Arenht devait me chercher le lendemain matin à la cuisine du Complexe. J’en avais fait un rituel, traîner un peu dans cette pièce en arrivant, croisant la plupart des membres avant qu’ils aillent soit s’entraîner, soit travailler. Avec Doc nous papotions un peu de tout et de rien, petite parenthèse avant qu’il aille à l’hôpital.
Quand Arenht débarqua et vint s’asseoir à côté de son ami, je m’efforçai de rester naturelle.
— Il paraît que j’ai une nouvelle apprentie ? lança-t-il après nous avoir salués.
Doc me jeta un coup d’œil. Son petit sourire ne m’échappa pas.
—J’espère que ça ne te dérange pas, sinon je…, commençai-je un peu mal à l’aise.
— Pas du tout, m’assura-t-il. Justement je venais te chercher pour débuter ton entraînement. Tu as terminé ?
Son petit sourire en coin faillit avoir raison de mon frêle sang-froid. Et dire que j’allais me retrouver seule avec lui. Tu peux le faire, me répétai-je tout acquiesçant et en prenant congé de Doc.
Le stand de tir. Il commençait fort.
— C’est un peu ma spécialité, expliqua-t-il alors que nous remontions le couloir du sous-sol. Pour ce qui concerne les autres techniques de défense, Trenan s’occupera de ta formation, c’est un expert. Cette après-midi, il déterminera ton niveau.
J’entrai à sa suite, retrouvant la salle aux murs foncés, dont l’un exposait les armes tel un tableau d’une beauté mortelle. Juste en dessous, des bacs contenaient les munitions à blanc, puis les casques antibruit. Il me fit rapidement une présentation des lieux pour me rassurer sur la sécurité, de la composition des murs aux aérations pour les émanations délivrées par le tir. Justement, j’en sentais des résidus dans l’air, une odeur que je connaissais…
— As-tu déjà tiré sur quelqu’un ? s’enquit-il.
J’eus une absence, brutalement replongée dans cette salle désaffectée. Moi, face au Décoloré, les doigts crispés sur la crosse de l’arme, à en sentir les lignes gravées s’incruster sur ma peau. Le bruit sourd, l’impact dû au recul, la vision du sang jaillissant de la blessure…
— Aylyn ?
Une main passa plusieurs fois devant mon champ de vision. Mes yeux cillèrent avant de faire le point. Les murs du stand de tir se superposèrent à ceux de mon cauchemar. Des murs bleu sombre, à la couleur nette, propre, bien loin des traces de moisissures marbrant le vert délavé de ma salle de torture. J’esquissai un faible sourire, la sensation de malaise encore persistante dans ma poitrine. L’odeur de poudre, bien que minime, avait enclenché le souvenir, le rendant bien trop réel. Pour le coup, mon odorat surdéveloppé constituait un handicap, ravivant avec trop de précision le traumatisme.
Ce fut le contact de ses doigts chauds sur ma main glacée qui me sortit vraiment de mon absence. Le contact visuel ensuite alors qu’il se positionnait en face de moi, cherchant à accrocher mon regard.
— On peut revenir plus tard si tu veux, proposa Arenht.
Je secouai la tête, obstinée. Je n’allais pas encore laisser mes cauchemars me mettre des freins. J’avais l’intention de les affronter, non le contraire.
— Tu peux me parler aussi, proposa le jeune homme. Parfois raconter nos peurs permet de les exorciser.
À son expression je me doutais qu’il parlait en connaissance de cause. Je me mordillai la lèvre, hésitante. Son regard compréhensif posé sur moi ne me jugeait pas. Je me décidai à surmonter mon malaise. Si nous devions être partenaires, la confiance était primordiale. Je lui racontai donc les circonstances dans lesquelles j’avais utilisé une arme à feu pour la première fois de ma vie. À certains moments je voyais ses lèvres se crisper, ses poings se serrer. Quand j’eus fini, je pris une grande inspiration avant de la relâcher. Il avait raison. Sans complètement disparaître, le poids de cet incident ne pesait plus aussi douloureusement sur mon esprit.
— Je suis désolé, souffla-t-il, sa main passant vivement dans ses cheveux. Tu n’aurais pas dû vivre ça.
— Tu n’y es pour rien.
— Je n’aurais pas dû te laisser seule cette nuit-là.
Je fronçai les sourcils, ne comprenant pas pourquoi il s’en voulait à ce point. Il ne pouvait pas deviner ce qui allait se passer. Cela me faisait mal de le voir dans cet état.
— Cette nuit-là, tu ne savais pas que mes parents…
Je pris une inspiration, ayant toujours du mal à mettre les mots dessus.
— Qu’ils étaient morts. Tu me pensais en sécurité.
Je m’approchai de lui, frôlant son bras de ma main.
— Alors par quoi on commence ? changeai-je de sujet.
Il croisa mon regard, ses prunelles devinrent moins sombres. Ses traits s’adoucirent, même si je sentais toujours la culpabilité en lui.
Il choisit un petit calibre et me coiffa d’un casque avant de m’amener dans l’un des box. Une cible m’attendait, à l’autre bout du couloir de tir.
— Vas-y, montre-moi. Je corrigerai ta posture si besoin.
Les doigts hésitants, j’armai le pistolet, me positionnai face à la cible et visai. Le coup partit et le recul de l’arme me surprit même si je m’y attendais. Mon tir dévia de quelques centimètres, ratant largement la feuille de carton. Je grimaçai de dépit.
Arenht ne fit aucun commentaire. Il me fit me replacer, ses mains venant relever mes bras à une certaine hauteur, abaisser mes épaules, soulever mon menton. J’essayai de faire abstraction de l’effet que me faisaient ces effleurements. Une fois qu’il fut satisfait de ma position, il me fournit quelques indications.
— Premièrement la position. Tout est dans l’équilibre du corps. Ensuite, viser. Il faut faire correspondre la ligne de mire et la ligne de visée. Regarde.
Patiemment il m’expliqua les différents organes de l’arme utiles à la visée et les points de repère à prendre.
— Maintenant, le tir en lui-même, ou dans le jargon, le lâcher. Cette fois, c’est ta respiration qu’il faut travailler, la synchroniser avec le moment où tu tires. Une fois que tu finis d’expirer, tu peux appuyer sur la détente. Avec l’entraînement cela deviendra naturel.
S’il le disait. Il m’invita à essayer de nouveau. Je me concentrai et tirai.
— Le recul, si tu ne l’anticipes pas, te fera rater ton tir à chaque fois. Il faut que tu l’encaisses, que tu prépares tes muscles au choc.
J’acquiesçai docilement, pinçant les lèvres en veillant à mettre en application chacun de ses conseils. Les tirs suivants furent meilleurs. Je travaillai ma précision et à la fin de la séance, la feuille cartonnée portait les preuves de mon travail. La plupart des impacts se situaient sur la silhouette à forme humaine. Satisfait, Arenht me donna quelques autres conseils avant de me laisser rejoindre ma deuxième séance.
Avec une certaine réserve, j’entrai dans la salle tapissée de tatamis. L’atmosphère de cette pièce tranchait avec la précédente. Il y régnait une sérénité mêlée à une ambiance respectueuse proche de celle que l’on retrouvait dans les églises, non que j’en ai côtoyé beaucoup.
J’enlevai automatiquement mes baskets à l’entrée avant d’oser fouler la surface des tapis. Le silence fut à peine troublé par l’arrivée de l’homme censé m’enseigner les bases de son art. Je l’avais croisé brièvement lors des réunions, mais jamais nous n’avions échangé plus que des salutations. Je lui souris maladroitement, ignorant comment le saluer dans cette salle. Je bredouillai un bonjour. Il m’évalua du regard avant de me faire signe d’approcher.
— As-tu déjà pratiqué un art martial ?
Je secouai la tête, une moue d’excuse sur les lèvres.
— Ne te sens pas mal. Au moins je n’aurai pas à défaire de mauvaises habitudes. Je vais te proposer divers exercices pour cerner ton niveau. En fonction des résultats, je mettrais en place un programme adapté. Tu respectes les lieux, c’est un bon point, remarqua-t-il en pointant mes pieds uniquement vêtus de chaussettes. Bon. On va commencer par les exercices d’échauffement. La base. Il faut veiller à préparer le corps, les muscles, les articulations avant de les solliciter à l’effort.
J’opinai religieusement avant de suivre ses indications. L’appréhension me nouait l’estomac. Je retrouvais l’angoisse précédant chaque séance de sport au lycée, la sensation de ne pas être à la hauteur, d’être empotée.
— Je ne suis pas là pour te juger, intervint Trenan comme s’il percevait mon malaise. Mon rôle est de t’aider à prendre le contrôle de ton corps, d’apprendre à te défendre. Ici, personne ne se moquera de toi. On s’entraide les uns les autres. Pas de compétition. Je crois que tu as besoin de travailler ta confiance en toi. C’est essentiel pour ensuite se servir au mieux de ses capacités.
Chacun de ses mots portait, atteignait leur cible. Les larmes me montèrent aux yeux. Il avait décelé mes faiblesses, les peurs intérieures contre lesquelles je luttais. Il confirmait mon ressenti. Ici j’avais trouvé ce qui s’approchait le plus d’une famille. Par je ne sais quel miracle, je réussis à ne pas craquer. Ma tête se redressa, je lui souris pour lui indiquer que j’étais prête.
La séance fut loin d’être une torture. Trenan y alla progressivement, des exercices simples qui se succédèrent puis il testa mes limites pour voir où je me situais physiquement. Je me surpris moi-même, la transformation m’ayant doté d’aptitudes dont j’ignorais l’existence jusque-là. Cela m’aurait bien servi à l’époque des cours de sport, songeai-je. À la fin de l’entraînement, j’étais en sueur et légèrement essoufflée, mais j’appréciais la fatigue physique qui en résultait. Je me sentais plus sereine, l’esprit vidé de mes habituels doutes. Trenan me donna rendez-vous pour le surlendemain.
Doc me raccompagna à mon appartement, prétextant la fatigue que je devais ressentir. Je le soupçonnais de surtout avoir envie de discuter de ma première journée d’entraînement, ce qu’il ne manqua pas de faire dès que je fus installée à ses côtés. Je lui fis un rapide débriefing excluant certains moments avec Arenht. Une fois arrivés à Peterborough, je l’invitai à prendre un café. J’en profitai pour le questionner à mon tour. Il m’avait confié être intéressé par une personne à son travail et je comptais bien en apprendre plus.
— Alors cette infirmière ? m’enquis-je d’un air détaché. Tu lui as parlé ?
Je réprimai un petit sourire en surprenant son air embarrassé. Il tentait de se la jouer désabusé, mais je commençais à bien le connaître. Je lui tendis une tasse de café. Il soupira avant de s’attabler.
— Tu ne vas pas lâcher le morceau, hein ? J’aurais dû me taire l’autre soir.
— Elle t’a rembarré ? demandai-je doucement.
— Non. Il aurait fallu que je lui parle pour ça.
— Je ne te voyais pas si timide Doc. Finalement on n’est pas si différent l’un de l’autre. À part toi et Antonh, j’ai plutôt du mal à aller vers les gens. Alors loin de moi l’idée de te donner des conseils. Ça serait un peu l’hôpital qui se moque de la charité.
Je baissai les yeux vers ma propre tasse. Il ne répondit pas tout de suite. J’entendais le bruit hypnotique de la cuillère s’agitant dans le liquide et percutant de temps à autre la paroi.
— Ce n’est pas par manque de courage que je ne l’ai pas encore abordé, finit-il par déclarer. Je ne veux pas mêler quelqu’un à tout ce foutoir. Je ne suis pas certain d’arriver à séparer notre monde du leur.
Je n’avais pas songé à cet aspect des choses, une barrière que je n’avais pas de mon côté.
— Mais je mentirais si j’affirmais qu’une part de moi ne redoute pas un refus.
Ma main vint se placer sur la sienne.
— Elle serait bien bête de refuser, affirmai-je. Allez changeons de sujet…
— Et toi ? me coupa-t-il l’air malicieux.
Il n’était pas dupe de ma tentative de dérobade.
— Moi ? répétai-je l’air innocent. Et quand aurais-je l’occasion de trouver quelqu’un dis-moi ?
— Ce n’est pas comme si tu n’étais pas entouré de beaux spécimens ici même. Je dis ça je ne dis rien.
J’émis un rire qui sonna faux à mes propres oreilles. Croisant son regard, j’eus la confirmation de ce que je redoutais. Il savait ou en tout cas se doutait de quelque chose.
— Eh bien ne dis rien alors.
À ma surprise, il n’ajouta rien et c’est dans un silence songeur que nous terminâmes nos boissons.
Super ce chapitre, Arenth et Aylyn se rapprochent de plus en plus ! J'ai l'impression que Aylyn reprend petit à petit confiance en elle, j'aime beaucoup Doc, j'espère qu'il ne lui arrivera rien.
Je te fais quelques remarques au fil de l'eau :
○ "Arenht devait me chercher le lendemain matin" -> devait venir* me chercher ?
○ Petite note : et doc, et Arenht ont "un petit sourire" dans l'échange de début de chapitre. Ça vaut peut-être le coup d'en changer un ?
○ "Le contact visuel ensuite alors qu’il se positionnait en face de moi" -> je crois qu'il manque quelque chose dans ce début de phrase.
○ "de l’effet que me faisaient ces effleurements." -> provoquaient, peut-être ? Je trouve que "faisaient" est une verbe un peu faible dans cette circonstance :)
○ "Ici j’avais trouvé ce qui s’approchait le plus d’une famille." -> retrouver, peut-être ? Parce qu'elle avait quand même une famille il n'y a pas si longtemps...
À bientôt ! :)