19. Elijah Lockwood

La nuit fut terrible. Il avait fait une nouvelle fois ce cauchemar déroutant où quelqu’un pénétrait dans sa chambre et partait après s’être penché au-dessus de lui. Elijah n’aimait pas faire ce mauvais rêve qui le mettait mal à l’aise et le lendemain, il se sentait toujours fatigué.

Cette fois, il y avait vu Éirinn, toute rachitique et exsangue, accroupie sur le rebord de sa fenêtre. Ses cheveux pendaient de part et d’autre de son visage comme des fils de cuivre. Ce fut la première fois qu’il identifiait le visage de cette personne étrange. Seulement, était-ce elle aussi dans les autres cauchemars ?

Elle s’était approchée de lui doucement en murmurant son prénom. Elle ne chuchotait pas par précaution de ne pas le réveiller brusquement, elle le faisait parce qu’elle était faible. Elle se déplaçait difficilement, elle se traînait jusqu’au lit où elle se laissait tomber mollement avant de se hisser jusqu’à lui en s’agrippant aux draps.

La présence d’Éirinn le rassurait mais elle avait également quelque chose de terrifiant. Il avait l’impression qu’elle ne lui voulait rien de bien.

Il ne pouvait pas sentir à proprement parlé mais à son réveil, il fut persuadé que sa chambre avait été remplie d’une odeur nauséabonde, comme si quelque chose avait pourri derrière un meuble.

Éirinn était penchée au-dessus de lui, elle lui caressait les cheveux doucement en chuchotant. Elle était nue derrière ses rideaux de cheveux.

Il ouvrit les paupières. Le dernier souvenir qu’il eut de ce cauchemar fut Éirinn se lovant dans son cou et une force invisible qui l’empêchait de s’en dégager.

Le rêve n’était pas vraiment effrayant en soi, c’était plutôt l’ambiance qui laissait un arrière-goût désagréable. Il s’était senti mal à l’aise et patraque au réveil.

Il s’extirpa de ce mauvais rêve au milieu de la nuit. L’air encore mordant vint lui caresser la joue. Il était persuadé d’avoir fermé la fenêtre avant de se coucher.

Il se dirigea vers la salle de bains. De l’eau fraîche sur le visage lui ferait du bien. Il s’épongea ensuite avec une serviette. Son cou le démangea. En grattant, il sentit deux petites boursoufflures. Il soupira. Les moustiques étaient déjà là…

Il se rendit ensuite à la cuisine pour se servir un verre d’eau. Sa bouche était incroyablement sèche et pâteuse, comme s’il n’avait rien bu de la journée. Il choisit un chope : il voulait un maximum d’eau. Il le remplit à ras bord et se désaltéra à coup de grandes gorgées. Il se délecta du liquide froid qui glissait dans son ventre, les yeux fixés sur son plan de travail.

Avait-il rêvé ou était-ce la réalité ? La chambre se trouvait au premier étage, comment aurait-elle pu atteindre la fenêtre ? À moins d’avoir d’excellentes notions d’escalade, il ne voyait pas comment.

Il retourna se coucher sans grande envie. Il redoutait de refaire le même rêve.

Le lendemain, Shiloh et Daniel le taquinèrent un peu lorsqu’il raconta son cauchemar.

— T’es sûr que c’est vers le cou qu’elle se penchait ? railla Shiloh en donnant un coup de coude complice à son meilleur ami.

— Mais oui, rétorqua Elijah en râlant. T’es lourd avec tes blagues de cul.

— Oh mais ça va, je te charrie !

Elijah ne parvenait pas à relativiser. Dans le rêve, il n’y avait eu aucune ambiguïté et l’ambiance ne prêtait à rien d’érotique.

— Si vous trouvez quelque chose de sexy dans un corps squelettique et qui pue le mort, allez vous faire soigner, répliqua-t-il.

Il s’apprêtait à partir lorsque Daniel le retint par le bras.

— C’est bon, excuse-nous. On est allé un peu loin.

— Oui, confirma Elijah.

Julius ne prit la parole que pour faire remarquer que le jeune homme s’était gratté une paire de fois depuis le début de leur conversation.

— Je me suis fait piquer par un moustique cette nuit, expliqua Elijah en portant une main à son cou. Ils arrivent tôt cette année, on dirait.

Julius sourit et Elijah se sentit soudainement mal à l’aise. Le premier tira ensuite une tête d’enterrement avant de partir comme un voleur. Il était vraiment bizarre, ce type…

 

 

Cela lui prit plusieurs jours avant de décider d’aller voir Éirinn. Il n’avait ni refait cet étrange rêve depuis la dernière fois ni revu Éirinn depuis. Il l’évitait à vrai dire, trop gêné de ce qu’il s’était passé dans sa tête cette nuit-là. Il y avait également une pointe de dégoût à l’idée de cette fille sale émaciée à l’allure frêle. Était-il peut-être intimidé, aussi. La présence de la jeune femme était si écrasante, dans la réalité comme dans l’imaginaire.

Aussi bête que cela pouvait paraître, il avait ressenti le besoin de se confier à Éirinn et de lui raconter son rêve. Elle allait très certainement se sentir gênée elle aussi et le prendre pour un fou mais il fallait qu’il lui dise.

Ce soir-là donc, il se rendit seul au Sangtuaire. Il n’avait prévenu personne. Après tout, ça ne regarde que lui, cette histoire. Il n’était pas obligé de faire un compte rendu pour ses moindres faits et gestes, non plus.

Shiloh ne se gênait pas, d’ailleurs.

Il gratifia le videur musclé d’un sourire (qu’il ne rendait jamais) et poussa la porte qui était toujours aussi poisseuse qu’au premier jour.

Peu importe le nombre de fois qu’il avait passé la porte, cela lui faisait le même effet à chaque fois ; il avait l’impression de se faire aspirer, entrer au Sangtuaire lui procurait la même sensation qu’une descente à pic sur un grand-huit.

Le cœur affolé et les mains moites, il s’avança vers le centre du bâtiment à la recherche de la jeune femme. Aucune chevelure cuivrée en vue. Pourtant, il l’entendait lui dire qu’elle était là, mais il ne la voyait nulle part. Une partie de lui voulait rentrer, déçue de s’être déplacée pour rien ; et l’autre partie souhaitait rester, ayant l’intuition qu’elle trouverait ce qu’elle cherche.

Elijah finit par laisser tomber. Il tourna les talons et fut stoppé par Éirinn qui se tenait derrière lui. Malgré sa petite taille, elle lui barrait la route comme une grande.

— Je suis là, déclara-t-elle.

— Qui te dit que je te cherchais ? répliqua-t-il sur la défensive.

— Pour qui d’autre viendrais-tu ? répondit-elle avec un sourire narquois.

Elle lui fit signe de la suivre. Il l’observa s’éloigner un court instant. La jeune femme lui parut étrangère tout à coup ; elle n’avait rien à voir avec la dame du rêve. Il lui emboîta ensuite le pas, peu certain que cela fusse une bonne idée. Ensemble, ils prirent la direction des toilettes. Le cœur d’Elijah s’emballa un peu plus à la pensée de ce qu’Éirinn pourrait lui faire.

— Bah qu’est-ce que tu fais ? s’étonna-t-elle.

Elijah sortit de sa torpeur et se rendit compte qu’il était devant la porte des toilettes alors que la jeune femme s’était arrêtée avant lui. Il s’empressa de la rejoindre.

— On sera mieux dans mon bureau, dit-elle en poussant une porte en bois. Il y a trop de bruit dans la salle.

Le jeune homme découvrit une pièce à la décoration diamétralement opposée à celle du bar. À l’instar de la salle, entièrement de cuir et de bois, le bureau était d’une sobriété déconcertante. Éclairé par un néon qui clignotait de temps à autre, il donnait l’impression d’être dans une salle d’archives peu ragoûtante. Les murs, couleur béton, ne présentaient aucun revêtement. Le sol était en béton également. Il n’y avait rien d’excentrique dans cette pièce, elle n’était remplie que d’un bureau en métal, accompagné d’une chaise de jardin en plastique faisant office de siège de bureau, et de quelques colonnes elles aussi en métal pour ranger les dossiers. Elijah se trouvait dans une espèce de bunker.

Il observa son amie poser une fesse au coin du bureau en métal. Cette étrange sensation d’inconnu était toujours là. Malgré toutes les fois où il l’avait vue, ce soir-là, il ne la connaissait pas.

Il focalisa son attention sur la main d’Éirinn qu’elle avait porté à son visage. Il suivit du regard la fine ligne tatouée sur le menton, releva les yeux vers le nez, fit un détour sur les pommettes rosées et finit par croiser ce regard bleu glacial. Il remarqua également les lèvres et les cuticules bien rosées.

Qui était donc cette demoiselle qui se tenait devant lui ? Elle adoptait une attitude bien différente de l’Éirinn qu’il côtoyait.

Il fut mal à l’aise face à cette femme de pouvoir ; son regard étai trop perçant. Il avait l’impression d’être nu comme un ver.

— Je t’écoute, articula-t-elle.

Il se raidit. La voix habituellement fluette de la jeune femme était grave et fracassante. Il n’osa pas ouvrir la bouche immédiatement, de peur de se faire hacher menu. Elle n’avait pas l’air de très bonne humeur, cela ne disait rien qui vaille.

Elle leva les sourcils pour l’inciter à parler, et vite.

— Je, euh… j’ai… j’ai rêvé de toi l’autre nuit et euh… c’était assez bizarre.

— C’est-à-dire ? demanda-t-elle, visiblement irritée par les gesticulations du jeune homme.

Il essaya tant bien que mal de masquer sa gêne et de se calmer.

— Eh bien, tu étais toute maigre, commença-t-il, tu avais les cheveux mouillés, ou sales, je sais pas trop. Tu sentais mauvais aussi.

Éirinn eut un mouvement de recul, offusquée. Elle croisa les bras. Elijah se confondit en excuses.

— En… en vrai, tu… tu sens bon, hein, bafouilla-t-il. Mais dans le rêve, euh… Enfin bref. T’es venue près de moi sur mon lit et tu t’es mise contre moi. Il se passait rien de spécial mais j’étais pas à l’aise et, je sais pas si ton apparence y était pour quelque chose, mais tu étais effrayante. Je voulais bouger ou ne serait-ce que te parler mais j’en étais incapable. Voilà.

À ce moment-là, on eut pu entendre une mouche voler. Intérieurement, Elijah suppliait Éirinn de lui répondre.

— Et ?

Elijah tomba des nues, ce n’était pas vraiment ce qu’il attendait.

— Pourquoi tu me racontes ça ?

Elle venait de donner le dernier coup de marteau sur le clou qu’elle avait enfoncé dans son cœur. Pourquoi tant d’agressivité ? Elle qui s’était toujours montrée aimable.

— Je… je ne sais pas, admit-il. En fait, j’ai hésité avant de venir t’en parler. Je reconnais que j’aurais pu m’abstenir, tu ne dois pas vraiment t’en soucier mais je ressentais le besoin de te le raconter. Ça m’a paru si réel.

Sa voix vrilla lorsqu’il prononça le dernier mot.

Éirinn soupira.

— Je ne vois pas en quoi je peux t’aider, à part te dire de ne pas te focaliser dessus, c’est juste un rêve.

Elle le frôla pour ouvrir la porte derrière lui. Il sentit une légère pression dans le dos. Elle le poussait vers la sortie.

— J’ai plein de paperasse à faire, prétexta-t-elle en fermant la porte.

Elijah demeura interdit face à la porte qui se trouvait à quelques centimètres de son visage. Elle n’avait même pas pris la peine de s’excuser ou de lui faire gentiment comprendre qu’il la dérangeait.

Il repartit chez lui, penaud. Il venait de se ridiculiser devant Éirinn, plus jamais il ne se montrerait.

Pendant un court instant, il se crut libéré d’un poids, mais la réalité le rattrapa plus vite qu’il ne l’eut cru.

 

 

Un vacarme l’extirpa de son sommeil. À moitié endormi, il ne put deviner si le bruit était réel ou dans un rêve. Il était sur le point de se rendormir mais un courant d’air l’obligea à ouvrir les yeux. Il laissa échapper un cri de stupeur en découvrant que sa fenêtre avait explosé ; du verre jonchait le sol et ses draps. Il se demandait ce qui avait bien pu briser la vitre lorsqu’il vit une tête apparaître au pied de son lit. Éirinn se redressait avec peine.

— Éirinn ? s’écria-t-il, toujours dans son lit plein de verre. Mais… qu’est-ce que tu fais là ?

Son regard glissa de la jeune femme vers la fenêtre, et vice-versa.

— Je crois que je viens d’échapper de justesse au tueur, répondit-elle un peu sonnée. Sans le savoir, tu m’as sauvé la vie.

— En traversant littéralement ma fenêtre ?

— Je suis désolée, s’excusa-t-elle. Je m’occupe des réparations, c’est la moindre des choses.

Il opina du chef.

— En tout cas, on peut dire que tu as fait une entrée fracassante, fit-il remarquer après un court silence.

Il réussit à arracher un petit sourire à la jeune femme. Il l’observa du coin de l’œil. Contrairement aux rêves, Éirinn était habillée. Bon, ses vêtements étaient déchirés mais elle restait tout de même plus ou moins couverte. Cependant, tout le reste était pareil : teint blafard, maigreur à en faire pâlir plus d’un, cheveux sales et puis, cette légère odeur putride qui flottait dans l’air. La peau dénudée attira son attention ; elle ne semblait pas avoir été blessée par les éclats de verre. Pourtant, il y avait bel et bien des traces de sang sur les rares parcelles de peau qu’il apercevait.

Après avoir enfilé un pantalon de jogging et des pantoufles, il se dirigea vers elle pour l’aider à se relever.

— Ça va aller ? lui demanda-t-il en tendant la main.

— Oui, je crois, répondit-elle.

Dépassé par la situation, Elijah soupira.

— Tu peux emprunter ma salle de bains et je veux bien te prêter un pyjama mais j’ai rien à ta taille.

— Ah, souffla-t-elle. Je n’avais pas l’intention de rester.

Il démarra au quart de tour.

— Tu détruis ma maison et il faudrait que j’accepte que tu partes comme une voleuse ? Tu serais pas en train de te foutre de moi, par hasard ?

Éirinn fut muette pendant quelques secondes. Personne ne lui avait parlé sur ce ton depuis des lustres.

— D’accord, capitula-t-elle. Tu as raison. Je vais rester, mais demain matin je m’en vais.

— Bien.

— Laisse moi t’aider à nettoyer.

— Non, je vais me débrouiller. Va te débarbouiller.

Il lui tendit un pyjama et l’accompagna jusqu’à la salle de bains. Il revint ensuite dans sa chambre et contempla l’état déplorable dans lequel elle se trouvait tandis qu’il entendait couler l’eau de la douche.

Il fit un tas de verre au milieu de la pièce et mit tout dans un sac poubelle à l’aide d’une pelle et d’une balayette. Il discerna les pas feutrés d’Éirinn derrière lui. Il se retourna.

Toute la colère qu’il ressentait envers elle disparut sur le champs. Elle était si mignonne dans cet ensemble de pyjama deux fois trop grand pour elle. Elle était obligée de tenir le pantalon pour ne pas qu’il tombe, les jambes traînaient par terre et on ne voyait même pas les mains tellement les manches étaient trop longues. Il eut l’impression de voir une petite fille qui avait emprunté un pyjama à son père.

— Je suis vraiment désolée pour tout ça, murmura-t-elle.

Sa voix se fit plus basse encore, Elijah eut du mal à comprendre ce qu’elle disait.

— Pour tout te dire, je me sens bête. Tu es si gentil avec moi, sans rien demander et moi, la seule chose que j’ai à t’offrir en retour, c’est de l’hostilité. Je me suis mal comportée avec toi tout à l’heure, quand tu es venu au bar, je viens de casser ta fenêtre et en plus de ça, comme tu l’as dit, j’allais partir comme une voleuse.

— Mh… je te remercie de le reconnaître. J’ai une chambre en face de la mienne, c’est la porte à côté de la salle de bains.

Il l’y emmena et prépara rapidement le clic-clac.

— Désolé, c’est assez sommaire mais comme je suis tout seul, cette pièce ne me sert à rien. À part à dépanner Shiloh quand il vient ici et qu’il boit trop pour rentrer. Même s’il habite à deux pâtés, quand il vient boire un coup chez moi il n’est même pas en mesure de se tenir debout.

— Ne t’inquiète pas, je pourrais dormir par terre que ça serait tout aussi bien.

Elle lui décrocha un sourire sincère.

 

Comme elle l’avait dit, au petit matin, Éirinn avait quitté la maison.

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