Pendant un instant, elle le chercha des yeux sur le pont. Croyant, priant, avoir été victime d’une hallucination. Mais elle savait pertinemment que c’était bien réel. Quelque chose se fissura en elle.
Elle cria, voulut défaire son harnais pour aller le chercher, aller le rejoindre…
— Katy, qu’est-ce que tu fais ?!
Mais elle ne l’écoutait pas. Les mains agitées de soubresauts, elle se décrocha.
— Non, arrête ! Ne fais pas ça !
Les sanglots secouaient son corps, elle se leva et tenta de sortir du canot mais plusieurs soldats l’en empêchèrent.
— Non ! Laissez-moi ! Lâchez-moi ! LÂCHEZ-MOI !
Elle se débattait si violemment qu’un officier musculeux dut lui administrer un grand coup sur la tête. Sentant ses os vibrer sous l’impact, elle s’effondra avec une seule pensée à l’esprit, un seul mot.
Non, non, non, non, non, non, non.
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Lorsque Katy se réveilla, elle fut frappée par la pénombre du lieu. Elle réalisa qu’elle se trouvait dans le canot double, enfermée avec les autres rescapés. La frêle embarcation roulait et se retournait sans cesse. Très vite, elle eut des vertiges et des nausées.
Théodorus posa une main sur son épaule. Elle lui jeta à peine un regard.
Elle s’affaissa. Elle n’était pas une machine, malgré toutes efforts. Elle ne le serait jamais. Elle était vouée à perdre ses proches encore et encore. À quoi bon continuer, dans ce cas ?
Un sentiment bien connu l’envahit.
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Katy avait attendu que le dortoir des Muets soit vide. La veille, elle avait tressé des fils de laine récupérés dans la chambre de Lidia pour en faire une corde qu’elle espérait solide. Elle la noua à hauteur de sa couchette, au troisième étage d’un lit superposé. Elle fit un nœud et le passa autour de son cou.
Son esprit était plein de vide, pourtant il bouillait de pensées. Elle allait s’échapper, échapper à cette vie misérable. Retrouver les siens. Elle allait aussi abandonner.
Elle fixa le parquet délavé, perché depuis son lit. Elle s’accrochait à l’échelle.
Puis elle sauta.
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Les canots étaient chahutés dans tous les sens. On avait la tête en bas, puis l’instant suivant à l’endroit, puis penché sur le côté, et ainsi de suite, à intervalles irréguliers. Celui qui était chargé d’aérer avait fort à faire pour maintenir le rythme et ne pas déverser de l’eau dans le refuge flottant. Les vagues frappaient la coque avec force, faisant vibrer l’ensemble, le grondement perpétuel de la houle était assourdissant pour les passagers.
Les heures s’écoulèrent ainsi, dans la tourmente, les nausées et maux de tête, les regards résignés, le bruit, la peur… la liste était tellement longue. Aussi longue que le trajet. Ils n’avaient aucun moyen de se diriger, de se repérer. Ils étaient livrés, impuissants, à la fureur de la nature, dans l’attente d’une délivrance incertaine.
Enfin, ils commencèrent à sentir un changement. Les vagues étaient moins puissantes, le bruit moins assourdissant, ils se retournaient moins souvent. La tempête se calmait. Un semblant d’espoir réanima un peu l’atmosphère. Finalement, la tempête perdit sa force et la hauteur de la houle redevenait acceptable.
Alors que la jeune fille s’était assoupie, un craquement de fin de monde et une grosse secousse la réveillèrent. La plupart des rescapés somnolaient aussi et le canot retentit de cris lorsque la coque, côté immergé, se déchira. Avant que quiconque ne puisse intervenir, un torrent d’eau salée se déversa dans l’embarcation. Un soldats au visage bandé hurla quand il se fit percuter violemment par un rocher, sans doute celui qui avait éventré leur radeau.
Katy eut à peine le temps d’aligner deux pensées. En une minute, le canot double était plein d’eau, les naufragés, paniqués, cherchaient une issue. Elle allait décrocher sa ceinture pour s’enfuir quand soudain, une pensée lui traversa l’esprit.
Elle s’immobilisa.
Elle détendit ses muscles et laissa l’eau la submerger, elle ferma les yeux. Mourir, mourir calmement, s’intima-t-elle, ce sera bientôt fini.
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L’air manquait. La douleur était cuisante. C’était long, beaucoup trop long. Katy pensa à cette vie dans laquelle elle s’embourbait, à celle qu’elle avait perdue. À son corps qui se convulsait. Elle reprit pied sur le deuxième étage du lit.
Elle abandonna l’abandon.
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L’air manquait, son corps se révolta. Elle tenta de se retenir, mais l’instinct de survie était plus fort. Ses poumons étaient en feu, elle ouvrit les yeux, suffocante. Ses mains s’agitèrent à la recherche de son harnais. Le canot coulait et ses oreilles sifflaient.
Soudain, elle sentit qu’on la décrochait. Dans le tourbillon de bulles et de bleu, elle vit le visage indistinct de Théodorus. Il l’aida à se sortir de l’épave sombrante de leur embarcation pour la pousser vers la lumière.
Sa poitrine la brûlait horriblement, sa blessure protestait contre l’eau de mer, ses oreilles étaient écrasées par la pression et ses yeux la piquaient. Néanmoins, lorsqu’elle émergea à la surface et aspira une goulée d’air, elle sentit un étrange soulagement l’envahir.
La première chose qu’elle vit fut une brume épaisse, légèrement bleutée qui empêchait de voir à trois pas.
— Viens, Katy ! Rejoignons la côte ! cria Théodorus.
La côte, oui. Ils étaient près de la côte. C’était la seule façon d’expliquer le rocher qui les avait heurtés. Mais impossible, au milieu des vagues et du brouillard, de repérer la terre. Elle sentait ses forces s’épuiser vite, et sa blessure l’élançait. C’était la même chose pour le savant qui nageait à ses côtés.
— Là ! indiqua-t-il subitement.
En effet, surplombant les eaux sombres, se dressait un pic de pierre qui s’élevait un mètre au-dessus de la surface. Ne trouvant rien d’autre, ils se dirigèrent vers lui, puis en aperçurent deux autres, plus grands encore, non loin du premier.
— La côte est sûrement par là ! avança-t-elle.
Son compagnon acquiesça.
Leur supposition s’avérait juste, il y avait de plus en plus de pics de pierre autour d’eux, indiquant qu’ils se rapprochaient de leur but. En chemin, ils croisèrent le cadavre flottant d’un des naufragés, celui qui avait été percuté par le rocher.
Katy le remarqua à peine, toute son attention était concentrée sur une seule pensée : nager vers la terre. Survivre.
Lorsqu’elle sentit le sol sous ses pieds, elle faillit s’évanouir de soulagement, mais continua à nager jusqu’à une plateforme rocheuse. Elle s’écroula sur la terre ferme, imitée par Théodorus. Ils n’étaient pas les seuls à s’être réfugiés sur le rocher, un de leur compatriote rescapé était là aussi, il leur adressa un pâle sourire. Ses cheveux roux rappelèrent cruellement Rupert à la jeune fille qui détourna les yeux.
— Où sommes-nous ? demanda le rouquin.
— Au Royaume Ailé, je dirais, fit le vieux savant.
Le Royaume Ailé était un pays mystérieux et coupé du monde extérieur. S’il entretenait des relations commerciales avec la Cocardie et l’Alycie, tous les marchands faisant la jonction n’avaient pas le droit de quitter le pont de leurs bateaux. Les rares descriptions de cette terre n’allaient donc pas au-delà des côtes. Les marchands décrivaient d’immenses colonnes de pierre baignées dans une brume bleue presque permanente.
— Ça veut dire que nous risquons d’être arrêtés ? s’enquit Katy.
Conformément à un accord signé avec le Royaume Ailé, aucun homme ou femme n’avait le droit de poser un pied sur le sol du royaume, et auquel cas, il ou elle serait immédiatement emprisonné(e) et jugé(e).
— Je… j’espère qu’ils se montreront cléments envers nous, après tout, nous ne sommes pas ici volontairement, avança Théodorus d’une voix mal assurée.
À ce moment retentirent des bruits étrange un sifflement aigu quelques dizaines de mètres plus loin. Des cris d’hommes résonnèrent dans la brume.
— Marc et Connie ! s’exclama le soldat roux.
— Quoi ?!
— Ils étaient avec nous dans le canot ! Je les ai perdus de vue lorsque nous avons coulé.
La jeune fille vit soudain des petites lumières fuser dans le brouillard épais, à une trentaine de mètres de là. Tout de suite après, les cris s’éteignirent. Un bourdonnement que ses mauvaises oreilles et ses prothèses probablement abîmées lui cachaient apparut et s’amplifia.
Ils virent soudain surgir de la brume un oiseau de métal noir aux ailes de toile, puis un second. Leur envergure atteignait quatre fois la longueur d’un homme et leurs phares l’éblouirent un instant. Ils les encerclèrent rapidement et se mirent à tournoyer autour d’eux comme des vautours affamés.
— Restez calme, conseilla Théodorus, ne faites pas de mouvements brusques.
Katy avait reconnu des machines volants. Bien plus élaborées que celle que son vieux mentor avait construite quand ils avaient dû s’enfuir de la ville du Poisson-Chien. Ils étaient montés par des hommes en uniforme noir, au visage peint de traits marrons.
Celui qui semblait être le chef leur aboya des ordres dans une langue qui aurait pu être mélodieuse, si l’homme volant n’avait pas pointé sur eux le canon de ce qui ressemblait fortement à un pistolet.
Théodorus leur fit signe qu’ils ne comprenaient pas. Il essaya de leur parler dans plusieurs langages de sa connaissance, en vain.
Le chef fit un signe bref à ses subordonnés, qui descendirent vers eux et se posèrent sur le rocher. Ils sortirent de leur vêtement des menottes en métal brillant et s’avancèrent vers eux.
— Je crois que nous allons bel et bien finir en prison, fit la jeune fille d’un air sombre.
Elle pensa à s’échapper, mais c’était peine perdue. Quel que soit le plan qu’elle envisageait leurs machines volantes les rattraperaient avec facilité.
D’un air résigné, Théodorus tendit ses mains. Mais le soldat roux qui était avec eux ne se laissa pas faire.
— Non ! Ne m’approchez pas ! Je n’ai rien fait de mal ! Où sont mes camarades que j’ai entendus crier ?! Qu’est-ce que vous en avez fait ?!
Lorsque les hommes en uniforme noir l’attrapèrent, il se débattit violemment. Soudain, une lumière bleue jaillit du pistolet d’un des soldats qui tentait de le retenir. Avec un bref hululement, elle vint frapper le front du rouquin qui s’écroula immédiatement.
Katy contempla avec horreur le trou calciné qu’arborait le crâne de l’ancien Résistant. C’était donc cela qu’elle avait aperçu. Elle comprenait maintenant pourquoi les cris de Marc et Connie s’étaient tus quand elle avait vu les lumières.
Lorsqu’une femme soldat approcha Théodorus, ils échangèrent un regard et le vieux scientifique tendit les mains. Aussitôt la soldate lui mit deux bracelets de métal, orné chacun d’une boule de verre aussi grosse qu’un oeil. Les boules se mirent à briller d’une lumière bleue et les bracelets furent propulsés l’un vers l’autre et se frappèrent en émettant un bruit semblable à celui de boules de billard entrant en collision.
Katy vit les efforts de Théodorus pour séparer ses deux mains, en vain. Les boules semblaient agir comme une sorte d’aimants. De plus en plus méfiante, elle tendit ses bras à la femme qui l’approchait, mais avant que celle-ci ne puisse lui attacher les menottes magnétiques, une machine volante surgit de la brume à toute vitesse. Elle était différente des autres, un homme sans uniforme la conduisait.
La jeune fille n’eut pas le temps de bouger quand le pilote de l’engin l’attrapa au vol et la souleva de terre. Le brouillard épais effaça la vue de Théodorus et des soldats qui remontaient précipitamment sur leur machine. L’étranger surgi de nulle part fit décrire à son véhicule des loopings insensés, évitant de justesse d’énormes pics de roc.
Par réflexe, la blessée agita les bras et les jambes en tous sens. Le pilote l’avait attachée avec une lanière à l’arrière de sa machine, elle était ballotée à la merci des éléments.
Après un temps qui lui parut durer une éternité, l’engin ralentit enfin et se posa, non sans brusquerie. Elle fut détachée et claudiqua maladroitement jusqu’à une paroi de pierre où elle rendit le maigre déjeuner qu’elle avait réussi à avaler plusieurs heures auparavant. Elle réalisa alors qu’elle se trouvait sur une corniche pas plus large qu’un char mécanique, la brume engloutissait les alentours, mais elle put se rendre compte que les environs étaient faits de pics de roche pareils à celui où ils se trouvaient.
Katy sursauta quand elle sentit une main se poser sur son épaule. C’était son mystérieux kidnappeur. Il portait des vêtements larges et chauds, faits pour les voyages, et une écharpe bleue cachait la moitié basse de son visage. La moitié haute était camouflée par une crinière hérissée de cheveux noir-corbeau et des lunettes d’aviateur.
Quand il retira son écharpe et ses lunettes, elle fut surprise de constater que c’était un jeune homme à peine plus âgé qu’elle. Comme les soldats, il avait le visage peint. Mais, au lieu des traits marrons et des triangles jaunes qu’elle avait vus sur la face des hommes en uniforme, il arborait deux épais traits bleus sur chaque joue.
Ses yeux, d’une couleur indigo, la scrutèrent avec insistance.
— Bonjour, articula-t-il dans un alycien hésitant, je m’appelle Rhyn.
La jeune fille n’eut pas le temps de répondre qu’un oiseau sortit de la brume pour venir se poser sur l’épaule du pilote. C’était un magnifique harfang des neiges aux yeux de la même couleur que ceux du garçon. Ce qui était improbable, car les harfangs avaient les yeux jaunes ou oranges en temps normal. L’animal fixait la blessée d’une façon encore plus insistante que son maître.
— Elle s’appelle Tempête de Neige, énonça avec difficulté Rhyn, elle te dit bonjour.