18) This means war

— C’est vraiment fascinant, souffla Améthyste tandis que l’on marchait le long des rues, tenant mon smartphone entre ses mains. Elle a l’air humaine, mais d’un autre côté, on sent qu’il y a quelque chose qui cloche… et la couleur de ses tétons est bizarre, ajouta-t-elle.

— Améthyste ! réprimandais-je en entendant sa remarque pour le moins déplacée, avant de lui reprendre mon appareil. Tes remarques sont franchement d’un goût discutable… ajoutais-je en examinant la photo à mon tour. Mais maintenant que tu le dis… soufflais-je.

J’étais plutôt étonnée que ma camarade ait remarqué un détail aussi précis, surtout un détail impliquant la reconnaissance de couleurs, à travers ses épaisses lunettes de soleil. Je me fis alors la réflexion qu’elle devait vraiment les porter en toute occasion, au point que sa perception des couleurs se soit ajustée à ses verres teintés.

— Donc, on bosse pour cette extraterrestre ? demanda la Napolitaine en fourrant ses mains dans les poches de son sweat-shirt. Tu crois qu’elle accepterait d’me récompenser si j’t’aide ? ajouta-t-elle, songeuse.

— Je suis franchement impressionnée par la facilité avec laquelle tu prends les choses, soupirais-je, presque admirative de son flegme. Et pour répondre à ta question, je ne pense pas. Je ne suis même pas certaine d’avoir son autorisation pour te montrer cette photo…

— Tu devrais éviter d’la montrer alors, proposa Améthyste. Surtout si elle voulait passer inaperçue. Mais c’est quand même bizarre de sa part…

— Elle est redoutablement intelligente, précisais-je alors en rangeant mon téléphone dans mon sac à main. Elle m’a sûrement laissé cette photo pour que je puisse convaincre d’éventuels alliés de m’aider. Et elle sait que je n’ai pas intérêt à la montrer aux mauvaises personnes… concluai-je. Cependant, je préfère la garder secrète, de crainte qu’il y ait des Emprises capables de lire nos souvenirs.

— C’est assez précis comme crainte, remarqua Améthyste en haussant un sourcil.

— Si mon père est derrière ce projet, je suis certaine qu’il s’agit du genre de pouvoir qu’il cherche à faire germer chez ses alliés, répondis-je aussitôt. Donc, mieux vaut conserver nos informations à l’abri, car elles seront nos meilleures armes.

— Ouais, je vois, répondit Améthyste avec un haussement d’épaules, tandis que nous arrivâmes en vue du campus. Et puis ils ne s’attendront pas à la puissance de ton Cool Cat ! conclut-elle avec enthousiasme.

Je portais alors un index à mes lèvres pour lui intimer le silence, mais non sans sourire un petit peu moi-même. J’étais fière d’avoir reçu ce don, et j’adorais la sensation qu’il me prodiguait, mais il me fallait contenir les ardeurs de ma camarade.

 

— Évitons d’en parler à voix haute. Le nom de code « Cool Cat » est bien pratique, mais si quelqu’un nous surveille, il pourrait en saisir le sens au fil de nos conversations. Et à partir de maintenant, nous discuterons via Discord afin de sécuriser et effacer nos messages, lorsque nous parlerons de notre mission, expliquais-je avec sérieux. Nous continuerons de discuter normalement par SMS pour éviter les soupçons.

— Merde, t’as eu une formation d’agent secret ? demanda Améthyste avec étonnement, s’immobilisant au milieu du chemin qui menait aux dortoirs.

— Pire, répondis-je. J’ai été formée pour récupérer une entreprise familiale. La maîtrise de l’information, la gestion, les stratégies marketing, le cold reading et la manipulation en général, j’ai tout étudié, expliquais-je en me retournant vers ma collègue, ne sachant pas pourquoi elle s’était immobilisée.

— Oh, je vois, fit-elle simplement. En fait… ça doit pas être évident d’être une gosse de riche, hein ? ajouta-t-elle d’un ton désolé.

— Je ne sais pas… tout a toujours été… commençais-je, songeuse. Je ne dirais pas facile, non, mais sans enjeu. Mon avenir a toujours été certain, ma sécurité financière assurée… tout ce que j’ai fait dans ma vie, je l’ai fait par envie, par jeu, ou pour faire plaisir à mes parents. Je n’ai pas le mérite d’une fille d’ouvrier qui aurait dû faire de longues études, en cumulant un travail, pour parvenir à gagner sa vie et assurer une retraite paisible à ses parents… Je me sens comme un soldat qui s’entraîne joyeusement à faire la guerre, uniquement parce qu’il sait qu’il ne sera jamais envoyé au front… concluais-je.

Le vent se leva alors légèrement, balayant un petit nuage de poussière sur le chemin de terre battue que nous avions emprunté. Améthyste y était toujours. Moi, j’avais déjà les deux pieds sur une dalle de béton bien propre. La poussière tourbillonna alors un instant sous la pâle lueur du lampadaire au-dessus de nos têtes. Amélie semblait réfléchir, observant le sol à mes pieds.

— Je vois, répéta-t-elle encore une fois. Mais t’es pas une mauvaise personne, même si t’as pas d’mérite à être riche, t’as l’mérite d’être humble, j’imagine… après tout, t’as fini par vouloir être amie avec une paumée comme moi. En plus, j’ai entendu dire que t’avais résisté à Misandre, ça c’est balèze. Donc j’pense que, ouais, t’as quand même du mérite…

Je souriais alors légèrement, définitivement attendrie par la relative maladresse de ma collègue à me remonter le moral. Cependant, j’appréciais grandement ce qu’elle disait, car ça avait l’air sincère. Cependant, j’étais loin d’avoir oublié l’idée qui me trottait dans la tête depuis un long moment déjà. Je fronçais alors les sourcils d’un air plus sérieux avant de me lancer :

— Au fait, j’aimerais t’accompagner jusqu’à ta chambre, demandais-je.

— Hein ? M-ma chambre ? balbutia Améthyste, comme je m’y attendais un peu. Y a pas besoin j’te jure, on s’appelle hein ? balaya-t-elle en commençant à se diriger à l’opposé des dortoirs, levant la main comme pour me dire au revoir.

Je parcourais alors la distance qui nous séparait en quelques enjambées avant d’agripper son épaule de ma main droite, mon regard se faisant un peu plus sévère qu’il ne l’était.

— J’en étais sûre ! Tu n’as pas de chambre ! Je trouvais ça étrange aussi… En plus, tu ne manges pas à ta faim tous les jours ! Je veux des explications !

Sur ce, Améthyste sembla céder complètement dans un profond soupir, se tournant finalement vers moi en rajustant ses lunettes, tandis qu’elle reculait hors d’atteinte de mon bras. Son expression n’était pas aussi enjouée et insouciante que d’habitude.

— C’était donc ça, quand t’as dit qu’tu voulais m’poser « certaines questions » ? souffla-t-elle en faisant référence à ce que je lui avais dit au snack, tout à l’heure. Bon, OK, je vis dans ma camionnette, et j’bouffe pas tous les jours, parce que j’ai tout claqué pour payer les frais de scolarité… Je vis très bien comme ça, y a pas à en discuter.

Je mordais ma lèvre inférieure en entendant une telle nouvelle. Je me doutais de quelque chose du genre depuis un bon moment, mais je n’avais pas osé imaginer que ça serait aussi grave que ce que j’avais imaginé. Je m’en voulais presque de ne pas lui avoir fait cracher le morceau plus tôt. Le vent souffla alors de nouveau, l’air était froid et sec, le soir avançait, en même temps que l’heure du dîner… Je ne pouvais pas me résoudre à laisser ma nouvelle alliée dormir dans une camionnette que j’imaginais mal entretenue, et certainement pas aménagée en camping-car improvisé.

— Je refuse ! Tu viens avec moi !

— Heu, quoi ? balbutia Améthyste qui n’en revenait vraisemblablement pas de mon effronterie. Alors déjà c’est hors de question ! Et puis c’est quoi ce « je refuse » ? T’es pas ma mère ! se défendit-elle d’un ton que je jugeais maladroit.

— Tu es mon alliée ! Je ne peux pas te laisser dans une situation inacceptable ! Et si on finit par devenir de vraies amies, commençais-je, marquant une pause pour reprendre mon souffle. Alors ça serait d’autant plus ridicule ! concluais-je, presque dans un murmure.

Le vent souffla de nouveau, dans le relatif silence de la soirée, soulevant un nouveau nuage de poussière. Je voyais Améthyste visiblement tendue, les mains fourrées dans les larges poches de son sweat-shirt, sans doute le seul rempart qu’elle possédait contre le froid. Si elle n’avait pas répondu du tac au tac cette fois-ci, cela signifiait que je disposais d’une ouverture. Je décidais donc d’en profiter.

— Et à quoi ça rime de t’offrir des colorations pour tes cheveux, du maquillage pour tes cils et sourcils qui sont pourtant cachés derrière des lunettes que tu n’enlèves jamais, alors que tu as du mal à te payer à manger ? Ce qui fit se recroqueviller mon interlocutrice tandis qu’elle détournait le regard. Quel est le mystère derrière Amélie Verreccia ? Un nom de famille que j’ai déjà entendu quelque part, précisais-je, m’étant fait la réflexion le jour même de notre rencontre. Ce qui signifie...!

Je m’interrompis alors soudainement dans ma lancée en sentant un frisson parcourir ma colonne vertébrale. Et il ne s’agissait pas d’un frisson de froid. J’écarquillais les yeux, lentement, presque douloureusement, tandis que je réalisais le danger imminent.

Dans le relatif silence de ce début de soirée, j’entendais des pas derrière moi, des chaussures battant tranquillement le béton, mais d’un pas lourd, rythmé. Ce bruit, c’était celui d’une paire de Gucci Derbies pour homme.

C’est alors que, tandis que les pas se rapprochaient, je me figeais, mon champ de vision se rétrécissant, ma respiration étant désormais soumise aux bruits de pas derrière moi. Pourtant, je savais bien qu’aucune Emprise n’était à l’œuvre, non. Le rythme de ces pas, je le redoutais à cause d’un réflexe Pavlovien profondément ancré dans mon esprit, du plus profond de mon enfance. Je portais alors une main à ma poitrine devenue douloureuse.

— Ah, te voilà enfin ! Si tu as fini ton caprice, tu vas repartir avec moi ! déclara la voix de mon père dans ma langue natale.

Soudain, sans que je ne puisse y faire quoi que ce soit, les battements de mon cœur commencèrent à s’inscrire sur une partition rythmique dans mon esprit. Je les comptais scrupuleusement sans pouvoir m’en empêcher, tentant par ma seule volonté de les garder réguliers. Je me recroquevillais un peu plus, tirant sur les pans de ma veste en fermant les yeux.

— Ne me dis pas que tu fais encore une crise ! me réprimanda mon père dont je sentais le parfum juste derrière moi. Ça suffit, on va rentrer tout de suite ! conclut-il en posant une main ferme sur mon épaule.

Ce geste fut le déclencheur d’une profonde angoisse chez moi, ce qui transforma la simple partition rythmique qui défilait dans mon esprit en véritable portée à clef de sol. Il y défilait désormais, à un rythme fou, des centaines de notes conjointes formant une fugue. Grave, angoissante, entêtante, résonnant dans ma tête comme la main gauche d’un piano martelant furieusement ses touches.

Je sentais alors mon père me diriger vers la sortie du campus en me tenant par l’épaule. Réalisant cela, je tentais de faire appel à Cool Cat, mais c’était peine perdue, car je ne pouvais pas respirer comme je le souhaitais, je ne pouvais pas me relaxer suffisamment. Je n’arrivais pas à cristalliser et intérioriser mes angoisses, elles étaient trop fortes.

C’est alors que j’entendis une voix salvatrice :

— Hey ! Laisse la tranquille, gros moustachu ! lança Améthyste.

Un frisson parcourut ma colonne vertébrale en l’entendant, j’avais soudainement peur de la réaction de mon père. Cependant, Améthyste ne se démonta pas une seule seconde :

— Tu t’prends pour qui ? Tu débarques sans dire bonsoir et tu crois qu’tu peux embarquer ma pote ? Est-ce que tu parles français au moins, gras du bide ? fit-elle en s’avançant dans notre direction.

Pour ma part, je n’avais pas le courage de relever la tête, mais j’entendais le bruit de ses pas, qui vint s’ajouter à la partition endiablée qui tournait dans mon esprit, incontrôlable et angoissante.

Je me demandais comment mon père avait fait pour me retrouver. J’avais bel et bien utilisé son ordinateur personnel pour mes démarches, mais j’avais pensé à effacer tous les historiques. Et ma mère n’aurait jamais trahi ma confiance, elle était la seule à pouvoir tenir tête à mon père.

— Tiens, la bâtarde Verreccia, commenta mon père sans se démonter une seconde, dans un français impeccable. Je ne savais pas que Luigi l’avait envoyé ici, peut-être qu’il compte faire quelque chose d’utile de ce rebut, finalement.

La prise de sa main sur mon épaule était toujours aussi ferme, et je commençais à me faire du souci pour Amélie. Il connaissait sa famille, cela je m’en serais douté, mais il était un expert en rhétorique, en phraséologie et en manipulation en règle générale. Si j’avais pu la mettre en colère en insultant son statut de DJ, mon père parviendrait à la briser…

— Laisse mon daron tranquille le rosbeef ! contra-t-elle avec le manque d’élégance qui la caractérisait. Et il en a rien à foutre de c’que j’fous ici ! Me fais pas répéter maintenant, laisse ma pote tranquille ! fit-elle, menaçante.

Je n’arrivais pas à comprendre comment elle pouvait lui parler de cette façon, surtout pour prendre ma défense, alors que je n’avais rien demandé, alors que l’on était même pas techniquement amies. Je savais que la vision que j’avais de mon père était biaisée, parce qu’il m’avait appris à le craindre, mais je savais également de quoi il était capable.

— Tu vois Émilie, soupira mon père en m’obligeant à me tourner vers Améthyste. C’est ça que l’on devient, lorsque l’on n’a pas de famille. Une mal-née, bâtarde de surcroît et malade. Son seul mérite, ça aura été de survivre jusqu’ici, conclut-il avant de souffler de lassitude. Enfin bon, maintenant que tu as fini de jouer, partons, ce n’est pas un endroit pour les gens ayant un avenir…

Tout mon corps me hurlait de résister, mais mon esprit était trop occupé à gérer l’angoisse qui l’assaillait de toute part. Les gens que j’avais rencontrés ici, ils ne méritaient pas que l’on dise d’eux qu’ils n’avaient pas d’avenir, même comparé au mien. Il sous-entendait que ce campus n’était qu’un vaste terrain d’expérimentations et que seuls les cobayes sacrifiables méritaient de s’y trouver.

Je devais dire ou faire quelque chose, je devais au moins essayer de gagner du temps, mais mon cerveau ne voulait pas fonctionner. Je savais que quoi que je fasse, mon père l’aurait prévu, qu’il me déjouerait comme il l’avait toujours fait. Il n’y avait aucune composante de ma pensée qu’il ignorait. Une fois de plus, ce fut Améthyste qui vint à mon aide, hurlant presque :

— Espèce d’enculé ! Comment tu sais ça ? J’croyais qu’ta fille était une petite enfant gâtée un peu bourge, mais toi t’es bien la pire des merdes ! Regarde-moi quand je te parle, sale enflure ! s’égosilla-t-elle, pleine de colère, déstabilisée, vulnérable.

— Tu comprends maintenant pourquoi je ne veux pas que tu fréquentes la plèbe ? demanda mon père en me jetant un regard sévère.

— Je… articulais-je vaguement.

Je n’arrivais pas à finir cette phrase. J’étais impuissante face à une personne qui insultait mes camarades, parce que c’était mon père, impuissante à l’empêcher de briser mes projets, ma mission, ma volonté de changer. Chaque fois que j’essayais de réfléchir à comment lui donner tort, j’anticipais clairement sa réponse, et je n’avais aucune riposte. Alors je ne pouvais que rester muette. J’avais plus que jamais besoin d’aide.

— Lili ! m’appela soudainement Améthyste, tandis que je la sentais se saisir de ma main. Dis quelque chose bordel ! Envoie chier ton daron ! m’exhorta-t-elle en me tirant contre elle, hors d’atteinte de mon père.

 

Ce dernier ne bougea pas d’un pouce, se contentant de me jeter un regard plein de reproches. Car il savait que c’était très efficace contre moi, il savait que je n’avais pas de point de repère autre que ceux qu’il m’avait donnés, ou si peu. Tellement peu.

— Emily ! tonna-t-il. Je te préviens, tu n’as pas intérêt à me mettre en colère !

 

Je sentis mes genoux trembler à ces mots. S’il disait cela, j’avais grand intérêt à lui obéir, je le savais, c’était ancré en moi. J’étais conditionnée, comme un chien craignant la simple vue d’un journal roulé et brandi par un humain.

Je tentais de prendre une grande inspiration, en vain. Cependant, je sentis l’odeur corporelle d’Améthyste, la sueur de son vieux sweat-shirt rarement lavé, l’odeur particulière de ses cheveux. Sa main était petite et froide, mais sa prise était ferme. Je m’agrippais alors à son épaule, comme pour m’y appuyer, et ne regardais mon père que de profil, n’osant pas lui faire face.

— Je veux rester ici… finir mes études, articulais-je, non sans difficulté.

— Arrête ce caprice Emily, et ne te colle pas ainsi à une pauvre fille malade, une Lindermark ne doit pas inspirer de pitié !

Poussée par un courage nouveau, me remémorant mes souvenirs ici des trois derniers jours, je décidais de jouer une carte que je n’exploitais jamais d’ordinaire. Mon père ne me connaissait que trop bien, je devais donc utiliser le peu que j’avais appris ici pour essayer de lui répondre.

— Vous avez tort, père… de mépriser ces gens.

— Voilà que tu te laisses aller au sentimentalisme ! Tu as besoin de plus de discipline.

— C’est vous qui n’avez aucun sentiment ! Ce n’est pas un caprice… je suis une adulte désormais, j’ai mon propre jugement, et je juge que j’en apprendrais davantage en restant ici qu’à étudier à Londres comment vous succéder. Je ne veux pas devenir comme vous ! Vous n’avez pas vu ce que j’ai pu voir ici en trois jours… concluais-je, utilisant les souvenirs marquants de mon séjour ici pour stimuler mon courage et déjouer la capacité de mon père à me décrypter.

— Quel discours indigne d’une Lindermark ! fit-il avec mépris. Voilà que tu appelles « jugement d’adulte » tes enfantillages !

— Je suis peut-être une Lindermark, commençais-je en me redressant de toute ma hauteur, non sans m’accrocher à ma collègue. Mais je suis avant tout une Lili ! Et comme chacun sait, les Lili sont des personnes exceptionnelles ! déclarais-je, de manière assez incohérente, me calant sur ce que m’avait dit Shôgi.

— Très bien, tu reviendras me voir en demandant pardon, lorsque tu auras fini de jouer les petites plébéiennes, répondit froidement mon père.

Ce ton, que je ne lui connaissais presque pas, ne faisait que m’inquiéter davantage. Le contact d’Améthyste m’aidait à garder prise avec la réalité, à calmer la partition que déchiffrait mon esprit pour se détourner de son angoisse. Je ne savais pas quoi répondre, j’avais prévu de m’éloigner de mon père un moment, pas de finir déshéritée jusqu’à nouvel ordre. Je ne pouvais que constater les limites de ma petite rébellion. Si je cédais, j’admettais que j’avais tort, si je ne cédais pas, il me considérerait comme une traîtresse, indigne de tout ce qu’il avait fait pour moi jusqu’à présent…

— J’ai vu des connards de patrons mieux traiter leurs employés sous-payés que c’que tu traites ta fille, commenta Améthyste, semblant plus dégoûtée qu’en colère désormais. Peu importe c’que tu baves, ça sera jamais rien d’autre que d’la merde ! jugea-t-elle. T’es son père, enfoiré ! C’est ton taf de veiller sur elle ! Viens pas chialer si elle fait pas c’que tu veux !

Mon père ne répondit rien, décidant jusqu’au bout de ne pas lui adresser directement la parole, lui offrant une quantité de mépris absolument détestable. Alors, il nous tourna le dos, sortant son téléphone de la poche de sa veste en soupirant.

— Puisque tu comptes jouer à la plébéienne, tu joueras selon les règles, expliqua-t-il simplement. Je vais bloquer tous tes comptes.

Il mettait à l’épreuve ma détermination, en faisant cela, il prouvait qu’il connaissait mes craintes d’être abandonnée par lui. Et si je cédais, comme je l’aurais sans doute fait en temps normal, il aurait prouvé que tout cela n’avait été qu’un caprice. Au fond de moi, je devais bien admettre que l’idée de laisser tomber, pour éventuellement essayer une autre approche, ou même faire semblant de le suivre pour tenter de m’échapper à nouveau, plus tard, me séduisait. Mais derrière ces justifications stratégiques, il n’y avait que la peur et la cupidité comme seules motivations.

C’est alors que je décidais, afin d’être certaine de ne pas être tentée de revenir en arrière, de sceller mon sort. Pour une fois, c’est moi qui le déciderais.

— That is not a childish vagary, father ! criai-je alors dans sa direction, ce qui le fit s’immobiliser. What you said about my friend... This means war ! m’écriais-je du ton le plus agressif qu’il m’était possible de produire.

Il se tourna ensuite légèrement dans ma direction, son regard perçant et sévère se posant sur moi sans que je vacille. Sa haute et large silhouette découpée par la lumière du lampadaire projetant son ombre sur moi, sans que je tremble. Je fixais son expression menaçante de mes deux yeux désormais, et je lui faisais face, sans détourner le regard.

Je répétais alors une dernière fois, en français :

— Ce que vous avez dit sur mon amie… c’est une déclaration de guerre !

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