Comme toi, je vagabondais tous les jours sur le port, mais pas pour les mêmes raisons. J’avais douze ans quand l’orphelinat m’a mise à la porte. Ma bouche, soi-disant corrompue, répétait que Dieu, en m'arrachant à mes parents, n'avait pas mérité mes prières. Bien entendu, les autres marmots avaient fini par me suivre dans mon raisonnement et, devenue une source de chaos au sein de l'établissement, les nonnes avaient jugé préférable de me jeter dehors. Bref, me voilà irrécupérable, et comme tous les gamins qui le sont, je suis devenue une enfant des rues.
Pour voler, on avait chacun notre quartier de prédilection. En seulement quelques semaines, j’étais parvenue à m’imposer sur les docks de Portsmouth, lieu convoité par tous les voleurs. À l’époque, ces quais étaient les plus actifs du monde. Les navires marchands entraient et quittaient les lieux pour ramener des colonies de quoi engraisser la capitale anglaise. Autant dire un véritable paradis pour ceux qui crevaient de faim ! Le port grouillait de mendiants et de criminels, prêts à tout pour se procurer le meilleur butin.
Et moi, dans tout ça, je chapardais au plus profond de ses entrailles, là où mouillaient les navires de la Compagnie des Indes occidentales. C’était la partie la plus prisée des docks et il me fallait faire preuve d’une incroyable férocité pour m’y imposer. J’y marchais pieds nus, vêtue de guenilles, les cheveux ébouriffés. J’étais tellement petite et rachitique que je me faufilais parmi les étals de poissons, de fromages et d’épices comme un petit rat prêt à s’emparer des miettes. Lorsque l’on commettait un larcin, il fallait être constamment sur ses gardes, car si on se faisait choper, c’était le cachot ou la main coupée. Mais contrairement à d’autres, quand je me laissais surprendre par un marchand, il me suffisait de lui lancer mon plus doux regard pour qu’il lâche l’affaire. Mon petit corps fragile et mon visage de fillette, je l’admets, jouaient peut-être aussi un rôle là-dedans… Quand je voulais, je pouvais incarner à la perfection la douce enfant vulnérable et affamée qui ne méritait pas ce qui lui arrivait. Mais sous mes traits innocents, mes plus sombres instincts brûlaient, prêts à mordre quiconque tenterait de me dérober mes prises. Cela ne faisait que quelques semaines, mais j’avais déjà crevé un œil d’un marmot qui me cherchait des noises. Cela ne faisait que quelques semaines, mais, de la bande des enfants des rues, me voilà à présent la plus vicieuse de tous !
Si les marchands restaient faciles à manipuler, il fallait cependant se méfier des tuniques rouges, et plus particulièrement de Sawney Bean.
Sawney Bean, c’était le chef de la patrouille du port, un grand gaillard aux cheveux noirs, avec un bouc en pointe et un air de démon. Une grande balafre lui déformait le côté gauche de son visage et on disait que, lors d’une bataille, il avait perdu son oreille droite, le rendant à moitié sourd. Mais ne te laisse pas berner par cette faiblesse, Gamine ! Ça faisait belle lurette qu’il avait appris à faire avec. Ses sens restaient toujours en alerte et, quand il repérait un voleur en pleine besogne, il plongeait sur lui tel un rapace aux serres acérées. Une fois, il avait chopé le grand Billy la main dans le sac. Il l’avait embarqué en l’empoignant par la peau du cou pour une destination que nous, les marmots des pavés, ne souhaitions pas connaître. Quand le gamin est revenu trois jours plus tard, on lui avait coupé la main droite.
Billy et moi, on ne se connaissait pas depuis longtemps, mais j'étais triste pour lui. Avec une main en moins, il avait peu de chance de retourner dans le droit chemin. Pas de paire de mains, pas de métier, et à jamais la mendicité. Alors je lui ai proposé de chaparder avec moi pour l'aider. Ce n'était pas dans mes habitudes, mais j'avais pitié.
Peu à peu, nous nous sommes apprivoisés : on aimait tous les deux les histoires et on finissait toujours la journée par nous en raconter. Le dimanche, après la messe, nous allions écouter les marins qui relataient leurs aventures sur le marché des docks. Cela nous inspirait beaucoup. Souvent, on s'amusait à jouer les personnages de ces récits, incarnant à tour de rôle le capitaine, le marin et le pirate.
Un jour, on a commencé à imaginer nos propres histoires. C'est là que Sawney Bean est devenu pour nous l’incarnation de Barbe-Bleue, du Croquemitaine et de l’Ogre du Petit Poucet.
Oui, il était devenu le monstre de nos fables.
Mais tu sais, Gamine, même s'il me faisait peur, la faim finissait toujours par prendre le dessus. Alors je continuais de voler, je continuais de survivre.
Mais une fois, rien qu’une fois, j’ai échoué.
Oui, je m'en souviens très bien : un épais brouillard recouvrait la ville ce jour-là. Il persistait depuis des jours, comme si le ciel voulait nous cacher au monde entier.
Avec Billy, nous nous sommes approchés d'un étal de fruits et légumes et on a chacun volé une pomme. Mais quand je me suis retournée, j’ai percuté une tunique rouge de plein fouet. Surpris, le soldat a constaté notre méfait. Nous nous sommes fait avoir comme des débutants ! Pourquoi n’avais-je pas mieux analysé la situation ? Pourquoi n’avais-je pas réfléchi à un moyen de fuir plus satisfaisant ? La précipitation, la faim, l’hésitation… je ne saurais dire. Je dois avouer que, parfois, sur certains détails, ma mémoire me fait défaut, les souvenirs s’embrouillent et je n’arrive plus à restituer les événements correctement… En tout cas, il a saisi nos guenilles pour nous mener à son supérieur et, comme tu dois t’en douter, ce supérieur, c’était cet ogre de Sawney Bean.
Le monstre nous a toisés, un sourire mauvais aux lèvres. Il a commencé par observer mes pieds nus, écorchés par les pavés, puis ses yeux sont remontés sur mes genoux sales, sur le vieux tissu déchiré qui me servait de vêtement, jusqu’à scruter mes prunelles, brillantes comme deux saphirs couverts de boue. Devant lui, je tremblais de tout mon corps. Mais ça ne m’a pas empêché de lui rendre son mépris. Dans la rue, ne jamais montrer sa peur ! Mais je dois admettre que c’était difficile : de près, il paraissait plus effrayant que sa réputation.
Le soldat m’a brusquement empoigné les cheveux.
« Merci, lieutenant, je vais m’occuper de corriger ces morveux comme il se doit ! »
Sa voix rauque m’a fait grincer des dents, mais cela n’était rien comparé à ce qui nous attendait. J'ai senti mon insolent courage prendre ses jambes à son cou pour ne laisser place qu’à la peur. Jusque-là, j’avais toujours cru que j’étais une dure à cuire, mais maintenant que je me trouvais véritablement en danger pour la première fois, j’ai compris que tout ça n’était qu’un jeu, que de grands airs que je me donnais.
L’Ogre à l’oreille coupée et au visage balafré nous a tiré jusqu’au bagne de la ville, cette grande forteresse où l’on emmenait bon nombre de voleurs et de mendiants. Une fois entrés là-dedans, rares étaient ceux qui en ressortaient. Des rumeurs terribles circulaient sur cet endroit. Ceux qui vivaient à proximité ne cessaient d’évoquer les hurlements et les sanglots qui s’échappaient de ses vieux murs.
Quand le grand Billy a reconnu la forteresse qui lui avait valu son amputation, il s'est débattu comme un petit diable pour se libérer, paniqué. Parvenant à s'arracher à la main qui le retenait, il s'est élancé pour s'enfuir. Mais l'Ogre, d'un seul mouvement, l'a rattrapé en saisissant son veston troué.
« Où comptes-tu aller, comme ça ? Tu crois que je ne t'ai pas reconnu ? Ne t'attends pas à t'en sortir aussi facilement. Cette fois, ce sera bien plus qu'une main coupée ! »
Nous avons franchi le grand pont-levis et descendu dans les sous-sols. C’était la première fois que je mettais les pieds au bagne et, tu t’en doutes, ce n’était certainement pas la dernière.
Nous avons marché longtemps dans les galeries souterraines, emplies d’un lourd parfum de torture et d’humidité. Mon cœur s’est affolé. Allais-je revoir un jour la lumière, ou allait-on me garder ici pour toujours ?
On nous a emmenés au bout du couloir à l’intérieur d’une petite pièce. Quand j’ai franchi son seuil, la panique m’a totalement envahi : à l’intérieur, des instruments de torture en tout genre reposaient sur une longue table de bois. Billy a pâli comme s'il venait de voir la Mort.
Constatant notre effroi, le chef de la patrouille du port s’est esclaffé. Son rire, anormalement aigu, anormalement sincère, m’a glacé le sang. Le monstre de nos contes dans toute sa splendeur ! Il a violemment poussé Billy dans un coin avant de se tourner vers moi :
« Ne fais pas cette tête ! m’a-t-il dit une fois son sérieux retrouvé. On va juste ranger tes affaires ici. Tu croyais quoi ? Que j’allais te couper en morceaux ? Ton futur mari te bousillera déjà bien assez sans que j’intervienne. Je préfère lui laisser ce plaisir ! »
Il s’est approché pour déboucler ma ceinture et ma petite sacoche. Elle contenait absolument tout ce que je possédais, autant dire pas grand-chose.
« Tu vas passer la nuit au cachot, a poursuivi l’Ogre, dans une cellule voisine à celles d’un voleur et d’un assassin. Tu verras ! Après cette nuit, tu ne voudras plus jamais faire les poches de quelqu’un d’autre. »
J’ai dégluti. Enfant, l'obscurité me terrifiait, surtout dans les rues de Portsmouth où l’on assistait à de nombreux règlements de compte qui aboutissaient généralement à la découverte de cadavres au petit matin. C’était aussi l’heure où les hommes sortaient complètement saouls des tavernes du port : des individus dangereux pour des enfants comme moi. Alors l’idée de passer une nuit entière dans un cachot, entourée de violeurs et de criminels, me semblait le pire châtiment possible pour un simple vol de pomme.
J'ai cherché le regard de Billy par-dessus l'épaule du soldat, en vain. Il était pétrifié de peur. « Qu’est-ce que c’est ? »
Sawney Bean venait d’ouvrir ma sacoche et s’était emparé de mon seul bien : une petite fronde que j’avais fabriquée moi-même, avec quelques cailloux en guise de munitions.
« Pour me défendre, » me suis-je justifiée d’une toute petite voix.
L’Ogre a ricané, déformant davantage ses profondes cicatrices.
« Te défendre contre qui, hein ? À part assommer le cochon du boucher, tu ne te protégeras contre personne avec ça, et sûrement pas contre moi ! Allez ! Je t’emmène dans ta nouvelle chambre. »
Le grand Billy a fait un pas pour nous suivre, croyant naïvement que sa sentence serait la même que la mienne. Mais le soldat l'a arrêté en le poussant violemment contre le mur.
« Reste ici, sale voleur ! Toi et moi, on a des comptes à régler. »
Non, hors de question qu'on nous sépare ! Je me suis jetée sur mon ami pour l'aider à se relever, mais le soldat m'a tiré avec force loin de lui. M'empoignant de nouveau par les cheveux, il m’a entraînée en dehors de la pièce. À l'aide d'une grosse clé, il a ensuite enfermé Billy à double tour, ignorant ses cris de détresse. Je me suis agrippée à la porte, déterminée.
« Accroche-toi, Billy ! Promis, je reviens te chercher. »
Voilà tout ce que j'ai pu lui dire avant d'être emportée.
Ravi’e que les HOs m’amènent de nouveau par chez toi, pour une histoire de pirate cette fois on dirait bien… ?
Quelques remarques au fil de ma lecture :
Chapitre 1
"il révèle une peau satinée, polie par le soleil et le vent, comme chez toutes les personnes passant leur temps dehors sans se protéger des intempéries" Euh, ça a plus tendance à rider / tanner la peau, les intempéries... Ni "satiné" ni "poli" ne me semblent être le terme adapté du coup :/
“mais la jeune fille est courageuse” Jeune fille ? Elle a quel âge, en fait, la “Gamine” ?
"L’expérience d’une vie, ça se transmet tel(le) qu’elle est"
Chapitre 2
"et, devenue une source de chaos au sein de l'établissement, les nonnes avaient jugé préférable de me jeter dehors" Rupture syntaxique : "devenue" se rapporte à Saoirse, et la proposition principale a pour sujet "les nonnes"...
“« Merci, lieutenant” Euh, lieutenant il me semble que c’est un grade vraiment haut dans l’armée ??
"la panique m’a totalement envahi(e)"
"mais le soldat m'a tiré(e) avec force loin de lui"
Hmm, j’ai vu dans ton intro que tu avais essuyé des déconvenues avec cette histoire. Déjà, tu me dis que tu l’as marketée en jeunesse, et, euh… Bon, ce n’est pas vraiment un genre que je lis, mais il me semble tout de même que c’est très violent pour du jeunesse. C’est moins ce que tu montres et ce que tu ne montres pas, que la manière dont tu le fais. La scène dans la prison, avec la menace non seulement d’une amputation (présentée de façon plus tangible que dans d’autres histoires jeunesse qui me viennent en tête -- notamment parce que c’est déjà arrivé à un de tes personnages), mais de torture, de “pire qu’une main coupée”, et de ce qui me semble bien être une implication d’assaut sexuel ?? Même pour un public plus ado, ça me choque un peu, donc j’imagine que ça n’a pas aidé dans tes envois ME :/
Au-delà de ça, je trouve que ce début se lit très bien ! J’apprécie l’introduction avec Saoirse déjà en tant que vieille femme, c’est une bonne technique d’avoir ce point de vue extérieur, “naïf”, de la Gamine (j’aime bien la majuscule ^^), et de cette rencontre découle tout naturellement son monologue à venir. La première personne du chapitre 2 est parfaitement maîtrisée je trouve – l’oralité de la narration est très cool, sans pour autant nuire à la qualité littéraire ! J’ai trouvé ça un bon équilibre entre les deux (jolies phrases / crédibilité du texte en tant que récit).
Bon du coup le marathon des HOs m’a un peu arrêté’e sur ma faim, avec cette fin de chapitre qui pousse à tourner la page… (snif j’espère qu’il s’en sort quand même aussi son pote)
Je ne sais pas pourquoi, j'avais un souvenir plus violent du début de cet histoire (même si ce chapitre est quand même loin d'être rose xD) En tout cas, il est très immersif ! L'oralité de la narratrice donne au texte les allures d'une histoire que l'on pourrait entendre conter au coin du feu, c'est assez agréable. Je t'ai relevé quelques passages que je pense allégeables (ce mot n'existe pas mais t'as compris xD)
Saoirse est une très bonne protagoniste. Son point de vue interne permet d'avoir accès à sa sensibilité et ses émotions sous les airs de caïd / voleuse qu'elle se donne pour survivre dans la rue. Sa pitié pour Billy notamment révèle son bon fond.
Mes remarques :
"mais, de la bande des enfants des rues, me voilà à présent la plus vicieuse de tous !" ce passage fait bizarre dans un paragraphe au passé je trouve (même si ça peut s'expliquer par l'oralité de la narration)
"Oui, il était devenu le monstre de nos fables." je trouve que la phrase est encore plus percutante sans le oui
"je vais m’occuper de corriger ces morveux comme il se doit ! »" couper le "m'occuper de" pour alléger ?
"Ton futur mari te bousillera déjà bien assez sans que j’intervienne. Je préfère lui laisser ce plaisir ! »" ouch ! bien violent ce passage...
"de nombreux règlements de compte qui aboutissaient généralement à la découverte de cadavres au petit matin." -> à de sanglants règlement de compte ? pour alléger
Un plaisir,
A bientôt !
C'est marrant, le hasard des catégories des Histoires d'Or fait que j'ai lu deux de tes histoires à la suite.
Dans l'une et l'autre, j'ai trouvé ta plume très agréable, dynamique et variée. J'avais déjà lu le début de Saoirse, sans doute dans sa première version parce que ce n'est pas récent, et pourtant je me souvenais très bien de cette gamine qui volait par nécessité et se retrouver en cellule. Ceci dit, je me demande si le chapitre n'allait pas plus loin parce que je crois me souvenir que j'ai aussi lu la rencontre avec son voisin de cellule qui se trouvait être un pirate. C'est bien ça ?
Quoi qu'il en soit, j'ai encore une fois savourer cette ambiance de port de pêche, de marché et de red coats. Tes descriptions sont évocatrices et je me suis facilement projetée.
A bientôt !
J'aime beaucoup ce chapitre !
Je n'ai rien à redire sur ce passage <3
Le récit demeure efficace avec ce premier chapitre.
C'est une belle mise en bouche et la tension est maintenue constante - ce qui est une très bonne chose pour ne pas me faire décrocher. Et une très bonne chose en littérature jeunesse (puisque c'est la cible).
Pour ajouter encore plus de vie, je rajouterais quelques touches odorantes à tes descriptions. J'ai très envie de sentir (au propre et au figuré) les ambiances que tu nous décris. Pour les vivre à 200%.
J'aime beaucoup les premières relations que tu crées. Elles sont simples (ami/ennemi) mais efficaces. Les enjeux sont clairs : l'instinct de survie.
Et tout ça m'embarque.
Je tique un peu plus sur l'intention stylistique. C'est bien écrit, je ne remets absolument pas en question les qualités de ta plume - très imagée et là-aussi très efficace - mais tu oscilles entre le récit passé et présent, un champs lexical parfois familier et parfois plus littéraire, et ça a tendance à me perdre un peu.
Par moments, je ne sais plus si tu veux nous raconter l'histoire comme Abyss la raconte à Gamine dans le présent, tel qu'Abyss l'avait vécu (avec descriptions physiques, dialogues fidèles, etc) dans le passé, ou un peu des deux.
En tout cas, rien qui n'entache mon envie de découvrir la suite de ses aventures très plaisantes.
Merci pour ce partage.
Merci pour ce retour, à très vite!
Quelques tournures à simplifier. Par exemple "Pourquoi n’avais-je pas mieux analysé la situation ? Pourquoi n’avais-je pas réfléchi à un moyen de fuir plus satisfaisant ?"
Et "mes plus sombres instincts brûlaient," est un peu fort pour une gamine, même avec le recul.