitude" qui me plaît bien.
Je trouve ce prologue prometteur.
On est sur une formule assez classique (narrateur/auditeur), cependant ta plume et l'univers de pirates appellent à l'aventure et m'embarquent complètement.
Pour le moment, l'aspect historique me semble accessible (quel que soit le public - jeunesse ou adulte) et ne me semble pas du tout un frein.
L'ambiance du Havre qui s'égraine est très bien retranscrite.
Et le dernier paragraphe est très beau. Une grande et belle immersion.
Comme Stefan, je tique un peu sur les dialogues de la Gamine qui sonnent presque adolescente parfois, et qui manquent peut-être (c'est subjectif bien sûr) d'une pointe de candeur. J'ai quelques romans jeunesse historiques en tête, et souvent les voix des personnages ont une couleur marquée qui permet d'alléger les mots d'époque ou le contexte.
C'est vraiment un tout petit détail. Ça n'a pas entaché ma lecture - loin de là.
Merci pour ce partage.
Et ça part dans ma PAL.
À bientôt.
Je sais que la Gamine parle un peu trop bien ^^'. Je n'ai pas vraiment réussi à changer cela. Pourrais-tu m'indiquer, si tu en as le temps, à quel roman jeunesse tu penses ?
Un petit bémol cependant : les tirades de la gamine ne sonnent pas toujours juste. "Mais enfin, vous avez connu la liberté plus que n'importe qui !" est une réflexion d'adulte. De même que le "C'est important ?" Une gamine dirait plutôt "Je ne sais pas si j'ai le droit de le dire." ou juste son prénom.
Sinon, on envie de lire la suite !
L'une ne rêve plus et l'autre n'a qu'une envie c'est rêver. L'une raconte les histoires qu'elle a vécu, ou pas, et l'autre se nourrit de ces histoires pour créer son propre imaginaire. Pour l'instant, les deux protagonistes ont quelque chose à s'apporter l'une l'autre. C'est souvent ce qui se passe entre un conteur et ses auditeur. Mais là, on sent que le destin des deux personnages est fortement lié à ce qui va être raconté. Hissons les voiles ! Merci pour cette lecture.
Pour aller vraiment au bout, j'irais un peu plus droit au but dans les dialogues, pour qu'ils sonnent plus "vrais" encore.
J'espère que vous trouverez un moyen de le publier, comme vous le souhaitez.
Et bien quel bon premier chapitre ! On ressent cette envie d'aventure, de liberté, ça nous donne envie d'embarquer avec les personnages !
J'aime aussi beaucoup le caractère acariâtre et franc du collier que tu as donné à Saoirse, on parvient à la visualiser directement le genre de personnage qu'elle est, avec cette gouaille !
Oui, je l'ai imaginé comme ça dès le début, mais ça n'a pas été évident de garder cela tout le long du roman.
J'ai bien aimé cette introduction à ton histoire :) J'aime les histoires de pirates. Mon premier roman, une saga (que je n'ai jamais mise sur PA) est un croisement pirates / steampunk, c'est vraiment un univers qui me fascine !
Tu as une approche plus historique qui rappelle les classiques et j'aime bien ce côté. Alors j'attendrais d'en avoir lu un peu plus avant d'être trop précise, mais en tout cas le début me plaît.